Retour au présent
Le terme de ce récit marque la fin de plusieurs aventures. Celle de Jean, bien sûr. Et pour moi, celle de l’enquête. Plusieurs années ont passé depuis notre première entrevue. J’ai beaucoup appris de choses passionnantes sur cette période de l’histoire, sur mon territoire de vie, sur Jean… Pourtant, certains questionnements persistent.
Au cours de nos entretiens, je me suis bien souvent demandé si Quincaille aurait existé sans Jean Bonijol. Indéniablement, son rôle a été déterminant : il a été l’un de ceux qui ont compris les premiers le besoin d’un dispositif de parachutages en Cévennes Lozériennes. Il a participé à convaincre sa hiérarchie de se lancer dans le projet, il a établi le contact avec le SOAM, cherché et trouvé les terrains, constitué, organisé et dirigé les équipes de réception…
Si Jean n’avait pas pris ces initiatives en cascade, que se serait-il passé ? Lorsque je lui ai posé cette question, il m’a répondu que d’autres personne auraient sans doute pris le relais pour mener le projet à son terme. Cette retenue que j’ai souvent constatée chez lui, je crois pouvoir l’interpréter comme de la pudeur, et une grande modestie. Mais, sans que je dispose d’éléments solides pour l’affirmer, cette hypothèse me semble douteuse [1]. De nombreuses personnes ont participé au projet de parachutage, mais aucune ne m’a semblé aussi impliquée que Jean. La hiérarchie de la résistance, sans doute très occupée par de nombreux projets, a supervisé et encadré Jean, mais c’est sans doute lui qui a sollicité ses supérieurs pour lancer puis développer le projet.
Découlant de ce qui précède, la question de l’engagement continue à m’intriguer. Pourquoi certains jeunes de l’âge de Jean, face à une situation identique d’occupation, n’ont-ils pas fait les mêmes choix que lui ? De manière plus générale, pourquoi certains choisissent de s’engager au delà de leurs intérêts personnels tandis que d’autres ne le font pas ? Et quels sont les déterminants de ces différences ? L’éducation ? Les rencontres ? La volonté ?
Au cours de nos entretiens il m’est plusieurs fois arrivé d’aborder ces questions avec Jean mais je n’ai pas obtenu de réponses directes de sa part. Plutôt que d’analyser son parcours avec recul, il préférait toujours revenir sur des souvenirs concrets, parfois sombres, mais souvent drôles ou décalés, qu’il me livrait avec un petit rire enfantin. A l’écouter, tout cela n’avait pas dépendu de lui. Il n’y avait eu aucune autre alternative, il s’était contenté de se laisser porter par le courant.
Je ne crois pas que cela soit la réalité. Jean n’a pas subi les événements : à plusieurs reprises, au cours de ses aventures de guerre, il a fait des choix forts : lorsqu’il a refusé le STO pour passer dans la clandestinité, lorsqu’il a rejoint le maquis de la Picharlerie, lorsqu’il a décidé de partir pour Rodez… Ces choix courageux peuvent sans doute s’expliquer par l’éducation qu’il a reçue. Il a grandi dans un univers familial ouvert : père et mère de confessions différentes, niveau de culture élevé, tradition d’engagement politique… Plus tard, la réflexion pédagogique du père et celle du jeune étudiant normalien ont peut-être pris le relais, en aidant Jean à développer son sens critique. Autant d’atouts qui ont probablement joué dans les moments ou il fallait prendre des décisions.
La version plus personnelle de ces questions, à savoir l’attitude que j’aurais eue moi-même en ces temps troublés, reste sans réponse. L’histoire de Jean m’a donné envie de croire à mon propre courage, de faire partie de la famille des « résistants » d’hier et de demain, mais je n’ai bien sûr aucune certitude sur ce que j’aurais été capable d’endurer dans une telle situation. Je suis par contre persuadé que le fait de recevoir de tels témoignages crée en nous des modèles de comportement, et peut nous aider à réagir plus courageusement en cas de besoin. C’est pourquoi tous les travaux de mémoire sont si importants pour nous tous.
Mais ce travail ne va pas de soi : dès les débuts de mon enquête, j’avais constaté que peu d’habitants de Saint-Laurent-de-Trèves et des communes avoisinantes avaient entendu parler des parachutages à Quincaille. Les anciens, ceux qui vivaient là en 1944, étaient pourtant au courant de ce qui se passait, Jean me l’a souvent confirmé. Il est donc probable qu’ils en ont très peu parlé par la suite, même au sein de leurs propres familles, même s’ils avaient été eux-même impliqués dans l’aventure. Cette discrétion, concernant des faits dont on peut pourtant légitimement être fiers, est étonnante mais pas nouvelle. Philippe Joutard la remarquait déjà en 1984 à l’occasion d’un colloque sur l’accueil de juifs en Cévennes durant cette même seconde guerre mondiale. Il l’expliquait par (parmi d’autres raisons inapplicables au cas qui nous intéresse ici) la pudeur et la modestie, traits caractéristiques de la mentalité cévenole, qui faisaient dire aux familles d’accueil qu’elles n’avaient fait que leur devoir et que cela ne valait pas d’en parler plus [2]. Si Jean, auquel les termes de « modeste » et « pudeur » conviennent pourtant, a longuement témoigné depuis les années 60, c’est qu’il a peu à peu compris l’importance de faire ce travail de mémoire, en particulier envers les jeunes. Sans–doute cela lui a-t-il demandé des efforts.
Au delà des questionnements, ce travail a participé à faire évoluer ma relation à ce pays où je vis. Ces plateaux, ces immenses surfaces un peu désertiques, ne sont pas immuables. A intervalles irréguliers, venant bouleverser l’ordre naturel des saisons, des travaux agricoles et des passages d’animaux, il s’y passe des choses hors du commun. Selon les époques, des paysans protestants se révoltent contre le roi de France, ou s’organisent pour repousser l’occupant nazi. Ici, chez moi, la grande Histoire interfère avec la petite. Chaque fois que j’emprunte la route de la can de Ferrière, j’observe attentivement la doline de Quincaille pour tenter d’y apercevoir des jeunes en train de brancher des projecteurs sur des batteries de voiture.
Saint Laurent de Trèves, 3 janvier 2012
[1] Le moyen d’avoir une réponse sérieuse à cette question serait bien évidemment de pouvoir interroger d’autres acteurs directs du projet. J’ai suivi quelques pistes pour en retrouver, elles n’ont hélas pas pu aboutir car beaucoup sont morts, où ont perdu le souvenir. Trop de temps a passé… Il faut se contenter de faire des hypothèses.
[2] Voir « Cévenne, Terre de refuge », Ouvrage collectif sous la direction de Philippe Joutard, Jacques Poujol et Patrick Cabanel, 1984. P 330