Un article de Jean-Paul Chabrol
L’Histoire, avec un grand H, est, dit-on, « un roman vrai ». « Vraie » est l’Affaire – romanesque – qui a eu pour cadre ce hameau isolé dominant la serpentine vallée de la Mimente. De ces noces entre histoire (elle s’appuie sur des sources conservées aux Archives Départementales de l’Hérault) et imaginaire (j’ai rajouté quelques éléments fictifs quoi que documentés par ailleurs), ce récit.
Depuis 1697 environ, un laboureur de vingt-six ans tracasse et déconcerte la vingtaine de familles qui habitent le lieu. Atteint, pense-t-on, d’épilepsie (à l’époque on disait le « haut mal » ou mieux le « mal caduc » du verbe latin cadere qui signifie tomber, choir), Pierre Chantegrel s’effondre sporadiquement à terre quand il est aux champs. C’est ce qu’il prétend.
Dès la plus haute antiquité et jusqu’au début du XXe siècle, l’épilepsie a été considérée soit comme une maladie divine ou sacrée, soit comme une maladie d’origine diabolique. C’est la raison pour laquelle les épileptiques ont très longtemps suscité la crainte, la suspicion et partant l’incompréhension de la société.
La maladie de Chantegrel (mais est-ce vraiment une maladie ?) semble s’être curieusement aggravée depuis le début de l’année 1702. L’homme soutient qu’il « tombe tous les jours, ne sachant pas ce qu’il dit ou fait » pendant les crises. Il est vraisemblable qu’une fois au sol, dans cette perdition de lui-même, il tremble et bave comme tous ceux qui sont atteints de ce mal mystérieux, nerveux et convulsif. Plus étonnant selon ses voisins, cet homme « caduque » est aussi connu pour « manger des charbons ». Cela peut paraître étrange, mais jadis les apothicaires recommandaient le charbon de tilleul, dans le traitement de l’épilepsie. Il est donc probable que Chantegrel soignait son épilepsie en ingérant ce produit aux vertus médicinales.
Depuis la seconde semaine du mois de mars 1702, une troupe de Bohémiens s’était arrêtée à Ventajols. Surprenante présence en ce hameau si loin de tout et si près de…. Dieu. Elle est d’autant plus insolite que Louis XIV – en 1666 puis en 1682 – a ordonné que tous les Bohémiens mâles soient condamnés aux galères à perpétuité, leurs femmes rasées et leurs enfants enfermés dans des hospices. Ces Bohémiens s’étaient-ils réfugiés en Cévennes pour se soustraire à cette répression ? Nul ne le sait, mais l’hypothèse est séduisante. Savaient-ils que les protestants étaient comme eux une minorité persécutée ? Ce n’est pas impossible. On doit enfin rappeler que la Bohème (aujourd’hui la République tchèque et la Moravie) était en partie hussite, du nom du réformateur Jean Hus qui a influencé Martin Luther. Pour l’Église catholique romaine, les hussites étaient des hérétiques, tout comme les calvinistes qui peuplaient massivement les Cévennes. Malheureusement, nous ignorons quelle était la religion de ces « Boumians » (C’est ainsi que l’on désignait, en occitan, les Bohémiens) et la région d’où ils provenaient.
Quoi qu’il en soit, depuis la nuit des temps, ces nomades fascinent et inquiètent à la fois. Déjà, en 1696, une troupe de Bohémiens (étaient-ce les mêmes ?) étaient venus divertir les habitants de Génolhac. Expulsés de la ville, ils étaient revenus saccager le couvent des Dominicains de Génolhac avec l’aide… des Anciens et Nouveaux Convertis de la petite ville.
On raconte que la jeunesse de Ventajols se rassemble tous les soirs dans une clède, un séchoir à châtaignes, pour organiser une veillée, animée par ces « étrangers ». On y danse dit-on. Au son d’une musique « tzigane » ? Si cela est vrai, cette musique exotique devait être dépaysante pour ces paysans cévenols. J’imagine, si cela est véridique, une danse « endiablée », enivrante, hypnotique, provoquant un état de transe proche de la crise épileptique…. Une danse provoquant l’ire des huguenots les plus rassis…
Mais peut-on donner crédit à ces rumeurs villageoises ? Que se passe-t-il vraiment dans ces veillées nocturnes ? Sont-elles vraiment distrayantes ? Nul ne le sait vraiment et pourtant les langues se délient. On raconte encore que dans ces réunions Pierre Chantegrel met des « charbons ardents dans ses mains et le pied dans le feu » et qu’il déclare à l’assistance qu’il fait « des miracles, que le Saint-Esprit lui dit de faire ainsi et qu’il ne se brûlera pas ». Un comportement tout aussi trouble que ces intrigantes nuits mais dont l’Ancien Testament offre un exemple célèbre dans le livre apocalyptique du prophète Daniel : quatre jeunes gens, placés « dans la fournaise du feu ardent » sur l’ordre du roi Nabuchodonosor, échappent à la mort, sauvés par leur foi inébranlable et indéfectible dans le Dieu d’Israël.
J’ouvre – presque incidemment – une parenthèse que je ne refermerais pas totalement car elle donne en partie un sens à cette histoire de charbons. Savez-vous ce qu’un jour le Prophète Mouhammad, Mahomet pour nous, a dit ? Je cite : « Viendra une époque durant laquelle celui qui tiendra véritablement à sa religion (par sa langue, son cœur et ses actes) sera semblable à une personne tenant une braise de feu dans sa main ». Chantegrel ne connaissait ni le coran, ni les hadiths du fameux prophète. Mais, il maniait, au sens étymologique de ce verbe, des charbons incandescents. Comme pour éprouver sa foi ? Ce n’est pas invraisemblable dans le douloureux contexte religieux des Cévennes.
Un voisin raconte que, depuis plusieurs mois, Chantegrel prêche la Repentance à la jeunesse de Ventajols. L’homme serait donc un prédicant. Mais se repentir de quoi ? De danser avec des Bohémiens ? D’écouter une musique qui a des accents démoniaques ? Est-ce vraiment pécher que de danser à l’approche du printemps, précoce en cette année 1702 ? Chantegrel ne serait-il pas un censeur des mœurs, un huguenot puritain admonestant une jeunesse insouciante et impénitente ? À moins que Chantegrel ne fasse allusion à l’abominable et insoutenable péché commis par les protestants lorsqu’ils ont été obligés, par la force, à abjurer leur foi à l’automne 1685. Pour obtenir la vie et la félicité éternelles, il est impérieux de se repentir puisqu’on clame partout en Cévennes que le Jugement dernier est proche.
Revenons à nos Boumians. Ils ne sont pas seulement musiciens, ils passent aussi pour être d’inquiétants magiciens. N’auraient-ils pas appris à Chantegrel quelques tours de prestidigitation ? On n’en saura jamais rien. Les « Boumians » ont quitté – comme par enchantement – Ventajols à la veille du 14 mars. Et ils ont bien fait.
La veille, un délateur, l’homme « le plus riche » de Ventajols, un ennemi de Chantegrel, alerte la milice bourgeoise des Cévennes casernée à Florac. Il a appris qu’une nouvelle réunion doit se tenir dans une maison du hameau. À la faveur d’un beau clair de lune, un détachement de miliciens, tous catholiques, arrive une heure après le coucher du soleil à Ventajols et surprend, dans une des granges de la localité, une quinzaine de personnes qui parviennent presque toutes à prendre la fuite. Un coup de feu est tiré sur les fuyards sans faire de victime. Quatre personnes, deux hommes et deux femmes, sont cependant appréhendées ; une heure après, Chantegrel est arrêté chez lui alors qu’il était seul, dit-il, avec sa mère. Il prétend qu’il n’a jamais quitté sa maison ce jour-là, sauf pour aller à la messe à Saint-Julien d’Arpaon.
Avant leur transfert à Florac, on interroge les prisonniers qui nient qu’il y ait eu une quelconque assemblée. Non sans aplomb ni culot, deux d’entre eux se retranchent derrière les allégations des soldats selon lesquels les personnes qui se seraient enfuies étaient « des enfants qui badinaient ou se divertissaient au clair de lune ». Trois siècles après, la lune au-dessus de la Mimente et de ses falaises rubéfiées offre un spectacle à la fois fantastique et sublime. Je vous encourage à en faire, une nuit, l’expérience en montant à pied à la lisière de la chevelure des châtaigniers qui tapissent les versants abrupts de la vallée. Quand les masses sombres et déchiquetées des schistes ignés se reflètent sur la frissonnante rivière nacrée par la pluie de lumière déversée par la lune, surgissent des monstres inquiétants qui font presser le pas. Une indicible émotion vous étreint.
. Les incarcérés poursuivent : ces enfants auraient eu peur des miliciens et se seraient sauvés comme une volée d’oiseaux nocturnes. Qui dit vrai ? Qui ment ? Les soldats ? Les prisonniers ? Les voisins ? Les responsables religieux ou municipaux de la paroisse de Saint-Julien d’Arpaon à laquelle appartient Ventajols ? Tout est opaque dans les témoignages des protagonistes de cette nébuleuse Affaire, ténébreuse comme la vallée de la Mimente par une nuit sans lune.
Chantegrel, en prison dans le château de Florac, surprend encore ses compagnons d’infortune et ses geôliers. On rapporte que « Dieu lui parlait » et « que quand on voulait lui donner à manger, Chantegrel disait : Mon Dieu, mangerais-je ?, et répondant à lui-même, il disait : Non, Non Enfant, mais tu prendras le pain et tu le mettras à la poche droite et non à la gauche ». Étrange histoire de poches, du moins en apparence. Pourtant, souvenons-nous que la sinistra – la main gauche en latin – a donné le mot sinistre. Autrement dit, quelque chose de funeste ou qui présage un malheur. Le pain gagnait donc à être dans la bonne poche, la poche favorable, heureuse. Mais le pourquoi de cette abstinence commandée par Dieu nous échappe.
Les autres emprisonnés racontent avoir vu tomber Chantegrel mais seulement dans la prison et jamais avant. Ils ont eu oui dire qu’il avait chuté un jour dans une de ses « pièces de terre ». Ils nient l’avoir entendu prononcer quoi que ce soit à Ventajols.
Chantegrel est déféré devant la justice, accusé de « fait d’assemblée et de crime de fanatisme ». Finalement, il avoue avoir prêché, mais « ne sachant qui le lui faisait faire, Dieu ou le Diable ». L’interrogatoire de son richard de voisin, celui qui avait permis son arrestation, apporte deux précisions. La première : Chantegrel se serait vanté d’être un devin, « de prédire les choses futures par la vertu du Saint-Esprit qui lui parlait ». La seconde : il annonçait par voie de conséquence que le « Royaume des Cieux était proche ». Autrement dit que la fin du Monde ou l’Apocalypse était imminente…
Alors ? Qui était ce Chantegrel ? Un fou ? Un aliéné au sens propre ? Un extravagant ? Un malade ? Un égaré ? Un simulateur ? Un escamoteur ? Un sorcier ? Un « phanatique » comme l’écrit le magistrat qui le questionne ? Je vous laisse le choix de l’épithète. Quoi qu’il en soit, il est condamné aux galères, mais sa peine est commuée en détention à Montpellier pour avoir, sur serment, promis de vivre en catholique. Face à l’épreuve, il a failli, fléchi, trébuché, chuté : ses mains tremblantes ont laissé échapper les braises de feu. Pour n’avoir pas « tenu à la religion » de ses ancêtres, Chantegrel était désormais un renégat, un apostat. La rumeur publique rapportait que, sur le Bougès, un prophète de malheur aurait dit que Chantegrel serait bientôt condamné aux flammes de l’enfer …
Alors ? Exceptionnelle cette affaire ? Singulier ce paysan convulsionnaire ? Depuis la fin de l’année 1685, on avait vu et entendu partout en Cévennes des choses étonnantes et sidérantes. Les prodiges avaient été si nombreux que leur écho avait dépassé les frontières du royaume de France. Les Cévennes étaient devenues un pays enchanté, empli de merveilles. A l’automne 1701, nouvelle et divine merveille, une onde de choc avait enfiévré le pays : des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards disaient avoir reçu le Saint-Esprit. On connaît le nom de ces inspirés dont le corps « caduc » exprime le mal, le malheur, la maladie, la malédiction : Abraham Mazel, Françoise Brès, Esprit Séguier, Jean Chaptal, Jacques et Salomon Couderc… Tous se considéraient comme des « Enfants de Dieu », d’aucuns écriront plus tard des « fous de Dieu »… Des hommes qui ont « tenu ».
Le vent du prophétisme qui s’était levé en hautes Cévennes à l’automne 1701 n’allait pas tarder à souffler sur les braises d’une vieille colère, ressassée et remâchée, allumant – au moment même où les genêts dressaient partout leur or – le feu d’une terrible révolte, « ardente » comme le feu qui dévorait l’âme de Pierre Chantegrel.