Histoire croisée d’un homme et d’un terrain de parachutage clandestin. 1944
Prologue, Saint-Laurent-de-Trèves, le 6 mai 2007
Il règne autour de la mairie de Saint-Laurent une agitation inhabituelle : c’est le second tour des élections présidentielle. Ce n’est pas que les votants soient très nombreux, mais comme chaque fois, ce genre d’événement constitue une bonne occasion de se rencontrer. Alors, à la sortie des urnes, on s’attarde, et des petits groupes se sont formés ici et là sur la place. On se donne les nouvelles, on commente le temps qu’il fait… on parle politique aussi, bien sûr.
A l’angle de la place, un attroupement un peu plus important : le petit bar de Saint-Laurent, fermé depuis des années, est exceptionnellement ouvert pour l’occasion, et la patronne, Paulette Roume, est heureuse de le voir s’animer. Intimidé, j’entre pour la première fois dans ce lieu un peu mythique de mon village, m’assois à une grande table carrée couverte d’une belle toile cirée, et en attendant que quelqu’un s’occupe de moi je jette un regard circulaire sur les lieux. Photos des Cévennes au mur, fleurs sur les tables… c’est sobre, propre, parfaitement tenu. Il y a juste, entreposé dans un angle de la pièce, un drôle d’objet que je n’arrive pas à identifier. C’est une sorte de tube gris, d’environ 1m20 de haut et 50cm de diamètre. Intrigué, je m’approche. Un papier posé sur l’objet en question précise : « Container de parachutage, Quincaille ».
J’ai déjà entendu parler des parachutages d’armes pour les résistants, je sais donc ce qu’est un container, mais c’est la première fois que j’en vois un. Que fait-il donc ici ? Et que signifie « Quincaille » ? J’interroge Paulette. Elle me répond assez sobrement qu’il y a eu, « là-haut sur la can [1] » (elle montre une direction approximative vers le nord-est), un terrain où « on » a parachuté des armes pour les maquisards, vers la fin de 1944.
Ces quelques informations me stupéfient. Voilà plus de dix ans que je vis dans cette commune. Passionné par l’histoire ancienne et récente des environs, je consacre beaucoup de temps à me documenter sur toutes les époques, à interroger les gens. Malgré tout, je n’avais encore entendu parler ni de parachutages clandestins ni de Quincaille, pourtant situé à moins d’un kilomètre de ma maison. Comment expliquer cela ?
Une rapide recherche bibliographique me confirme les informations de Paulette, et m’oriente vers un homme dont je n’ai encore jamais entendu parler : Jean Bonijol. Il semble avoir joué un rôle important dans la mise en place et la gestion de ce fameux terrain de parachutage. Il vit toujours à Mende, et accepte de me recevoir.
A cette époque, cette histoire ne représentait encore pour moi qu’un épisode intéressant parmi beaucoup d’autres dans la vaste fresque de l’histoire locale, au même titre que la naissance de l’industrie du fer ou la mise en place du système féodal. En allant à la rencontre de Jean, j’imaginais tout simplement apprendre de lui l’histoire de Quincaille, en commençant par le début et en terminant par la fin. Dès ses premières phrases, j’ai compris que cela ne se passerait pas ainsi. Un récit trouve son origine dans l’aboutissement de plusieurs autres, la réponse à une question ouvre sur dix autres questions. Il m’a immédiatement paru évident que si je voulais vraiment comprendre ce petit extrait de l’Histoire, je devais mieux connaître l’histoire personnelle de l’homme qui me parlait.
Bientôt, mon travail d’investigation a été guidé par une question centrale : comment un être humain est-il amené à faire ses choix dans des périodes troublées ? En particulier, je voulais savoir quelle avait été l’importance de l’environnement familial, de l’éducation, de l’école, de la société, et enfin de la personnalité propre de Jean dans les décisions courageuses qu’il a prises. Avec, en arrière-plan, des questionnements plus personnels, bien sûr : moi-même, en pareilles circonstances, qu’aurais-je fait ?
De questions implicantes en récits passionnants, mon petit projet d’une heure a pris de l’ampleur pour se transformer en une enquête plus conséquente étalée sur près de trois années.
Mener cette investigation plus de 60 ans après les faits n’était pas chose aisée : le témoin et personnage principal du récit, Jean Bonijol, a lui-même estimé qu’après une telle durée, la fiabilité de ses souvenirs n’était pas toujours garantie. Malgré tout, je n’ai que rarement cherché à valider les informations qu’il me livrait car, plutôt que de rapporter des faits historiques absolument précis, mon but était de recueillir un témoignage humain, subjectif et vivant. Je souhaitais avant tout comprendre comment un individu avait vécu des événements exceptionnels qui le dépassaient parfois, et essayé d’y tracer sa route. A cette subjectivité s’est ajoutée la mienne, moi qui ai recueilli sa parole et tenté de la retranscrire avec ma sensibilité.Certains détails techniques ou chronologiques des histoire croisée de Jean Bonijol et de Quincaille peuvent donc être inexacts. Je remercie le lecteur de m’en excuser[2], et j’espère que malgré tout vous lirez le récit qui va suivre avec autant de plaisir que j’ai eu à l’entendre.
[1] En Lozère on appelle « can » un petit plateau calcaire. Il en existe plusieurs à la lisière est du Causse Méjean. Le hameau de Saint-Laurent-de-Trèves est dominé par l’un de ces plateaux, dont une partie s’appelle la can de Ferrière.
[2] La résistance en pays cévenol a été abondamment traitée par la littérature, sous la forme de mémoires de résistants, rédigées peu de temps après les événements, ou de travaux d’historiens plus distanciés. Ces ouvrages détaillés et précis sont passionnants, et je conseille vivement aux lecteurs intéressés par plus de précision historique de s’y référer directement. Certains sont cités en annexe.