Le Cros paradis est une « doline », c’est à dire une dépression dans la surface relativement plane de la can de Tardonnenche. Les dolines, nombreuses sur les plateaux calcaires, sont toujours des endroits à part : la terre végétale qui s’y accumule y forme généralement des sols riches qui tranchent avec les alentours arides, permettant de meilleures cultures. Et puis, la dépression indique qu’une érosion souterraine est à l’œuvre en dessous, promettant à la doline un avenir d’aven… De quoi rêver tout à son aise.
La doline de Cros Paradis a bien plus encore à proposer à nos imaginations : le 14 août 1718, en pleine période du désert, à l’appel d’un prédicant protestant monté du midi, une assemblée s’y réunit en secret pour pratiquer le culte. L’endroit est idéal : la profondeur de la doline la dissimule aux regards, et sa situation géographique la rend facilement accessible depuis Florac, Saint Julien d’Arpaon, et de plusieurs autres communes des environs. Les protestants arrivent donc nombreux de toutes les directions et convergent à Cros Paradis, s’y retrouvant à près de 200. Hélas, comme tant d’autres fois en cette période troublée, l’assemblée est dénoncée au subdélégué Jean-Jacques de Campredon, qui alerte à son tour Dubois, capitaine en garnison à Barre. Celui-ci part immédiatement avec 25 hommes en direction de la can de Tardonnenche. Vers minuit, ils arrivent sur les lieux de l’assemblée, qu’ils trouvent en se guidant aux échos des psaumes chantés par le groupe. Heureusement, des guetteurs donnent l’alerte à temps, et la majorité des participants prennent la fuite dans un bois proche. Deux hommes et quatre femmes (dont Anne Boudon, considérée comme une prisonnière de grande importance, et Marguerite Combes) sont fait prisonniers. Les hommes sont envoyés aux galères. Quant aux femmes, elles sont enfermées à la tour de Constance à Aigues-Mortes. Lisez donc « La tour de Constance », d’André Chamson, pour vous imprégner de leur terrible histoire.
Cet événement est resté très fortement inscrit dans les mémoires locales, et l’on en entend souvent parler même si peu connaissent le lieu lui-même. Il faut dire que le nom fait rêver. Cros, comme crosse, quant à paradis… Un nom qui semble prédestiné à accueillir un événement d’une grande importance spirituelle ! La traduction de l’occitan vers le français actuel démystifie légèrement la chose : cros comme « creux », paradis comme paroi, muret de pierre. Cros paradis désigne donc assez modestement un creux entouré d’un mur de pierre…
Au début des années 2000, presque plus personne ne connaissait le cros paradis et son histoire, à tel point que sa localisation exacte restait un peu mystérieuse. Parti à la recherche de cet endroit avec quelques indications collectées ça et là, nous voici Roger et moi errant sur la can de « Tardo » (Tardonnenche), un peu désemparés. Une neige épaisse est tombée la semaine dernière, une pluie diluvienne s’est ensuite abattue dessus, réduisant les 70 magnifiques centimètres de blancheur immaculée à 10 centimètre de bouillie trempée. Il a regelé par dessus, replu, regelé, replu… la surface de la can, d’ordinaire aride, se présente aujourd’hui sous la forme d’un bourbier blanc et marronnasse. Chose rare, chaque dépression, colmatée par la neige et le gel, s’est transformé en mare temporaire… pas pratiques du tout pour trouver le paradis !
Arrivés sur la zone concernée, nous découvrons avec consternation non pas une… mais 3 dolines qui pourraient convenir à la description générale de l’objet de notre recherche. Profondes, rondes… mais aucune ne présente vraiment de paroi de pierre digne de ce nom. Cros paradis est l’une d’entre elles, c’est sûr… mais laquelle ? J’essaie de me mettre dans la peau des organisateurs de l’assemblée : dans lequel de ces creux me sentirais-je le plus en sécurité ? Le cœur grand ouvert, je reste un moment à l’écoute du lieu, espérant qu’il va me livrer son secret. Seul le vent glacé de la can me répond dans une langue que je ne comprends pas.
Nous revenons donc, Roger et moi, avec une belle moisson : 3 paradis. Jouez avec nous, faites votre choix parmi les trois solutions suivantes, votez pour votre Cros Paradis !
Ma préférence personnelle va de loin au paradis n°1… mais je crains qu’il ne s’agisse pas là d’une attitude très scientifique. Objectivement, la n°3 semble mieux protégée des regards…
Quelques semaines plus tard … Hélène, agricultrice, connaît bien la can et ses recoins. Pour elle, pas de doute, Cros Paradis est la doline n°3. Il y avait une stèle, autrefois, pour l’indiquer. Mais la stèle semble avoir disparu car personne ne la trouve. Cette stèle, c’est Roger lui-même qui l’a posée 25 ans plus tôt. Pas guère plus de traces du « mur de pierre », d’ailleurs. Tout aurait-il été labouré dans la masse ? Le mystère résolu continue à planer…
Quelques années plus tard… Dans les années 2020, le parc National a fait apposer un panneau plus moderne au bord de la doline. De quoi être certains !