Ce texte figure dans le livre « Sacré mont Blanc«
Refuge du goûter, 16 septembre 2002, 20 heures
Devant la porte, je n’ai pas le cœur d’entrer tout de suite. Je pressens que ce que nous allons découvrir là-dedans ne va pas nous faire totalement plaisir, alors je préfère profiter du dehors jusqu’à la dernière seconde. Pendant que l’équipe part en reconnaissance à l’intérieur, j’entame à petits pas l’exploration des extérieurs. J’ai besoin d’apprivoiser les lieux.
Le refuge du Goûter, situé sur la rupture de pente qui sépare le sommet du précipice, marque la transition entre deux mondes. L’épaisse couverture neigeuse de l’arête vient s’appuyer sur l’arrière du bâtiment, comme pour le pousser dans le vide, tandis que la façade avant, bien dégagée, surplombe un versant rocheux vertigineux. Une terrasse de bois, magnifique belvédère, ceinture une partie du bâtiment. Paisiblement accoudés à la rambarde, quelques amateurs de tranquillité profitent comme moi de la vue sur l’aiguille de Bionnassay et les massifs préalpins de l’ouest. Tout de même, il est impressionnant, ce refuge… et vraiment bien placé : d’ici il ne reste plus que mille mètres pour atteindre le sommet.
Calé dans un recoin de la terrasse, je rêvasse quelques instants. Mon regard est attiré par de curieuses flaques éclaboussant la roche, juste sous la rambarde. Intrigué, je m’approche. Une odeur caractéristique de vomi m’aide à comprendre : ce sont des pâtes, à des états de digestion plus ou moins avancés. Certaines flaques semblent déjà anciennes, d’autres, baignant encore dans un jus tiède, semblent dater d’il y a quelques minutes à peine car elles fument encore. Une analyse plus approfondie me permet d’observer que le modèle « coquillettes » est le plus prisé des alpinistes, ce que je comprends aisément : ce sont les plus faciles à transporter et à cuisiner. Voilà au moins un aspect sur lequel nous sommes d’accord.
Cette vision me serre le cœur. Les auteurs inspirés de ces œuvres d’art se sont sans doute mis en route dans l’enthousiasme de la grande aventure. Au bout du compte, pour beaucoup d’entre eux, il y aura essentiellement de la souffrance et peu de compensations. Personne ne leur a donc expliqué qu’une telle ascension se prépare, sous peine de se transformer en une expérience très désagréable ? Pris par la tristesse et la colère, j’accuse sans discernement ceux qui les ont entraînés dans l’aventure. Les guides, les amis, que sais-je ? Je leur en veux. Ce n’est pas ça, la montagne !
Du calme, Marc, du calme ! Vingt-cinq ans après, je crois que je revis ma première ascension, pleine de souffrance. Pourtant, je sais bien, au fond de moi, que si à cette époque un compagnon responsable avait tenté de me mettre en garde, je lui aurais ri au nez ! Inversement, il m’est arrivé à moi aussi de bâcler l’acclimatation de mes compagnons de cordée, comme lors de cette tentative avec mes parents. J’avais tant à cœur de leur faire partager ma passion de ce Massif que je les avais moi-même fait prématurément monter dormir ici. Ma mère avait été malade pendant la nuit et nous étions redescendus au petit matin. Non, décidément, il n’est pas toujours facile de faire les meilleurs choix !
L’équipe revient de sa reconnaissance. Le refuge est plein à craquer, il va falloir dormir par terre dans la salle à manger. Bien sûr. Suis-je bête ! On se pointe à 8 heures du soir, sans prévenir, dans le refuge le plus fréquenté du monde, et on voudrait être reçus en suite grand luxe. Bon sang, je commence à regretter qu’on ne se soit pas arrêtés plus haut pour se faire un dernier camp bien peinard. Quand nous sommes passés au dôme du Goûter, tout à l’heure, j’ai vaguement hésité à quitter la trace et obliquer en direction du nord pour suivre une arête peu marquée qui descend vers un replat isolé, la pointe Bravais, parfait pour s’installer. Nous aurions passé là une soirée magnifique à contempler les étoiles et les lumières de Chamonix scintiller dans la nuit glaciale. Au petit matin, nous aurions poursuivi la descente de l’arête. Cet itinéraire secret nous aurait menés à la Jonction, de laquelle nous serions retournés tout en douceur vers la civilisation.
Ce qui est fait est fait. Considérons l’épreuve à venir comme une expérience sociologique, voire une étude ethnologique, et tout se passera bien.
Dans la pièce principale du refuge, il règne un désordre indescriptible. Autour de quelques tables des grappes de gens terminent tant bien que mal de manger en jouant des coudes pour manipuler leurs cuillères, tandis que le reste de l’espace ressemble à une véritable fourmilière. Une foule dense et fébrile se prépare à passer la nuit, déroulant un duvet sous une table, farfouillant dans un sac à dos, gonflant un matelas, rassemblant les vivres pour le petit déjeuner, se massant les doigts de pied…
Tout ce monde s’agitant dans un espace réduit, ces opérations sont ponctuées de force coups de coude dans le dos du voisin et de doigts dans l’oeil de l’autre, suivis ou non d’excuses, puis de protestations véhémentes auxquelles répondent d’autres protestations d’une parfaite mauvaise foi. A intervalles réguliers, une gamelle pleine d’eau se renverse, ou bien une étagère de nourriture s’écroule au sol, attirant momentanément l’attention, puis le brouhaha reprend de plus belle.
Ca et là, des négociations sur l’appropriation de l’espace sont en cours, chacune dans son style, du plus raffiné (« Madame, souhaiteriez-vous que je me décalâsse légèrement vers la gauche afin que vous disposâssiez d’un espace plus confortable pour dormir ? », rare) au plus grossier (« Dis-donc, gros lard, tu vas les pousser de mon nez, tes chaussettes qui puent ? », plus fréquent).
Quelques personnes commencent à avoir le teint qui jaunit. Elles ont dû avaler trop vite leurs coquillettes.
Immobiles sur le pas de la porte, nous observons la scène en nous posant deux questions existentielles : comment allons-nous trouver une place dans ce bazar, et quel rapport y a-t-il entre cet endroit et les journées que nous venons de vivre ?