Certains prétendent que la can de l’Hospitalet est un endroit oublié de Dieu. Enfoncés dans les fauteuils profonds de leurs voitures de luxe neuves, ils parcourent en excès de vitesse la longue ligne droite qui relie la Borie à l’Hospitalet. Ils ne voient là que des buttes couvertes de pierres et des prairies à l’herbe rase et grise qui ne suffiraient pas à nourrir quelques chèvres faméliques. Dès les premiers mètres de la descente vers Florac, ils s’empressent d’oublier à jamais l’existence de ce plateau désolé.
Ignares que vous êtes, vous ne connaissez donc pas l’Histoire ? A l’époque où celle-ci se déroule, la Can avait pour réputation d’être le grenier à blé de la région. Il faut dire qu’avec leurs raides versants de schistes brûlés par le soleil, les vallées cévenoles environnantes étaient vraiment pauvres, elles ! On avait beau y élever des murs hauts comme trois hommes pour retenir la terre, y creuser des canaux serpentant sur des kilomètres pour amener un peu d’eau, rien n’y faisait : les céréales ne s’y trouvaient pas assez confortables, voilà tout ! Sans blé, pas de pain, et sans pain, pas de vie. Alors, lorsque les maigres réserves de céréales venaient à s’épuiser, il fallait aller en chercher ailleurs, en des territoires plus riches. C’était le moment de prendre le chemin de la ferme de l’Hospitalet.
Chaque année le patron de la ferme pestait contre tous ces gens. Lui aussi, il en avait besoin, de ces céréales, qu’est-ce qu’ils croyaient ? Et pour couronner le tout, certains tardaient à le payer, voire ne payaient jamais. Alors, un jour, le patron avait eu une idée de génie.
A quelques centaines de mètres de la ferme, au milieu d’une prairie, il y avait un petit bâtiment de pierre rectangulaire, sur lequel circulaient toutes sortes d’histoires. On racontait qu’il s’agissait d’une très ancienne chapelle, bâtie en l’an mil par les templiers, pour permettre aux croisés en partance pour Jérusalem de faire une halte pieuse. On disait aussi que cette chapelle, à l’époque, se trouvait plongée au cœur d’une sombre et profonde forêt de hêtres aux formes étranges, et que cette forêt avait disparu pour une raison inconnue. On racontait enfin que l’on pouvait toujours y entendre les voix des croisés qui y avaient prié et qui étaient morts là-bas, en Terre Sainte.
Toute hantée qu’elle soit, cette chapelle ne manquait pas de qualités intéressantes : au plus chaud de l’été il y faisait une fraîcheur délicieuse, tandis qu’en hiver, au cœur des tourmentes les plus violentes, une calme douceur y régnait. Alors, comme le patron de l’Hospitalet était un homme pragmatique, il l’utilisait pour y abriter ses brebis. Les habitants des environs, bien que protestants des pieds à la tête, râlaient bon train sur cette scandaleuse violation d’un lieu sacré, fût-il catholique. Dans l’adversité, même des religions fâchées savent s’entr’aider!
Notre homme ne se souciait guère de cette polémique, car voyez-vous, il faut bien faire avec ce que l’on a, rétorquait-il en haussant les épaules. La suite de l’histoire montrera qu’il était maître dans l’art de valoriser son bien.
Aux périodes de disette, lorsqu’un habitant des vallées approchait sa ferme, et que le patron de l’Hospitalet le connaissait comme mauvais payeur, il se portait à sa rencontre : « Ah, Germain, je me doute bien de la raison qui t’amène à monter me voir : tu veux du blé. Tu sais, mon bon Germain, cette année, la récolte n’a pas été très bonne. Le blé est rare, il va falloir que je gère la ressource si je veux qu’elle dure jusqu’à la saison prochaine. Je dois choisir avec soin les rares personnes auxquelles je vais pouvoir en céder un peu. Et pour cela, je dois demander conseil à ma chapelle ! »
A ces mots, le Germain frémissait, car la chapelle, il en connaissait la réputation, il la craignait, et il ne doutait pas un instant qu’elle fût effectivement capable de jouer un rôle dans un mauvais tour. Le patron menait le Germain à l’entrée de la chapelle. Là, il prenait un ton vibrant et cérémonieux et disait tout haut et tout fort à travers l’ouverture : « Chapelle, le Germain veut du blé. Dis moi donc : il paiera, ou il ne paiera pas ? ». Puis, tout à fait théâtralement, il mettait la main en cornet à son oreille et tendait le cou vers l’intérieur pour mieux entendre. Et les belles voûtes bien régulières de la chapelle faisaient écho à sa question et répondaient « Paiera pas, paiera pas, paiera pas… ». Alors le patron se tournait, triomphant, vers le Germain et lui disait « Tu vois, Germain, tu vois ce que dit la chapelle ? Il y a trop peu de blé cette année, je ne peux pas me permettre d’en céder aux mauvais payeurs. Allez, fiche le camp ! »
Un autre jour, le Numa apparaissait sur le chemin de Solpérière. Au premier coup d’oeil le patron savait à qui il avait affaire, car le patron connaissait tout le monde. C’était une époque difficile, mais au moins, au moins, on se connaissait. Il accueillait le Numa à la porte de la ferme et lui disait « Numa, je m’étonnais de ne pas avoir encore reçu ta visite. Le blé te manque, c’est ça ? Ah, mon bon Numa, ici aussi le blé est rare cette année, aussi avant de voir si je peux t’en céder, il faut que je prenne conseil auprès de ma chapelle. ». Et il emmenait à sont tour le Numa à la porte du bâtiment de pierre. Là, il mettait ses mains en porte-voix autour de sa bouche et demandait « Chapelle, ma bonne chapelle, le Numa que tu vois là veut du blé, mais dis-moi donc : ce blé, il ne le paiera pas, ou il le paiera ? ». Les paroles du maître partaient faire leur petit tour dans la bergerie, ricochaient sur la voûte de gauche, puis sur celle de droite. Elles s’émoussaient, perdaient un peu de leur contenu, puis revenaient finalement aux oreilles des deux hommes : « Il le paiera, il le paiera, il le… ».
Alors le patron donnait de grandes claques dans le dos du Numa en disant « Ah Numa, mon bon Numa, c’est avec plaisir que je vais te céder un peu de mon précieux blé. ». Et ils s’en allaient sceller leur accord autour d’un verre de gnôle.
Cette histoire est ma version personnelle d’un conte qui se transmet oralement dans la région. Un conte local, pourrait-on penser. Pourtant, dans un ouvrage de collectage édité par le Parc National des Cévennes, à côté de ce récit il est précisé quelque chose qui ressemble à (je cite de mémoire) : « Ce conte est répertorié au catalogue international des contes sous le matricule 17533 : ‘l’écho renvoie la fin d’une phrase variable en fonction des circonstances' ». Damned, il existe donc un catalogue international des histoires ? Il y a des trames communes, elles voyagent au gré des vents, et chacun les réadapte à son lieu et sa culture. Tout ça est connu, étudié, numéroté. On croit savoir une histoire unique au monde, et voilà qu’elle n’est qu’une version parmi d’autres innombrables.
C’est l’histoire, vous la connaissez, de fous assis en cercle dans leur asile. Chacun leur tour ils disent un nombre : « 223 ! », et tous les autres se bidonnent. « 27 ! » : rires. « 126 ! » : tout le monde est écroulé. Le directeur passe et demande pourquoi ils rient au simple énoncé d’un nombre. « C’est simple, répond l’un d’entre eux. On connait tellement d’histoires drôles qu’on les a numérotées, alors maintenant il nous suffit de dire le numéro, on se rappelle l’histoire et ça nous fait marrer. C’est beaucoup plus rapide ! ». Le directeur demande « Et vous en connaissez combien comme ça ? ». « 340 », répond l’un des fous. « Bon, dit le Directeur, alors écoutez ça : 423 ». Hurlement de rires chez les fous qui se tapent les cuisses en distant : « Ah, celle là on la connaissait pas, elle est bien bonne ! ».
Voilà la solution : inventer une histoire basée sur un matricule qui n’existe pas au catalogue international. Je m’y mets de suite.