Le village de Saint Laurent est installé sur un long épaulement rocheux qui se détache de la Can à proximité du col du Rey et plonge vers le Tarnon, distant d’environ 2 kilomètres, en plusieurs longs ressauts. Juste au dessus du village, l’arête semble faire une pause dans sa descente : pendant quelques centaines de mètres elle suit un cheminement quasiment horizontal, et puis soudain elle se lasse de résister à la pesanteur et elle plonge vers les premières maisons du hameau. C’est exactement à la pointe de cette rupture de pente que se dresse la « Quille ». C’est une roche à la silhouette bien caractéristique, de section presque ronde, s’évasant légèrement vers le haut, qui culmine à environ 3 mètres de haut.
Géologiquement parlant, la quille est un « témoin » : elle n’est que le dernier fragment d’une très ancienne couche géologique qui a peu à peu été éliminée par l’érosion. Quand je la contemple, je peux quasiment voir se dessiner sur le fond du ciel la ligne pointillée que tracerait un prof de géologie sur son schéma pour matérialiser l’emprise de cette couche disparue. Peut-être est-ce d’ailleurs la même que celle qui, à quelques centaines de mètres de là, sur cet autre célèbre promontoire du village, porte les traces de nos dinosaures ? Tout cela donne à la quille un parfum de fonds des temps. La quille a vu passer les millions d’années, elle a assisté à la naissance du village de Saint Laurent. Des petits Gabales espiègles l’ont sûrement escaladée. La quille est si vieille, la quille est éternelle.
Malgré une taille modeste, sa position dominante la rend visible de très loin : on peut l’apercevoir dès la sortie de Florac, ou depuis la bordure du Causse, par dessus la vallée du Tarnon. Voilà pourquoi la quille est l’un des signaux forts qui marquent le paysage de la commune. La quille, c’est Saint-Laurent, et Saint-Laurent, c’est la quille ! Même pour des habitants non originaires du village comme nous, la quille exerce son rôle d’emblème et de repère : quand nous revenions de vacances éloignées avec les enfants, l’apparition de la quille depuis la route qui monte vers le village après Carlèques donnait toujours lieu à de joyeuses exclamations : « on voit la quille, on voit la quille, ça y est on arrive ! » .
Le dimanche après le repas, les citadins vont s’aérer en faisant quelques pas en famille au jardin public. Les familles de Saint Laurent, elles, se dirigent vers leur roche fétiche et y grimpent en soufflant. Depuis le parking de Saint Laurent, on y parvient en quelques minutes d’une ascension raide mais facile, dont on est largement et immédiatement récompensé par la magnifique vue surplombante qu’elle offre sur le village, la vallée du Tarnon, et les trois géants que sont le Mont Aigoual, le Causse Méjean et le Mont Lozère. Dans l’air glacial et transparent de l’hiver, on a l’impression que l’on pourrait toucher les puechs des Bondons.
Mais la quille est surtout un repère d’enfants. A toutes les époques il y eut, il y a et il y aura encore longtemps là haut des allées et venues de petites jambes, des cris joyeux, des cabanes éphémères, des rassemblements plus ou moins secrets pour « y fumer les cardouilles en cachette des parents », comme me l’ont confié deux célèbres habitantes du village que je ne dénoncerai pas… (les cardouilles sont connues des botanistes sous ne nom de carlines à feuilles d’acanthe, aussi dénommées cardabelles, ce sont ces jolis soleils piquants qui constellent les terres sèches du Causse et que l’on consommait autrefois comme des cœurs d’artichaud). Il y a encore quelques décennies, les jeunes du village y montaient en bande allumer un brasier à la Saint Jean, histoire de montrer à « ceux de Florac » qu’à Saint Laurent aussi on savait faire la fête.
Si vous aimez la quille, n’oubliez pas de lui rendre une petite visite régulièrement. Car non, hélas, elle n’est pas éternelle. Il semblerait même que son espérance de vie ne dépasse pas tellement la votre ou la mienne. Sur une photo de l’entre-deux guerres, on voit une petite famille poser pour la postérité au pied du rocher. Deux adultes, deux enfants, un bébé , la barre sombre du Causse en arrière-plan. Pour qui connaît le site aujourd’hui, il y a quelque chose de dérangeant dans cette image : les personnages sont minuscules, on dirait des lilliputiens ! A bien y regarder, on comprend finalement que les personnages sont de taille normale, les braves. C’est la quille qui était alors beaucoup plus grosse qu’aujourd’hui. Elle mesurait environ 4m50 de haut, et sa partie supérieure était beaucoup plus large que sa base. Qu’a t-il bien pu lui arriver ?
Les éléments naturels (pluie, vent, gel) ne sont certainement pas étrangers à cette cure d’amaigrissement, mais c’est probablement la foudre qui lui fait subir les plus grands dommages. Attirée par ce paratonnerre naturel, elle y tombe régulièrement, et lui arrache des fragments de tailles diverses. Vers les années 1935, le père de Jacqueline était au travail à la fontaine fraîche, par temps d’orage. Il a vu un énorme éclair tomber droit sur la roche, et faire exploser toute la partie supérieure. Un rocher aurait dévalé la pente et serait venu s’immobiliser non loin de lui, labourant au passage la prairie sur laquelle est aujourd’hui installé le lotissement du Felgeas.
Sur une autre photo, datée de 1975, la quille montre une forme bizarrement asymétrique, on dirait qu’elle est prête à verser dans la pente, mais elle est encore nettement plus haute qu’aujourd’hui. Que lui est-il arrivé depuis ? Camille Hugues prétend qu’elle a été endommagée deux fois par la foudre de son vivant (entre 1911 et 1986, donc). Un second éclair a dû lui faire perdre cette excroissance asymétrique pour lui donner son aspect d’aujourd’hui. Si les éclairs continuent à se succéder à ce rythme, de la quille il ne restera plus trace d’ici quelques décennies !
En juin 2011, à l’occasion d’un apéro-villageois, nous sommes montés en procession là-haut, avec en main deux des photos anciennes citées précédemment. Arrivés auprès de la vénérable dame, nous avons essayé de reconstituer les scènes à l’identique et de prendre des photos avec le même cadrage, pour mieux mettre en évidence le fait que rien n’est immuable…
Détail amusant, la pierre n’est pas la seule à ne pas être éternelle, la manière de la regarder et de la nommer évolue aussi. Notre promontoire rocheux caractéristique n’a pas toujours été comparé à ce sympathique jeu populaire qu’est le jeu de quilles. Il aurait été autrefois associé à la vie religieuse, puisqu’il paraît, d’après Camille Hugues, qui l’aurait lui-même appris du pasteur de Biasse, qu’on l’appelait autrefois « la cadiera del ministre » (la chaire du pasteur), comme si, depuis son promontoire, elle avait à charge de veiller sur les âmes des villageois.
Marc et Sophie Lemonnier, janvier 2012