En 1967, lorsque Marie Lagrave rentre de deux décennies d’aventures africaines (histoire passionnante, que je vous raconte ici) pour s’installer à Florac avec sa famille, elle est surprise. Dans le nord de la Lozère, d’où elle est originaire, les danses traditionnelles sont restées vivaces, avec des bals réguliers et fréquentés. Il n’en est pas de même dans le sud du département. Ici, depuis la guerre, plus personne ne pratique les bourrées, polkas et autres scottish qui constituaient pourtant un lien fort entre les habitants. La première pensée de Marie va aux adolescents, particulièrement désœuvrés dans cette petite ville qui ne leur propose quasiment aucune activité. Sans plus tarder, elle met en place pour eux un atelier dans le giron de l’Association Culturelle Floracoise. Le groupe de danse « Les Raïoulets » est né. Mois après mois, dans l’annexe de la salle des fêtes qui résonne affreusement et sent la vinasse les lendemains de fête, elle leur réapprend à danser. Un tourne-disque et quelques galettes d’André Verchuren assurent la partie musicale. Les enfants sont rapidement passionnés. Claudie Claudie et Olivier Lagrave, les deux enfants de Marie, attrapent eux aussi le virus. Ils intègrent le groupe et deviennent rapidement de très bons danseurs.
Mais Marie veut faire connaître la danse à la population locale au-delà des jeunes participant aux ateliers. Il faut se montrer, proposer des représentations publiques. Elle collecte auprès des familles floracoises des costumes anciens, les fait réparer si besoin, et constitue une garde-robe de costumes traditionnels de toute beauté. Ainsi vêtus, les enfants se produisent dans les kermesses, fêtes votives et autres manifestations des environs. Ils ont fière allure. Les spectateurs, enthousiastes, reprennent ainsi contact à leur tour avec ces danses oubliées.
Mais les jeunes grandissent et partent les uns après les autres, en pension à Mende puis vers de grandes villes lointaines pour suivre des études supérieures. Chaque année, Marie doit reprendre l’apprentissage à zéro avec les nouveaux. Elle décide de créer un atelier adulte, qui lui permettra de travailler sur le long terme, avec un groupe plus stable. Le succès est immédiat. Le nombre de participants augmente rapidement. L’esprit purement folkloriste des débuts évolue vers une pratique participative, plus proche des bals qu’à connu Marie à Lachamp dans sa jeunesse : lors des représentations, la troupe montre quelques danses, et puis descend dans la salle inviter les spectateurs à danser à leur tour.
Des musiciens rejoignent le collectif pour remplacer la musique enregistrée. Ce sont d’abord Lucien Ruel et son fils Claude à l’accordéon chromatique, bientôt rejoints par Olivier Lagrave, le fils de Marie, à la Cabrette, dont il a appris à jouer seul lorsqu’une mauvaise fracture du tibia a limité ses possibilités de danser. Il y aura aussi Pat Foucrolles, Dominique Albouy… L’association investit dans une sonorisation « Bouyer » (marque bien connue pour la qualité médiocre des sons qu’elle produits), la seule de Florac à l’époque. Régulièrement demandé, le groupe parcourt la Lozère : Les Bondons, les Badieux, Runes, le Pont-de-Montvert… ce sont des soirées mémorables, extrêmement chaleureuses et conviviales, dont les participants se souviennent encore avec émotion cinquante ans après.
Grâce à l’initiative de Marie, le sud Lozère reprend le chemin de la danse traditionnelle.
Les Raïoulets sont demandés de plus en plus loin. Nîmes, Lyon, la Catalogne… Chaque année, on organise un échange avec un groupe de danse d’une autre région. Pendant une semaine, on héberge les familles, on fait des repas et des soirées dans le jardin de la Salle-Prunet, on visite les environs, et puis on danse, on danse, on danse, entre soi et pour les autres : un spectacle à la source du pêcher couronne le tout… Et l’année suivante, on recommence, avec un autre groupe.
En 1985, à 62 ans, après presque vingt années de bons et loyaux services, Marie abandonne l’animation des Raïoulets et passe le relais à Claudine Albouy et Michèle Delon, qui lancent au passage un nouvel atelier destiné aux plus jeunes. Ces enfants grandiront avec la danse, poursuivant à l’adolescence puis revenant ponctuellement à l’âge adulte participer à des représentations. En 1987, le groupe organise son plus incroyable voyage, qui mènera des dizaines de danseurs floracois en Italie et en Yougoslavie. Marie, qui continue à danser pour son plaisir, est du voyage. Des souvenirs merveilleux !
Mais déjà, une autre aventure importante pour la vie locale démarre au sein des Raïoulets : quatre parents de jeunes danseurs, musiciens amateurs, commencent à jouer ensemble pour accompagner les atelier et les spectacles. Ils s’appellent Jean-Marie Thoyer, Claude Chesnay, Thierry Vigroux et Heny Mouysset. Lorsque les Raïoulets cessent leur activité en 1995, ils continuent l’aventure sous un nouveau nom : le groupe Tétras-Lyre. Pendant une décennie, ils seront les seuls, dans ce coin de Lozère, à proposer des bals trad.
Le creux de la vague démographique est passé, et la population de la Lozère recommence tout doucement à augmenter grâce aux jeunes qui arrivent d’ailleurs pour s’installer en milieu rural. Certains, déjà sensibilités aux musiques et danses trad dans leur vie d’avant, créent de nouveaux groupes et commencent eux aussi à proposer des bals. Je fais partie du lot avec le groupe That’s all Folk. L’ambiance est festive à souhait, mais la dynamique de danse peine à s’installer. A part quelques rescapés des Raïoulets, plus personne ne connaît les pas. Les gens viennent surtout au bal pour profiter de l’ambiance et boire un coup. En 2004, quatre groupes décident de réagir. Il y a bien sûr Tétras-lyre, l’historique, ainsi que Mélilot, Trio-Trad, et Bas les pattes. C’est la naissance du Collectif du bal du mois. Ensemble, ils structurent l’offre en proposant un bal par mois, dans différents villages du sud-Lozère. Au programme de chaque bal : un atelier d’initiation, un groupe émergent en première partie, et un des quatre groupes fondateurs du collectif en seconde partie. Le tout pour un prix défiant toute concurrence : 3 € !
Cette fois, la dynamique prend. Les premiers bals, modestes, rassemblent 30 personnes en moyenne, mais les gens y viennent vraiment pour danser. Peu à peu le niveau s’améliore, le bouche à oreille joue et les danseurs viennent plus nombreux. Bientôt, un bal moyen rassemble 40, puis 50, 60 personnes et plus.
Les premières années, le collectif doit parfois faire le forcing pour persuader 12 associations de recevoir le bal mensuel. Mais devant le succès croissant, celles-ci vont rapidement devenir demandeuses et il faut bientôt augmenter le nombre de bals annuels pour les satisfaire. 23 bals sont ainsi organisés en 2019. La réputation des bals du mois dépasse largement la Lozère, des danseurs viennent des départements voisin. Côté musique, des quatre groupes d’origine, trois ont cessé d’exister, mais les indestructibles Tétras-lyre jouent toujours. De nombreux autres groupes se créént localement et apportent leurs couleurs nouvelles. Des groupes de musique de toute la France demandent également à venir jouer… ce qui n’est pas toujours faisable, pour des questions de budget.
Après le choc du COVID, qui voit l’arrêt presque total des bals pendant un an (à part quelques bals clandestins, organisés par des volontés indépendantes du collectif, qui ont rassemblé jusqu’à 120 danseur.euse.s extatiques), la dynamique a repris lentement mais sûrement, sur un mode d’organisation plus « moderne », décentralisé. Aujourd’hui, de nombreuses associations organisent des bals de leur propre initiative et en autonomie, sans forcément s’inscrire dans le Collectif du bal du mois, dont le rôle diminue progressivement. Preuve qu’il a pleinement joué son rôle !
En 2024, Tétras-Lyre a fêté ses 40 ans, sans donner de signe d’une fin d’activité prochaine !
Merci à Claudine et Dominique Albouy, Jean-Marie Thoyer et Claudie lagrave de m’avoir livré leurs souvenirs de cette aventure
Lorsque on évoque l’histoire de la musique folklorique en sud-Lozere, on oublie quand même un peu le groupe That’s all folk !!!
Tu as raison Ben, c’est réparé.