Sortir la tête
Naître n'est jamais facile. J'en sais quelque chose : je suis
moi-même né un jour. En Cévennes, cet événement prend pourtant une
dimension particulière, surtout si on considère le point de vue des
parents. Suivons le cas d'un jeune couple cévenol innocent. Apprenant
qu'ils sont enceints, ils commencent par par rêver pendant quelque jours
: du bonheur à venir, de la famille qui va se construire. Puis émergent
des questions plus pratiques, comme par exemple "Voyons, où allons-nous
faire naître ce bébé ?". Alors, après un rapide tour d'horizon des
possibilités, surprise : aucune maternité à moins d'une heure et demi de
route. Diable, pas simple ça ! Cela fait beaucoup d'allers-retours en
perspective sur les turbulentes petites routes cévenoles, pour aller à
la rencontre d'une sage-femme, suivre l'évolution de cette affaire...
Avec un ventre qui ira s'arrondissant, des contractions peut-être sur la
fin... pas bon, ça, pas bon ! Et puis, il y a autre inquiétude : ça ne
sera pas un peu risqué, le jour J, de prendre la route ? Et si on
n'arrive pas à temps ?
Autrefois, diront les nostalgiques, c'était plus simple : on allait
toquer chez la vieille du coin, elle arrivait avec deux serviettes
propres, mettait une bassine d'eau à bouillir sur le fourneau et zou,
c'était géré vite fait bien fait, en famille. En plus la nouvelle maman
pouvait retourner aux champs le lendemain ! Mais quelque part entre les
deux guerres, cette pratique a commencé à décliner pour disparaître
totalement vers les années 70. Ca n'était pas très grave, me direz-vous,
car l'on ne naissait plus guère dans nos contrées. Les parturientes
locales ont pris l'habitude de rejoindre les rares et lointaines
maternités de Mende ou d'Alès, comme partout en France. Personne ne
réfléchissait à procéder autrement. Trop compliqué, trop risqué. Mais depuis
quelques temps, un vent de renouveau souffle sur le nouveau-né en
Cévennes. "Yen a marre d'être assujetti à la ville comme ça", se sont
dit certains jeunes. "Ca se faisait ici autrefois, ça se fait toujours
dans d'autres contrées, nous en sommes capables aussi, alors on va le
faire : on va accoucher chez nous !" Ca n'est pas simple non plus,
qu'est-ce que vous croyez ? Les vieilles voisines ont perdu la pratique,
il faut faire appel à une sage-femme. Au début, lesdites sages femmes
ne voulaient pas monter dans les montagnes cévenoles : trop loin, trop
isolé en cas de problème. Bon an mal an, année après année, des
solutions ont été cherchées, trouvées, mises en place. C'est maintenant
possible. Toujours pas simple, voilà pourquoi la démarche ne s'est pas
encore largement popularisée, mais possible.
D'ici qu'une maternité fasse son apparition au cœur des Cévennes
(j'ai des doutes car l'évolution politique de notre beau pays ne va pas
dans ce sens) ou qu'une horde de sage-femmes alternatives viennent
fonder une guilde professionnelle à Florac, on continuera sans doute
longtemps à se raconter des histoires d'accouchements improbables, mais
habituelles dans ce drôle de pays. En voici deux, arrivées à des amis
dans les années passées.
L et N attendent tranquillement le jour J dans la petite maisonnette
en bois qu'ils se sont construite là-haut sur la crête. Il y a encore le
temps. Sauf que... les choses se précipitent. L'enfant arrive beaucoup
plus vite que prévu. Voiture, piste, petite route, à peine quelques
kilomètres plus loin, il faut se rendre à l'évidence : on ne tiendra pas
jusqu'à Alès. Au village, on s'arrête en urgence devant chez un copain.
Ce sera là ou rien ! On entre en trombe, sans frapper, sous les yeux du
copain ébahi. On s'installe comme on peut, on prend vite fait des infos
sur internet, histoire d'avoir au moins quelques éléments sur la
manière dont il faut procéder. Pas le temps de peaufiner, c'est déjà
fini. Tout bien comme il faut, dans une grande harmonie tranquille.
M et B attendent tranquillement le jour J... (j'abrège, c'est le même
début que l'histoire précédente. Reprenons un peu plus loin) ... à
peine quelques kilomètres plus loin, il faut se rendre à l'évidence : on
ne tiendra pas jusqu'à Mende (attention, vous avez remarqué, les récits
divergent, nous voilà partis vers Mende au lieu d'Alès). M et B
aimeraient bien faire comme L et N, passer devant la maison d'un bon
copain, chercher des infos sur internet histoire d'avoir au moins
quelques éléments sur la manière dont il faut procéder. Sauf que M et B
sont en plein désert, dans une grande côte qui monte vers le causse. Pas
de maison, pas âme qui vive, encore moins de copains, et pour couronner
le tout il pleut à seaux. Entre deux respirations haletantes, B crie à M
qu'Il arrive, là, tout de suite. M arrête la voiture sur le bas côté,
sort sous la pluie, ouvre la porte et accueille le bébé pendant que les
voitures indifférentes passent en trombe devant la scène, aspergeant au
passage voiture, passagers, bébé... Tout s'est parfaitement déroulé,
dans une harmonie tranquille.
Les enfants de L, N, M et B vont bien, ce sont les jeunes cévenols
d'aujourd'hui et de demain, avec, déjà, des histoires de vies
singulières.
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