Nouvelle inédite de Jean Carrière, écrite en 1965 ou avant
Le 23(10) décembre 1703, vers 10 h du matin, une petite troupe de dragons, appartenant à une compagnie fixée à Anduze, se mettait en route pour Florac, avec l’ordre de mettre la main sur un certain Samuel Roux, un bouscatier de rude poil, qui depuis quelque temps donnait pas mal de fil à retordre aux armées de sa majesté très catholique, Louis XIV : à lui tout seul, du milieu de ses fangas, ce chien d’hérétique avait arquebusé en quelques semaines une demi-douzaine de bons mercenaires de métier ; on le disait également très ferré sur les questions de foi, et capable, Bible en main, de galvaniser les montagnards les plus obtus par ses fulminations prophétiques. Messieurs les dragons allaient lui faire passer le goût du pain. Ou plus exactement des châtaignes.
Et pour longtemps.
Jusqu’à St-Jean-de-Gardonnenque, la route est sans histoire : la vallée, par sa largeur, se prête peu aux embuscades. Les hommes traversèrent la petite ville vers midi ; celle-ci était silencieuse, vide, volets bouclés, comme morte. En passant devant une porte sur laquelle était barbouillée à la diable une croix à l’intérieur d’un cercle rouge, un des dragons cracha dans sa direction du haut de son cheval ; des langues noires léchaient les murs au-dessus des fenêtres. Le dragon qui avait craché avait mis le feu à ce nid de parpaillots trois mois avant. Il s’en souvenait comme s’il y était. Trois enfants hurlant sous le lit, égosillés, mauves de terreur. Le mari, savetier de son état, dégringolé par la fenêtre, os rompus sur le pavé de la cour. Quant à sa bonne femme, nom de Dieu, quelles mamelles. Rien qu’à l’idée, il en avait encore la langue sèche. Pendant toutes les cajoleries, elle avait gardé les yeux fermés, la bouche fermée, à part le reste, ouvert de force. Ces montagnardes avaient décidément les entrailles à l’image de leur visage : du fer.
Dès la sortie de St-Jean-de-Gardonnenque, la petite troupe prit à droite et s’engagea sur une piste fraîchement tracée à travers bois, et qui montait en lacets vers les crêtes où elle poursuivait dans la direction du Pompidou en surveillant de part et d’autre la vallée Borgne et la vallée Française.
Il faisait froid ; le ciel était gris, tout était silencieux : on n’entendait que le martellement mat du pas des chevaux sur le peu de neige qui était tombée au cours de la nuit dernière. Arrivé au sommet de la côte, à un lieu-dit le col de St-Pierre, le sous-officier qui commandait la troupe et qui avançait en tête, s’immobilisa et fit un signe de la main. Le calme de ce paysage lunaire ne lui disait rien de bon.
La traversée de ces hauteurs désertes ne lui disait rien de bon non plus. A quelques pas de lui, de l’autre côté de la piste, il y eut un brusque éboulement de neige à travers les buissons ; l’homme fit volte-face sur son cheval : un renard sans doute. Cou tendu, la main aux fontes, il suivit du regard les débris de neige qui roulaient le long de la pente vierge. Derrière lui, les hommes s’étaient arrêtés à leur tour, et s’apprêtaient à sauter dans le fossé au premier coup de feu : c’est qu’ils s’étaient mis à viser juste, ces enfants de cochons ! Dissimulés sous leurs bouscats, ils vous ajustaient en plein cœur ou au milieu du front, et vous expédiaient ad patres comme un vulgaire lapin. Ces marchands de mort subite avaient même de curieuses coutumes : on rapportait que certaines blessures, faites à bout portant, avaient livré, outre la balle, trois grains de blé. Accompagnant le projectile qui donnait la mort, ces grains de blé étaient censés assurer à l’âme sa survie – lui fournir sa parcelle de vraie foi, le germe de son éternité – Dieu sait quoi encore. Dans cette guerre étrange, ce n’étaient pas de soldats de métier qu’on avait en face de soi, mais des enragés de Dieu plus dangereux que les plus roués mercenaires papistes. On disait bien que certains d’entre eux avaient la gorge noire, d’autres un œil au milieu du front, comme les cyclopes. Ainsi, du temps de la Rome antique, on avait affirmé que les premiers chrétiens adoraient un dieu à tête d’âne, et lui sacrifiaient de jeunes enfants sur leurs autels. La propagande est une arme éprouvée de longue date : elle n’a jamais supposé que le mépris de celui auquel elle s’adresse.
Au moment où les dragons se remirent en route, les premiers flocons de neige firent leur apparition. Le sous-officier interrogea le ciel du regard : cette neige n’allait pas arranger leurs affaires ; lorsqu’ils déboucheraient là-haut à plus de mille mètres d’altitude sur le plateau de l’Hospitalet, il ferait sans doute déjà nuit, et on allait risquer de tourner en rond sans trouver son chemin. Il se disait qu’il fallait être bougrement idiot pour errer ainsi à travers des montagnes glaciales et à la veille de Noël, tandis qu’autour des cheminées où ronflaient de grands feux, d’autres passeraient la veillée à boire et à faire tourner les broches. C’était un petit homme sec, précis de gestes, pas plus gourmand qu’un autre, ni plus méchant, du reste : les Camisards, il s’en foutait ; le roi de France, itou. La moitié de sa solde, il l’aurait bien donnée ce soir pour garder ses pieds au sec en rêvant qu’il allait bientôt repartir au pays, retrouver sa femme, ses gosses et son pot-au-feu.
Il en était à la troisième assiettée de pot-au-feu imaginaire – rallongée d’un bon coup de rouge qui lui faisait claquer la langue d’envie – quand son cheval fit une embardée, et tout se passa très vite.
Il eut à peine le temps de se retrouver tout étonné au sol, son cheval ruant dans la neige, une balle dans l’épaule, au moment où le bruit d’une détonation étouffée claqua au-dessus de la route – gare à gauche, le fils de pute est au milieu des arbres, cria une voix tout près de son oreille. C’était l’autre sous-officier qui avait plongé à terre en même temps que lui.
– Tu es blessé ? Lui souffla-t-il à l’oreille dans la même lancée de son souffle. L’autre fit signe que non, et désigna le cheval du menton : au niveau de l’encolure de la bête, une tache de sang s’élargissait sous la neige. – Un grain de plomb, trois grains de blé, mon canasson ira au paradis, fit-il entre ses gents ; dommage, c’était un bon trotteur.
L’affaire fut menée en un tour de main. Après quelques coups de feu sans échos, les dragons escaladèrent le talus ; il y eut une bousculade au milieu des taillis, des coups mats échangés presque dans le silence, et qui sentaient la terrible violence de la haine. Quand le sous-officier qui était tombé de cheval parvint à son tour sur le lieu de l’empoignade, la première chose qu’il aperçut fut le corps d’un des trois camisards tué d’une balle en pleine figure ; les deux autres, debout, immobiles, regardaient le cadavre à leurs pieds, ils étaient blancs comme la neige et avaient le visage huilé d’une mauvaise transpiration.
Le sous-officier se pencha sur le corps ; la blessure qui mutilait la face était si atroce que seuls les membres grêles, la poitrine étroite et les mains de fille lui apprirent qu’il s’agissait d’un adolescent. Se retournant d’un coup, il gifla à la volée les deux rescapés. Deux fois. Comme méthodiquement. Une pour son cheval, l’autre sans trop savoir pourquoi ; pour le jeune homme tué, peut-être, et qui maintenant qu’il était mort, semblait tout à fait étranger à cette histoire.
Quand les dragons arrivèrent sur le plateau, il faisait nuit. Le vent s’était levé, chassant les nuages qui glissaient devant la lune, et découvrant des flaques de ciel de plus en plus vastes, noires et criblées d’étoiles.
Les hommes étaient fourbus. Le vent glacé leur coupait la figure. Florac était encore loin, la nuit plus incertaine que jamais, avec ces deux prisonniers qui n’étaient peut-être que l’avant-garde d’une troupe plus grosse : on approchait de ces fameux rochers de L’Hospitalet qui avaient déjà servir de repaire aux Camisards et qui pouvaient bien dissimuler une nouvelle embuscade.
Bataille pour bataille, autant valait tenir la pelle par le manche. En arrivant à la hauteur du hameau de L’Hospitalet, le sous-officier décida brusquement d’y bivouaquer pour la nuit avec ses hommes et ses deux prisonniers. Il y aurait toujours des portes et des murs contre les balles camisardes et ce froid cinglant qui mâchait les chairs. Outre cette jambe endolorie qu’il traînait depuis que son cheval s’était effondré sous lui, et qui ne laissait guère la possibilité de continuer.
Une demi-heure après, les hommes étaient au chaud dans la paille d’une grange, les prisonniers bouclés dans une remise, les deux sous-officiers à table devant un pain rond et un morceau de lard, tandis que leurs hôtes forcés les observaient, debout dans la pénombre, muets, comme frappés de stupeur. On avait laissé deux hommes de garde dans la cour, où brûlait un grand feu. De temps à autre, un des hommes allait tirer d’un bûcher des blocs de hêtre qu’il jetait dans les flammes ; de longues gerbes d’étincelles montaient dans le ciel noir et maintenant très pur, et se mélangeaient aux étoiles.
Tout en mâchant son lard, le sous-officier alla jeter un coup d’œil dehors. Cette grande nuit ouverte et balayée sous le ciel vaste, palpitante de toutes ses étoiles, lui rappela tout à coup qu’il y avait quelque part dans le royaume de France une femme et deux enfants qui espéraient après lui. Il pensa également aux deux prisonniers dans la remise, qui seraient d’ici peu exécutés pour l’exemple, ou envoyés aux galères. Il revit le visage du plus grand, sombre, émacié, l’œil plus brillant que de raison, enfoncé dans la caverne de l’orbite par une fièvre plus brûlante que la faim. « Il a failli m’avoir, le salaud ». Car il ne faisait aucun doute à son esprit que c’était bien celui-là qui l’avait ajusté et raté. Il n’éprouvait aucune espèce de ressentiment à son égard ; plutôt une curiosité trouble. C’étaient là les pensées sans suite d’un homme très fatigué. Au moment où il allait retourner se mettre au chaud, il entendit, venant précisément de la remise, une rumeur confuse, à la fois plainte et mélopée.
Il fit quelques pas dans la cour, interrogea l’un des hommes de garde : lequel des prisonniers était-il blessé ? Leur avait-on donné à boire et à manger ?
Le dragon parut interloqué ; il se disait que ces chiens galeux ne méritaient que des coups de botte et la corde. Qu’un sous-officier des armées du Roi s’intéresse à leur sort lui sembla suspect. On disait que certains sujets de sa majesté, lassés par les horreurs de ces guerres, viraient parfois de bord et protégeaient secrètement les hérétiques. Mais non, pourtant ; l’ancien ne pouvait être de ceux-là ; il l’avait vu à l’œuvre depuis deux ans. C’était un bas-officier irréprochable, un homme de service qui se serait fait tuer sur place plutôt que de trahir une consigne.
Le sous-officier s’approcha de la porte de la remise, tendit l’oreille. La mélopée continuait, grave, lente, comme une récitation chuchotée à voix basse. Les deux soldats dans la cour allaient et venaient, alimentant le feu et claquant la semelle pour se réchauffer. Il donne l’ordre de faire silence, appuya son oreille contre la fente entre les deux battants de la porte. Il sentait le courant d’air glacé lui glisser dans le cou. La plainte monotone se poursuivait, reprise tantôt par une voix grave, tantôt par une voix plus claire. Tout à coup, ce fut comme si les mots, devenus mystérieusement lisibles, se formaient devant lui, livrant leur secret et le secret de cette nuit profonde. C’était la voix la plus grave qui venait de reprendre la sourde récitation.
« Il y avait dans la contrée des bergers qui vivaient aux champs et qui la nuit veillaient à tour de rôle à la garde de leur troupeau. L’Ange du Seigneur leur apparut et la gloire du Seigneur les enveloppa de sa clarté ; et ils furent saisis d’une grande frayeur. Mais l’ange leur dit… »
La voix grave s’arrêta, la plus claire enchaîna :
« Rassurez-vous, car voici que je vous annonce une grande joie, qui sera celle de tout le peuple : aujourd’hui, dans la cité de David, un sauveur vous est né, qui est le Christ Seigneur. Et ceci vous servira de signe : vous trouverez un nouveau-né enveloppé de langes et couchés dans une crèche ».
Le sous-officier tourna brusquement les talons et traversant la cour à grands pas, il pénétra dans la pièce sombre où l’attendait son compagnon. Le couple de montagnards était toujours là ; maintenant, l’homme et la femme se tenaient assis devant la cheminée et gardaient toujours le silence. Seules leurs bouches frémissaient légèrement. On aurait dit qu’il y avait une mystérieuse corrélation entre ce frémissement des lèvres et la récitation qu’il avait entendue dans la remise.
Il bourra sa pipe à petits coups de pouce, s’approcha de l’âtre, saisit un morceau d’écorce enflammé et tira une bouffée. La suite du verset lui revenait doucement à l’esprit depuis le fond d’une enfance oubliée, soudain irréelle et poignante : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté… ».
Les morts reprenaient vie dans sa mémoire, tournaient silencieusement à travers cette pièce sombre, se posaient sur la bouche frémissante du couple assis devant le feu, rejoignaient leur double source douloureuse, là-bas, dans la remise, où deux paysans cévenols, condamnés à mort ou aux galères, annonçaient à la nuit la naissance du Christ. Le sous-officier eut une brusque sensation de dépaysement. L’instant qu’il vivait ne semblait pas appartenir au temps des hommes ni aux fureurs de l’Histoire. Il se sentit bizarre. « C’est Noël », dit-il à son compagnon. L’autre opina du bonnet. Il avait l’air également pensif.
Comme un automate, le sous-officier se dirigea vers la porte, l’ouvrit, respira l’odeur du froid imprégnée par la fumée acide du hêtre.
– Ne laissez pas baisser le feu, dit-il aux deux dragons qui continuaient à battre la semelle sur le pavé de la cour.
Il évalua du regard la quantité de bois empilé contre le mur sous un auvent. La provision lui parut suffisante pour alimenter ce feu pendant tout un hiver. Puis, s’adressant à un des deux hommes :
– Roquet, va rejoindre les autres ; je te remplace.
L’homme haussa les sourcils, sembla ne pas comprendre.
– Qu’est-ce que tu attends ?
Le dénommé Roquet se dirigea vers la grange où dormait le reste de la troupe ; au moment d’entrer, il eut une seconde d’hésitation ; c’était bien la première fois qu’une telle chose arrivait. Ce n’est pas dans l’habitude des sous-officiers de remplacer un homme de garde – surtout dans des conditions pareilles. Il haussa les épaules et entra. Le sous-officier l’avait observé sans mot dire – d’un regard impénétrable, glacé, comme s’il le voyait sans le voir.
Alors celui-ci se dirigea vers la remise ; on n’entendait plus aucun bruit – pas le moindre murmure. Il ouvrit la porte.
– Sortez, dit-il aux deux prisonniers qui s’étaient allongés dans la paille.
Ils obéirent.
– Pas très loin d’ici, nous sommes passés près d’une forêt de hêtres. Prenez-moi cette cognée qui est sur le bûcher et allez me chercher du bois.
Il s’entendit ajouter comme dans un rêve : « Du bois mort… beaucoup de bois mort… ».
Les deux camisards le regardaient sans paraître comprendre. Le dragon qui était resté près du feu fit un pas en avant et ouvrit démesurément la bouche en balbutiant de stupéfaction :
– Ta gueule !
Et aux deux prisonniers :
– Vous, plus vite que ça.
Il paraissait furieux. Peut-être allait-il les gifler de nouveau. Ils s’en allèrent lentement, sans même se retourner ; la neige étouffait le bruit de leurs pas. Bientôt ils obliquèrent sur la gauche et disparurent derrière un entassement de rochers.
– Vous avez oublié la cognée, cria machinalement le sous-officier.
Mais ils étaient déjà trop loin pour entendre.
Quant à lui, il ne lui restait plus qu’à s’expliquer avec le dragon ahuri – celui-là, pas un mauvais type – et la moitié de sa solde suffirait
Heureusement pour eux, la remise possédait une deuxième porte qui donnait directement sur les champs. Ils l’enfoncèrent sans bruit.