Photo d’en-tête : Barre des Cévennes, où tout a commencé
Un jour, à la question : « C’est quoi pour vous être protestant ? », une vieille voisine courbée par les ans sur son bâton noueux répondait en en agitant un petit poing rageur : « C’est résister, résister, résister ! ». Cette force de résistance tourne dans le pays depuis des siècles, et continue à faire s’ébouriffer les imaginations et lever les coeurs. Ici, par quelque magie du lieu, les Hommes ont l’impression d’être en lutte. Contre la nature, contre l’ordre établi, contre l’endormissement qui conduit à la mort…
Néos, locaux, catholiques, protestants, tout le monde finit par se sentir, un tant soit peu, porteur de l’héritage des camisards, ces protestants résistants du XVIIIè siècle. Même si nos vies d’aujourd’hui ne sont pas toujours très en accord avec l’ensemble des préceptes qu’ils prônaient. Même si on n’est pas croyant, voire tout à fait anticlérical.
A mon arrivée dans ce pays, j’ai « résisté » quelques années à cet engouement… et puis, de ci de là, les signes de l’importance du phénomène ont attiré mon attention. Dans les conversations entre amis, les allusions à la guerre des camisards, même si elles sont imprécises, revenaient souvent. Au gré des balades dans les serres escarpés, j’ai souvent croisé des vestiges chargés de l’histoire de cette époque (je pense par exemple à la grotte de Baume Dolente…). Dans les maisons de presse de Florac, le rayon régional, particulièrement fourni, étale en première ligne des têtes de gondoles d’innombrables ouvrages sur le protestantisme, la guerre, l’esprit du lieu…
C’est à la lecture passionnée de l’un de ces livres (« Les premiers Camisards », de Henri Mouysset, aux Presses du Languedoc) que j’ai enfin plongé plus avant dans cette épopée, et commencé à en comprendre les fondements et à en retenir dates, lieux et faits… L’ouvrage fait le récit détaillé d’une courte période d’une vingtaine de journées de juillet et août 1702, durant lequelles se sont enclenchés les événements qui allaient mener à la guerre. Jamais il ne m’était apparu aussi clairement que l’Histoire peut basculer en un temps très court, sur l’initiative de quelques personnes portées par l’énergie du désespoir d’une population…
Voilà, en résumé, ce que j’ai compris de ces journées :
Depuis la révocation de l’Edit de Nantes, les protestants sont à nouveau persécutés en France. Ils sont très nombreux en Cévenne, pour des raisons que je ne connais pas avec précision : se sont-ils réfugiés ici, comme en Suisse, pays ami, ou bien les Cévennes ont-elles été de tous temps un territoire protestant ?
Toujours est-il qu’au début du XVIIIe siècle, l’ambiance est franchement mauvaise en Cévennes. Beaucoup de protestants se convertissent au catholicisme pour se protéger, mais le protestantisme est très ancré, décidé à résister aux pressions énormes de l’église catholique, de l’état et de l’armée. A plusieurs reprises, des protestants ont été démasqués et condamnés à mort. Il y a dans le pays un mélange de peur et de colère, idéal pour faire sauter la poudrière.
Le 22 juillet 1704, l’Abbé Du Chayla, l’un des principaux responsables de l’inquisition dans le secteur, passe à la foire de Barre des Cévennes. Il est reconnu par la population qui l’interpelle, lui demandant de libérer des prisonniers retenus au Pont de Montvert. Il se montre arrogant et intransigeant, et annonce que les prisonniers risquent la mort. L’émotion est très forte dans la foule. Il est possible que l’abbé ait risqué le lynchage à ce moment… mais il réussit à repartir sans dommage. N’empêche, le mal est fait : quelques hommes particulièrement combatifs décident que la situation est insupportable. Ils se rassemblent dans une maison de barre et décident de rassembler toutes les bonnes volontés pour réagir.
Parmi ces hommes il y a Salomon Couderc, Pierre Séguier, Jean Rampon et Abraham Mazel. Ils seront les meneurs des journées qui vont suivre. Leurs noms bien d’ici sont, encore aujourd’hui, connus de tous et prononcés avec respect et admiration… De ce que j’en ai compris, ce n’est pas seulement le courage physique qui leur a permis de se lever contre l’oppression et de passer à l’acte. Ils étaient probablement très, très croyants, à un point tel que la frontière entre raison et mysticisme s’estompe, et que le libre arbitre des décisions prises, surtout dans le feu de l’action, s’estompe pour laisser place à un état que les croyants appelleraient « éveil », ou « inspiration », et qu’un psychanalyste païen nommerait sans doute plutôt « délire »… Quel que soit le nom de leur état, il leur donne une grande confiance en ce qu’ils ont à accomplir, et une force de persuasion qui va leur être utile.
Le petit groupe se met en route vers Saint Julien d’Arpaon pour organiser une assemblée secrète dans un bois des environs. La nouvelle se répand dans le pays et de nombreux protestants commencent à converger vers ce lieu. Plusieurs parents des prisonniers du Pont de Montvert sont présents et demandent à ce que quelque chose soit fait pour eux. Il semble que ce soit au cours de cette nuit de prière et de révolte que la décision de les libérer ait été prise.
A partir de ce moment, il faut s’organiser. Le 23 juillet, le groupe se sépare en deux colonnes qui partent l’une en direction de la vallée française, l’autre vers le Collet de Dèze. Ils ont pour mission de ramener des armes et des forces vives. La carte de leurs déplacements est stupéfiante : ils parcourent, quasiment au pas de course, des distances très importantes, franchissant plusieurs lignes de crêtes aux dénivelés importants, organisant des assemblées pour informer, rallier à la cause, collecter, puis repartent et remontent vers le sommet du massif du Bougès, où ils se sont donnés rendez-vous en un lieu-dit appelé « Les trois fayards ». La redécouverte de ce lieu, et en particulier de la trace de ces arbres multicentenaires, a fait l’objet d’un récit passionnant dans le susdit livre d’Henri Mouysset, je vous le conseille.
Le 24 en fin d’après midi les petits groupes arrivent donc aux trois fayards, mais le « butin » humain rassemblé est décevant : ils ne sont que quelques dizaines, probablement une cinquantaine. Comment expliquer la petitesse de cet effectif, alors que l’émotion est si grande dans le pays ?
Après une dernière assemblée de prière, la troupe se met en route vers le Pont de Montvert. Elle y entre en début de nuit, en chantant le psaume 51 pour avertir les habitants… Les empêcher de sortir de chez eux pour ne pas être mêlés aux événements ? Faire peur à ceux qui désapprouveraient ? Appeler les sympathisants à rallier la cause ? La motivation n’est nulle part clairement expliquée…
Ce qui se passe ensuite est confus, comme toute insurrection un tant soit peu spontanée. Il n’y a pas à proprement parler de mouvement d’ensemble. Chacun y va de son initiative personnelle, les troupes se dispersent. Des gens fuient le village, d’autres partent en secret avertir les autorités, d’autres montent sur les hauteurs et essaient d’observer et de comprendre.
Les camisards portent évidemment une attention particulière à la maison André, dans laquelle l’abbé du Chayla a installé ses quartiers et les prisonniers. Quelques soldats assurent la garde du lieu. Les camisards donnent injonction à l’abbé de libérer les prisonniers. Il refuse. L’assaut est donné, dans le désordre. Le feu est mis, des soldats s’échappent, sont rattrapés. L’abbé quitte la maison sans se faire voir mais se fait mal en sautant et reste immobilisé jusqu’à être découvert. Dans la colère et la furie, les camisards le tuent, commettant le geste qui va faire basculer la région dans une guerre de plusieurs années, la très fameuse guerre des camisards.
Cet acte était-il prémédité ? L’assassinat de l’abbé avait probablement été évoqué par de nombreuses personnes sous l’effet de la colère, mais les camisards avaient-ils prévu, lors de leur dernière assemblée de la veille aux trois fayards, de passer à l’acte ? Que se serait-il passé si l’abbé avait, sans condition, libéré les prisonniers lorsque la demande lui a été faite ? La guerre aurait-elle été évitée ? Ou la colère populaire aurait-elle trouvé peu de temps après une autre occasion de se déchaîner contre l’oppresseur ?
L’histoire de cette troupe singulière ne se termine pas là. Enhardis par leur succès, ces premiers camisards circulent plusieurs semaines dans le pays en commettant d’autres meurtres d’ecclésiastiques, histoire d’enfoncer le clou. L’armée, rapidement arrivée dans le pays, leur fait une poursuite sans relâche. La plupart d’entre eux vont être pris, certains immédiatement condamnés et exécutés, d’autres envoyés en prison pour des années. Certains s’échappent vers la Suisse, pays ami des protestant. Quelques-uns continuent le combat, organisent la résistance et la suite de la guerre.
Mais c’est une autre histoire.