L’appel du ventre
Bien qu’on ne dispose pas à ce jour de traces tangibles d’un tel phénomène, plusieurs historiens émettent l’hypothèse que la transhumance, aujourd’hui menée par l’homme, n’a pourtant pas été initiée par l’homme, mais par les animaux eux-mêmes. L’homme n’aurait en quelque sorte fait que suivre un mouvement naturel. L’hypothèse n’a rien d’extravagant : en un certain nombre de régions du monde, les caractéristiques locales du climat et la nature des sols engendrent durant la saison estivale une sécheresse suffisante pour rendre rares, voire inexistantes, les deux matières premières fondamentales de l’alimentation des herbivores, à savoir l’eau et -par conséquent- l’herbe. Or, c’est un phénomène bien connu, au sein d’une même aire climatique les précipitations sont presque toujours beaucoup plus abondantes sur les massifs montagneux qu’ailleurs. En été, les zones montagneuses constituent donc des sortes d’oasis pour les régions arides. Il semble raisonnable d’imaginer que depuis longtemps, les herbivores sauvages de ces régions ont recherché, à chaque période de l’année, le meilleur site de nourrissage : la plaine durant l’hiver, car le sol (et donc la végétation) y est moins souvent couvert de neige, l’eau y est moins souvent gelée, et la montagne l’été, car l’herbe y est plus abondante et les rivières plus fournies. Les herbivores sauvages auraient donc pu naturellement prendre le chemin de la montagne au printemps, sans avoir besoin d’être guidés par l’homme. Cette hypothèse passionnante, dès lors qu’on l’explore, génère tout un tas de questions nouvelles : quels animaux ? a quelle époque ? par quels chemins ?
Quels animaux ?
Les ovins ont sans doute été naturellement disposés à la migration saisonnière. Ils ont une mâchoire inférieure conformée de manière à pouvoir tondre l’herbe jusqu’au ras du sol. S’ils restent trop longtemps au même endroit, ils détruisent totalement la couche herbeuse, et doivent se déplacer pour trouver de nouvelles sources d’alimentation. Inversement, en se déplaçant, ils ont la capacité de pouvoir se nourrir même si la couche herbeuse est relativement rase. Ces caractéristiques leurs permettent donc d’effectuer de longs déplacements tout en se nourrissant. Les bovins, au contraire, ont besoin d’une herbe abondante et vigoureuse, et auront beaucoup plus de mal à la trouver en déplacement, d’où une transhumance bovine beaucoup plus rare.
A quelle époque ?
Cette question est plus complexe qu’il n’y paraît, car durant les dernières centaines de milliers d’années, le climat a beaucoup varié, alternant des périodes glaciaires avec des interglaciaires plus chauds. On peut supposer que durant les périodes glaciaires les animaux avaient intérêt à rester toute l’année le plus bas possible en altitude (même dans les régions non couvertes par une glace permanente), la nécessité de monter vers la fraîcheur ne réapparaissant que durant les interglaciaires. Il aurait donc pu y avoir plusieurs cycles d’apparition / disparition de la migrations saisonnière des herbivores en fonction des cycles de glaciations. Si l’on applique cette hypothèse au cas qui nous intéresse, les premières migrations animales ayant donné naissance à la transhumance sous sa forme actuelle auraient pu démarrer progressivement suite à la fin du dernier épisode glaciaire (Würm), donc vers -10.000 ans ou après. A noter qu’à cette époque, les ovins n’existent pas encore dans le sud de la France. ???
Par quels chemins ?
Au vu de la lenteur du réchauffement climatique en fin de glaciation, les choses se sont sans doute faites très progressivement. Il ne faut pas imaginer qu’un jour, un immense troupeau s’est rassemblé au pied des montagnes pour s’ébranler d’un seul mouvement vers les hauteurs, traçant ainsi une voie unique. Sans doute quelques animaux ont-ils commencé à parcourir les versants, remontant chaque années un peu plus haut. La température continuant à monter, l’altitude a dû faire de même. Une fois sur les premières crêtes, les générations suivantes ont pu prendre le relais vers des endroits encore plus élevés, plus éloignés. Décennies après décennies, siècles après siècles, les passages d’abords ponctuels puis répétés ont ouvert et entretenu des sentiers. Les itinéraires menant de la manière la plus efficace vers les lieux recherchés ont bientôt drainé une plus grande quantité d’animaux. Leurs tracés se sont simplifiés, coupant les inutiles virages créés par les recherches divagantes des générations précédentes, coupant parfois d’un sommet à l’autre. Certains tronçons de drailles, comme par exemple au dessus du Pont de Montvert en direction du Mont Lozère, sont stupéfiants de raideurs : les bêtes n’ont pas cherché la pente douce mais l’itinéraire le plus direct, droit la pente. Sous la pression du nombre croissant d’animaux, les tracés se sont également élargis, véritables tranchées dans les montagnes, visibles de très loin, devenant encore plus évidents et attractifs. Quelques itinéraires majeurs se sont ainsi dessinés, rassemblant bientôt de grandes quantités d’animaux qui ont appris à voyager ensemble. En quelques siècles, des dates de départ se sont précisées, des points de rendez-vous se sont définis, des itinéraires ont pris leurs tracés définitifs… De déplacement purement utilitaire, la migration saisonnière est devenue une tradition ancrée dans la mémoire collective des animaux, intégrant leur instinct même. Aujourd’hui encore les observateurs attentifs de la transhumance remarquent que les animaux parcourent sans aucune hésitation l’itinéraire, même s’ils ne le connaissent pas. Un savoir continue de se transmettre, d’une manière qui nous échappe mais nous émerveille.