Imago Sékoya à Thétys plage, ou les deux Bramont du Mont Lozère

Certains lieux ne peuvent se suffire d’une seule histoire pour être contés dans leur entièreté et leur complexité. C’est le cas ici, au confins de la cham des Bondons et des granites du Mont Lozère. Sans doute avez-vous déjà entendu parler du champ de menhirs, le plus dense de France après Carnac paraît-il. Voilà certes un beau sujet, mais d’autres histoires passionnantes se sont jouées ou se joueront ici et j’aimerai vous en conter quelques-unes.

Commençons par le futur. En 2540, le niveau de la mer a monté de 1000 mètres. Réchauffement climatique ? Tectonique des plaques ? Déluge ? L’histoire ne dit pas pourquoi. Mais les faits sont là : seules les hautes terres d’aujourd’hui émergent encore. A l’échelle de la France : les Alpes, les Pyrénées… et notre bon vieux Massif Central, qui se trouve transformé en un archipel aux étranges formes découpées.

Avant de poursuivre votre lecture, prenez le temps de situer sur cette carte le Mont Lozère, la cham des Bondons, et les lieux que vous fréquentez. Un certain nombre, bien sûr, seront sous l’eau. Mais ce n’est pas grave, cela vous permettra de rêver un peu, et aidera à vous orienter et à mieux comprendre ce qui va suivre.

En 2540, donc, Imago Sékoya, jeune chercheur en entomologie, parcourt cet archipel-monde pour en apprendre plus sur les petites bêtes qui l’intéressent. Il y vit des rencontres et des aventures passionnantes. Je ne m’étendrai pas sur ce sujet immense, très bien relaté dans les carnets de voyage d’Imago, que vous pourrez retrouver ici. Sachez simplement que l’on y découvre avec émerveillement ce que seront devenues nos montagnes adorées, peut-être encore plus belles qu’aujourd’hui avec leur arrière-plan maritime.

La seconde histoire commence il y a plusieurs centaines de millions d’années, alors que la planète Terre présente une géographie bien différente de celle d’aujourd’hui. Laurasia et Gondwana, les deux principaux continents de l’époque, sont en train de se percuter lentement pour former un supercontinent unique, la Pangée. Des flux énergétique colossaux parcourent en tous sens la croûte terrestre qui se tord sous l’effort. Sur ce qui deviendra un jour l’Europe pousse un immense relief : la chaîne Varisque. L’événement est resté dans l’histoire sous le nom de plissement hercynien.

Aussi impressionnante soit-elle, la chaîne Varisque ne résiste pas aux millions d’années : elle est rabotée par l’érosion jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une pénéplaine (c’est à dire pas grand chose). Mais la formation des Alpes, toutes proches, la déforme à nouveau et certaines portions regagnent de l’altitude – c’est le cas de notre futur Massif Central. A cet endroit, la croute terrestre malmenée se fracture et le magma remonte à la surface, engendrant un volcanisme important, qui pousse encore le massif vers le haut.

Peu après, au jurassique, la Pangée se disloque. Sur le territoire de la future Europe de l’Ouest vient s’installer une nouvelle mer, la Thétys. En émergent les parties les plus élevées de la vieille chaîne Varisque rajeunie : Cornouailles, massif armoricain, Ardennes, massif bohémien… Notre Massif Central constitue l’une de ces île. Notons au passage qu’il préfigure d’une certaine manière les « Iles d’Auvergne » qu’explorera Imago Sékoya bien plus tard. Dans l’eau tiède qui baigne ses rivages, un processus passionnant se met en route. Millions d’année après millions d’années, des débris animaux et minéraux chargés en carbonate de calcium s’accumulent au fonds, puis durcissent lentement pour former une nouvelle roche : le calcaire.

Un peu plus tard, l’ensemble est soulevé par les derniers soubressauts de la formation des Alpes. La mer est évacuée loin au sud, laissant émerger une immense étendue de calcaire tout neuf, disposé en strates bien horizontales, qui va constituer les Causses. (J’ai décrit plus précisément toute cette histoire ici).

La Cham des Bondons est un petit bout de ce causse originel, qui subsiste à la base du Mont Lozère. En termes peu scientifiques mais imagés, le calcaire de la Cham des Bondons est un océan fossilisé qui vient baigner le granite du Mont Lozère. Encore plus succinctement : c’est une plage fossilisée. Quiconque se serait tenu là il y a 100 millions d’années, le regard tournés vers le sud, aurait eu la même vision qu’Imago Sékoya en 2450 si ses explorations naturalistes l’avaient mené en cet endroit précis : une mer infinie.

Il se trouve qu’Imago Sékoya est passé par cet endroit. Pas en 2450, mais en l’an 2000. Pour quelle raison et comment a t-il changé d’époque, je ne le sais pas encore, cela sera dévoilé dans le tome 5 de ses carnets de voyages, qui reste à paraître au moment ou j’écris ces lignes. Ce que je sais avec certitude, c’est qu’en cette année d’ouverture de notre millénaire il a entrepris la traversée intégrale du Massif Central, dans le sens sud-nord.

Voilà pourquoi, en ce mois de juin 2024, Franck Watel, l’auteur de la série « Les îles d’Auvergne », parcourt lui-même la susdécrite traversée du Massif Central, afin de « vivre physiquement et émotionnellement le terrain », ce qui lui permettra de mieux retranscrire par le dessin et le scénario l’aventure d’Imago. Franck fait les choses sérieusement. Avec lui pas d’esbrouffe, ce qu’il dessine, il le vit pour de vrai !

Franck – Imago en pleine exploration à proximité de Thétys plage

Je suis là moi aussi, à arpenter avec lui cette zone de contact granite – calcaire, pour imaginer à quoi ressemblait la plage jurassique de la Thétys et décider de l’endroit exact ou Imago l’a abordée. Enfin, l’aurait abordée, s’il n’y avait pas un intervalle de 150 millions d’années entre les deux histoires.

Mais cet endroit passionnant n’a pas encore livré tous ses secrets, loin delà. Une troisième histoire vient s’intercaler entre les deux premières.. Il y a 2 millions d’années, l’immense surface de calcaire commence à être attaquée par l’érosion. Des rivières se creusent, elles découpent l’ensemble en plateaux séparés par des vallées profondes. L’une d’elles dévale le versant sud du Mont-Lozère en suivant la pente naturelle. Atteignant Thétys plage, elle est stoppée dans son élan par un bourrelet de calcaire. Longeant mollement la plage vers l’ouest, elle finit par trouver une échappatoire, une zone de faiblesse dans laquelle elle s’engouffre et se creuse une nouvelle vallée qui lui permet de continuer sa descente en direction du nord, s’éloignant de Thétys plage.

Aujourd’hui, cette rivière s’appelle le Bramont. Depuis le Mont Lozère elle rejoint le Valdonnez et va se jeter dans le Lot à Balsiège.

Mais, à l’endroit précis ou Imago Sékoya abordera Thétys plage 2 millions et 2000 ans plus tard, il se passe un phénomène passionnant. Les calcaires sur lesquels vient buter le Bramont avant de se détourner vers le nord sont fissurés. Une petite partie de l’eau de la rivière s’infiltre. L’eau, légèrement acide, dissout peu à peu le calcaire, élargit les fissures, rejoint le granite sous-jacent sur lequel elle s’écoule en direction du sud, ressort à quelques centaines de mètres de là, dans un vallon nouvellement créé par l’érosion (aoujourd’hui le vallon des Combes), pour alimenter une petite rivière qui descend plein ouest et va se jeter dans le Tarn un peu au dessus d’Ispagnac.

Aujourd’hui, cette rivière s’appelle… le Bramont !

Ce même nom donné aux deux rivières entérine le fait qu’elles sont liées par une étrange relation souterraine. Une rivière qui se divise ainsi en deux pour amener ses eaux vers deux bassins versants différents (Lot et Tarn) constitue un cas semble-t-il unique en France.

Comment les habitants des environs ont-ils compris cette anomalie hydrogéologique, et celà il y a plusieurs siècles déjà ? Mystère, car le processus est plutôt discret : il faut savoir exactement où se trouvent les zones d’infiltrations et observer très attentivement les mouvements de l’eau pour détecter les fuites. Mais l’être humain est ainsi fait qu’il se montre particulièrement fûté quand il s’agit de porter tort à ses voisins. Au XVIIIème siècle, remarquant qu’une partie de l’eau échappait à « leur » Bramont du Haut, les habitants du plateau supérieur creusèrent un canal de dérivation, encore bien visible aujourd’hui, pour éloigner la rivière de la zone de calcaire ou se produisent les infiltrations. Le Bramont inférieur s’asséchait alors, privant les habitants et les moulins installés le long de son cours de leur précieux liquide. Inutile de préciser que cela donna lieu à une véritable guerre de l’eau, comme il s’en est observé beaucoup à l’époque (et par exemple tout proche, à Malaval, dont la rivière souterraine était d’ailleurs autrefois connectée à celle du Bramont), avant que la justice rétablisse un semblant d’équité en posant des règles de partage.

Dans les années 1980, les spéléologues découvrirent que les infiltrations avaient formé une véritable rivière souterraine (la « grotte-perte du Bramont »), qu’ils parvinrent à pénétrer au prix de longues séances de « dézob » (désobstruction). A ce jour 2500 m de galeries sont explorées et cartographiées. L’entrée fermée par une petite porte métallique ne permet pas d’y accéder librement, mais le site vaut largement la visite.

L’eau du Bramont s’infiltre à la base de la falaise
Premiers mètres de la galerie
L’entrée de la galerie de la perte du Bramont
La porte qui interdit la poursuite…

Je ne vous donnerai pas de localisations précises pour situer les histoires que je vous ai racontées ici, car cela vous priverait du plaisir d’observer finement la carte et les formes du terrain, et de réfléchir à la manière dont les choses se sont passées, pour faire des hypothèses et retrouver les lieux sur le terrain. Comme tout scientifique – explorateur digne de ce nom. Comme Imago.

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