Sur la Can de l’Hospitalet, entre le Col du Rey et le Col de Solpérière, sur la gauche de la route en allant vers Saint-Jean-du-Gard, vous remarquerez peut-être une lavogne creusée dans de la terre de couleur brique, de la terre rouge, ou terra rossa. L’endroit a reçu le nom de « Terre-rouge ».
C’est un site emblématique de la can : à quelques mètres de là a existé un château médiéval dit « Château de Terre Rouge ». A quelques dizaines de mètres au nord de la lavogne, on peut en apercevoir les restes très abîmés, sous la forme de bourrelets de terre mélangée à des pierres.
Des ruines plus conséquentes se dressaient encore ici en 1935 ainsi que l’attestent par exemple les photographies publiées à la page 229 de la Revue du Club Cévenol de 1934 (photo en en-tête de cet article).
En examinant les photographies, on peut observer que le bâtiment était constitué d’une tour carrée de 5 m environ de côté et de 10 m de hauteur, bâtie en moyen appareil, et d’une grande salle sous voûte. La façade mesurait environ 20 mètres de long, et présente les caractéristiques d’un château-fort à usage militaire. L’époque de sa construction pose encore question : Robert Poujol affirme que le château n’apparaît qu’au XVIème siècle, alors que d’autres sources le datent du XIIIème siècle.
Que faisait un tel château sur cette portion étroite et désolée de la can ?
Au carrefour d’anciens chemins
Le site n’a pas toujours ressemblé au désert humain qu’il semble être aujourd’hui. A l’époque médiévale, il était situé au carrefour de trois chemins historiques de grande ampleur :
- La draille de Margeride, itinéraire majeur de transhumance conduisant des plaines du Bas-Languedoc à la Margeride, qui « hébergera » un chemin humain, bien plus tard appelé le chemin de Valleraugue
- Une draille secondaire, raccordant la région de Nîmes à la draille de Margeride, et qui deviendra progressivement un autre itinéraire majeur de circulation : la corniche des Cévennes (ce nom ne sera inventé qu’au XIXe siècle)
- Le chemin des croisades conduisant pèlerins et croisés de la dômerie d’Aubrac à Saint-Gilles sur le petit Rhône
Ces trois chemins, drainant des voyageurs humains et animaux sur de grandes distances, se croisaient au Col de Solpérière, à quelques centaines de mètres au sud de Terre Rouge. Il devait régner là une intense circulation ! Il est donc vraisemblable de supposer que le château de Terre Rouge avait pour vocation, grâce à une garnison, d’assurer la sécurité sur ces différentes voies.
Templiers, chevaliers de Malte ?
D’après Bouret (dgl) le château de Terre Rouge aurait appartenu aux templiers. Plus récemment, plusieurs historiens ont revu cette hypothèse. En effet, à 3 km de Terre Rouge existe la ferme que l’on nomme actuellement l’Hospitalet, et que les documents anciens désignaient sous le nom de « Hôpital de la fage obscure« . Il s’agissait d’un lieu d’accueil de pélerins et de voyageurs. Or, au Moyen-Âge, un tel hôpital ne pouvait être tenu que par un ordre hospitalier : soit celui des Templiers, soit celui de l’Ordre de l’Hôpital de Saint-Jean-de-Jérusalem, devenu plus tard l’Ordre des Chevaliers de Malte, et tenant la commanderie de Gap-Francès, sur le Mont-Lozère…
On peut donc imaginer que les chevalier, de quelque ordre qu’ils aient été, aient installé à l’Hospitalet leur établissement d’accueil de pélerins avec service religieux, et à Terre Rouge leur habitation fortifiée.
Robert Poujol (cec 1978 n°2 p. 459) prétend au contraire que le château a été construit par les seigneurs de Barre pour surveiller la grande route reliant le Languedoc au Haut-Gévaudan, et sans doute aussi pour y prélever un péage.
La succession…
Par la suite, le domaine changea de mains plusieurs fois… En 1562, Louis Malzac, habitant Barre des Cévennes, était seigneur de Terre Rouge (adg, p.592) et semble jouer le rôle de régisseur du seigneur de Barre Charles de Taulignan, qui habite hors du Gévaudan (cec 1978 n°2, p. 459). Au début du XVIIème siècle, un autre Malzac, seigneur de Terre rouge, achetait la ferme de la Fajole, sur le causse Méjean (pdv), semblant prouver que le travail au service des seigneurs de Barre rapporte de l’argent.
En 1689, le prédicant Roman prêche dans une assemblée à Terre-Rouge. Il sera arrêté peu de temps après à Salgas.
Le déclin
Mais, aussi formidable que l’histoire du château de Terre-rouge, c’est la légende de sa mort. J’ai collecté ça et là pas moins 5 raisons évoquées pour expliquer sa disparition, dont plusieurs sont difficilement compatibles entre elles. Mais il n’est pas totalement impossible qu’elles soient toutes partiellement vraies, la destruction s’étant ainsi faite en plusieurs étapes, à plusieurs époques, pour plusieurs raisons différentes.
1703, première destruction : la guerre des camisards
Vers 1700, Jacques d’Arzilhan est propriétaire du château (il a épousé Claudie Malzac). Protestant, au moment de la guerre des camisards il est pourtant obligé de jouer double jeu. Il quitte le château pour se mettre à l’abri à Barre. Il faut croire que son attitude a été mal interprétée par les camisards, car en 1703 chef camisard Roland incendie le château sous prétexte que d’Arzilhan ne payait pas les gages d’un berger devenu camisard. D’après Robert Poujol (cec 1978 n°2, p. 460), le château serait abandonné depuis cette époque.
Le château de Terre Rouge est d’ailleurs cité le mardi 20 février 1703 pour une autre raison : là se seraient rassemblées deux armées protestantes pour attaquer la commune catholique de Fraissinet de Fourques le lendemain… une page sombre de l’histoire du pays ! Les deux troupes arrivaient l’une de Cassagnas sous la direction de Castanet, l’autre du Pompidou sous la direction de… Roland, encore lui. Ces deux événements ne font-ils qu’un ? Ont-ils eu lieu à la même occasion tout en n’ayant pas de rapport direct ? Y a-t-il eu mélange des dates ou des faits après coup ? Ca n’est pas très clair pour moi.
Une fois la famille d’Arzilhan partie, le château semble prendre une vocation essentiellement agricole. Selon cav (p. 21) il a servi pendant un temps de bâtiment agricole. En 1732, un certain Louis Cestin est Seigneur de Terre rouge, et on trouve trace d’une procédure en justice qu’il mène contre Pierre Atger du Rey pour des histoires de pacage de bêtes au Pesquié (cav p. 147). Camille Hugues signale aussi un procès mené contre les fermiers du Rey pour des histoire de « couchées », c’est à dire accueil des troupeaux transhumants (hoche, p.6). S’agit-il du même événement ? En tout cas, pas de doute, les deux domaines étaient en concurrence !
17…80 ?, deuxième destruction
Le château est détruit dans le cadre d’une opération concernant plusieurs seigneuries, visant à lutter contre les petits seigneurs qui oppressent leurs administrés. « Le château aurait été une première fois démoli par un ancien arrêt du parlement de Toulouse pour cause de vexations seigneuriales », dit le rédacteur de la « Description routière, géographique, historique et pittoresque de la France et de l’Italie » en 1816. (Dire les Cévennes, p. 98). Mais en quelle année ?
17…90 ?, troisième destruction
L’abbé Crouzet, historien du Gévaudan du XIXème siècle, aurait fait des recherches sur le sujet, et conclu ainsi : vers la fin du XVIIIème siècle, le seigneur de Gabriac, propriétaire du château, aurait organisé l’attaque d’un convoi d’argent public (trésor public collecté sur le Languedoc) passant près de son château de Terre Rouge. Une fois l’argent volé, il l’emmène dans son autre château de Saint Julien d’Arpaon. Mais, aux dires de l’abbé Crouzet, le château est assiégé (par qui exactement ?), puis détruit en même temps que celui de Terre Rouge. (mci, Barre des Cévennes).
1800 ? quatrième destruction
A partir de cette époque le château est donc partiellement en ruine. Il semble qu’il ait servi de repère à diverses factions de brigands qui profitaient de sa position isolée mais à proximité de la future route 107 pour détrousser les voyageurs imprudents, souvent au prix de leur vie. D’après l’instituteur de Barre de 1862, les propriétaires furent pris et jugés mais, n’ayant pas pu être convaincus de meurtres ils furent relâchés. Cependant, le château de Terre Rouge fut entièrement ruiné par autorité de justice (mci – Barre). Cette dernière affirmation me semble curieuse puisque le château tenait encore partiellement debout 50 ans plus tard.
Dans le légendaire local, peut-être issu des faits véridiques décrits ci-dessus, il y aurait eu, proche du château, voire même dedans, une « auberge rouge », ce genre de lieu de passage très mal famé dans lequel des brigands étaient à l’affût des gens qui s’en allaient vers les foires, les poches pleines d’argent sonnant et trébuchant… ou bien, s’ils n’en avaient pas, on les enlevait, et on faisait savoir à la famille la somme qu’il fallait verser pour les revoir. D’après le légendaire, un certain nombre de voyageurs auraient passé de vie à trépas dans l’auberge de Terre Rouge (pet, p. 178 et 179), et certains prétendent même que les seigneurs du château y auraient été pour quelque chose… mais les époques supposées de tout ça sont floues…
En 1862, le château est dans un piteux état : l’instituteur de Barre des Cévennes observe les ruines et constate que des pierres de taille ont été enlevées, probablement pour servir à la construction des habitations du domaine de Jean-Pierre de Noalhes, propriétaire de l’époque. Dans le même document, est fait référence au lieu-dit Saint Pierre de Noalhac, nom de l’actuel Pesquié. Est-ce un seul et même nom ?
1935 ? Cinquième (et fatale) destruction : l’administration !
Celle là est hélas certaine et définitive, et a mené à la disparition totale du château, et ne laissant au sol que quelques bourrelets herbeux.
Au lendemain de la première guerre mondiale, les pans de murs du château sont encore debout (première photo de cette page). Aussi incroyable que cela puisse paraître, en 1934, sur décision communale, les cantonniers commencent à récupérer les pierres pour remblayer la route. Joseph de Loye, ancien membre de l’école française de Rome qui séjournait à Barre des Cévennes durant l’été, intervient et réussit temporairement à limiter les dégâts.
Mais la tentation était trop forte, et la démolition reprit de plus belle jusqu’au rasement total de l’édifice (Camille Hugues, cec 1977, n°3, p. 361).
Un petit pan de mur est encore visible (en 2005), probablement parce que, à moitié souterrain, il était plus long de le démonter que de chercher quelques pierres naturelles aux alentours !
Durant et après la seconde guerre mondiale…
Mais quand y’en a plus y’en a encore ! Selon l’une des personnes enquêtée par Pierre Laurence lors de son travail sur la tradition orale en Cévennes (pet), le château de Terre-rouge aurait été rasé pendant la guerre 1939-1945 en échange d’un quartier de lard… Pourquoi, par qui ? Comment raser un château qui n’existe plus ? Autant de questions qui tourmentent mon esprit enfiévré. Lucien Roume de barre des Cévennes raconte qu’au sortir de la guerre il est souvent allé prélever des pierres sur les ruines du château pour construire une grange située sur la gauche à quelques centaines de mètres du début de la route de Barre à Sainte Croix. Ils avaient acheté les pierres au propriétaire du château, également propriétaire à l’époque de la ferme du Pesquié. Ils arrivaient avec un camion, faisaient écrouler des pans de murs (il y en avait donc encore ?) et ramenaient tout ça à Barre.
Le pauvre château de Terre Rouge aurait donc connu au moins cinq destructions successives. S’il est possible que plusieurs d’entre elles se soient effectivement succédées pour mener le château vers des états de plus en plus malheureux, il me semble que cela fait au moins quelques-unes de trop. Qui pourra m’aider à démêler l’écheveau du vrai et du faux ?
2008 : 6ème destruction
Hé oui, il est possible de mener encore plus avant le travail d’effacement. Les ruines de Terre Rouge disparaissent des cartes IGN au 1/25000 à partir de l’édition 2008, sans que pourtant j’aie remarqué que les bourrelets herbeux aient diminué de hauteur dans la prairie cette année là. La carte mentionne encore « Le château de Terre-Rouge », sans préciser qu’il s’agit de ruines, mais le petit rectangle pointillé qui traçait l’emplacement des murs n’est plus là. De bâtiment concret, solide et précisément localisable, le château de Terre Rouge devient donc peu à peu une zone large et floue, un concept, un lieu-dit théorique que bientôt personne ne saura plus situer…
Les histoires…
Terre Rouge reste très présent dans la mémoire des anciens, qui en parlent souvent dans les témoignages oraux collectés en vallée française. Là encore il y a à boire et à manger. A côté des faits avérés et connus, qui sont peu nombreux, beaucoup de récits et d’histoires circulent :
Un souterrain aurait relié Terre rouge au château de Barre des Cévennes, sur le Castelas. Il s’ouvrirait paraît-il au fonds d’une grotte. Une chèvre d’or y serait cachée. Certains anciens eux-même trouvent que Terre-Rouge – Barre des Cévennes, ça fait un peu long, comme distance. Mais bon, rêver ne fait de mal à personne.
Un trésor aurait été trouvé dans les ruines du château par un berger, ce qui lui aurait permis d’acheter un autre château, celui de Gabriac (pet, p. 162)
Plusieurs chercheurs ont imaginé que le château avait aussi joué un rôle important sur un autre type de « chemin », celui de l’information, en supposant qu’il s’insérait dans tout un réseau de tours à signaux qui se « voyaient » entre elles et permettaient de transmettre des nouvelles d’un lieu à l’autre. Un itinéraire réaliste a même été identifié entre la ville de Sommières (Gard) et Florac, dans lequel la tour de Terre Rouge aurait permis à la chaîne de transmission de franchir l’obstacle représenté par la Can de l’Hospitalet entre la vallée française (par le relais des rocs jumeaux de Castelvieil et des Fares, puis le castellas de Barre des Cévennes) et la vallée du Tarnon (ancien château de Saint-Laurent-de-Trèves). Cette thèse semble aujourd’hui abandonnée, car même à l’époque de l’existence de la tour du château, il semble que Terre rouge n’était pas en vison directe avec Barre et Saint Laurent.