Le jour de mes 12 ans, mes parents m’ont emmené voir ma première transhumance. Je vous vois sourire… je comprend ça. Vous qui êtes nés ici, vous avez grandi avec la transhumance. Mais moi, j’avais grandi à la ville, j’en avais juste entendu parler et c’était un grand bonheur de pouvoir enfin la voir pour de vrai.
On est montés en famille au hameau de l’Hospitalet, sur la can. La can de l’Hospitalet. La can, c’est comme une sorte de petit Causse. Oh, pas grand comme le grand Causse Méjean, ça c’est sûr. Du nord au sud, elle s’étend sur 10 petits kilomètres, et à certains endroits, sa largeur atteint à peine quelques dizaines de mètres. « Petite, mais d’une bien grande importance pour les Cévennes ! », m’a souvent dit par la suite Thierry le berger, en agitant son index dressé vers le ciel. Tous les itinéraires de transhumances qui mènent de la plaine du Languedoc vers la Margeride y convergent et la traversent d’un bout à l’autre. Il faut dire que c’est une chaussée sacrément pratique ! A cet endroit, les Cévennes ne sont qu’enfilades de vallées tortueuses et profondes, aux versants raides et glissants qui s’éboulent sous les pieds. Alors les transhumants, ils ne sont pas bêtes, ils préfèrent monter là-haut une bonne fois pour toute, et ensuite ils cheminent tranquillement, en survolant confortablement les crêtes cévenoles qui moutonnent à l’infini.
L’Hospitalet, c’est au milieu de la can, et c’est là que se rencontrent deux drailles. Celle qui arrive de Ganges, par le Mont Aigoual, et celle qui arrive de Nîmes, par la Corniche des Cévennes. C’est donc un lieu très important, mythique, même ! Pourtant, quand on y est arrivés j’ai été un peu déçu. Il y avait juste 3 maisons, un petit clocher… La draille, par contre, m’a impressionné : j’ai vu une bande de rocaille pelée, large de plusieurs dizaines de mètres, qui traversait le paysage jusqu’à l’horizon. On l’a longée quelques centaines de mètres en direction du sud. Non loin du hameau, il y avait une pierre dressée au bord de la draille. La famille s’est installée autour pour attendre, et moi, j’ai fait comme tout garçon de 12 ans aurait fait : je l’ai escaladée, et je me suis assis fièrement au sommet. La main au dessus des yeux, j’ai fait le guet…
D’abord, il n’y a eu que du silence. Mais le silence des plateaux, vous savez, une sorte de note très aigue, à peine perceptible quand on ne fait pas attention. Cette note, c’est la somme des bruits de toutes les herbes qui remuent au vent, de toutes les ailes des insectes qui font leur travail. C’était long. Je m’ennuyais un peu et j’avais abaissé mon bras depuis longtemps, quant soudain je me suis aperçu que la note du silence avait… changé. Plus clinquante, plus forte aussi. Une rumeur a grandi, grandi derrière l’horizon, bientôt on aurait dit que ça venait de partout. Soudain, dans la brume de chaleur, une tête de mouton est apparue au dessus de l’épaulement de la can. Puis 2, 5, 10, 100, 1000. Une quantité incroyable de moutons, plus que je n’en avais jamais vu, et plus qu’hélas je n’en reverrai jamais. Avant même qu’ils ne parviennent jusqu’à nous, j’ai senti une effluve de bête chaude et humide nous entourer. Et puis le troupeau a défilé devant nous, épais, dense, rapide, mouvant comme une rivière de montagne. Les bêtes avançaient d’un pas décidé, sans hésitation. Au carrefour, sans ralentir, les premières bêtes ont tourné à gauche sur la route goudronnée, et après quelques dizaines de mètres, elles se sont dispersées dans une prairie et se sont couchées à l’ombre des frênes. Progressivement, tout le troupeau s’est installé là au rythme de l’arrivée des bêtes. Les dernières avaient passé la crête depuis longtemps quand les bergers sont apparus à leur tour. Ils étaient 4, ils marchaient côte à côte, ils avaient l’air tranquille. L’un d’eux agitait les mains, sûrement il racontait une histoire aux autres.
Je n’en revenais pas de cette scène. Moi je croyais que la transhumance, c’est quand les hommes mènent les bêtes vers des lieux plus cléments. A 12 ans, perché sur une pierre dressée à l’Hospitalet de la can, j’ai compris qu’il n’en était rien. J’ai su que la transhumance, c’est quand les hommes suivent les bêtes dans leur quête de nourriture. Et c’est là, au sommet de ma pierre, saoulé de sonnailles, drogué d’odeurs de bêtes, que mes sens se sont brouillés. Et j’ai vu en songe comment cela avait été possible.
J’ai vu des temps très anciens. Bien plus anciens que les temps anciens des contes. Car cela n’est pas un conte, c’est une histoire réelle. En ces temps immensément lointains, les montagnes tonnaient et lançaient vers le ciel des nuées qui assombrissaient la terre pour 100 générations. Des glaciers descendaient des sommets, envahissaient les plaines pendant 100 autres générations, puis reculaient doucement pour retourner se lover dans les altitudes. Les mers surgissaient de l’horizon, envahissaient les plaines à leur tour pour 1000 générations, puis se retiraient comme elles étaient arrivées.
L’homme, lui, n’était encore en ces temps anciens qu’une créature velue et courbée. Il était terrifié devant ces phénomènes qui le dépassaient et qu’il ne savait pas expliquer. C’est pourtant à ce moment qu’a commencé l’histoire de la Transhumance. Ecoutez bien.
Le premier regard de mouflon. Moyen-Orient
Mouflon a chaud. Il a soif, il a faim. Depuis des heures il cherche l’herbe entre les cailloux. Elle est si rase, si sèche, piquante comme du sable. En manger rassasie à peine et fait saigner les gencives.
Découragé, mouflon redresse la tête et contemple le paysage qui l’entoure. Il est midi. La plaine est écrasée de soleil. Autour de lui, tout le troupeau est à la peine, chacun comme lui fouille désespérément entre les cailloux. Au loin, la mer renvoie soudain un reflet blanc aveuglant qui fait détourner les yeux à mouflon.
Mouflon n’a pas beaucoup de mémoire. C’est tout juste s’il se rappelle les pauvres instants qui viennent de passer. Pourtant, tapi au plus profond de lui, il y a le souvenir d’une couleur. Une couleur qui fait du bien. Une couleur qui donne la vie : le vert. Autrefois, il y a peu, ces prairies étaient plus vertes, il en est certain. Tout était plus facile. Il faisait moins chaud, aussi.
Un moustique pique cruellement mouflon derrière l’oreille. Mouflon rue pour le chasser. Les moustiques les harcèlent sans cesse. Ca aussi c’est nouveau. Pourquoi tout a changé ? Pourquoi tout est devenu si difficile ?
Confusément, Mouflon sait qu’il porte la responsabilité du troupeau . Il doit faire quelque chose, trouver une solution. Sinon ils vont tous mourir.
Le vert… du vert, il y en a… là-bas, là-haut… sur ces montagnes qui délimitent le nord de la plaine. Chaque matin, avant que la brume de chaleur ne commence à monter du sol en faisant vibrer l’air, il le voit. Mais c’est si loin.
L’envie est si forte qu’une pensée commence à s’entortiller dans la conscience ténue de mouflon. Un projet fou, inconcevable : suivre le vert lorsqu’il quitte la plaine à la saison chaude. Le suivre dans la montagne. Pour toujours manger à sa faim.
Mouflon lance un dernier regard circulaire sur le pays brûlé. Non, vraiment, il n’y a plus rien a espérer ici. Décidé, il se tourne vers le troupeau, appelle de toutes ses forces, et prend résolument la direction du nord.
C’est ainsi que c’est arrivé. Lorsque mouflon a entraîné sa harde dans la première transhumance, il n’y avait pas d’hommes, je le jure. Un jour, beaucoup plus tard, d’autres hommes sont arrivés de l’est, d’au bout de la grande bleue. Ce n’étaient plus les bêtes velues et courbées d’autrefois, c’étaient des hommes redressés. Les hommes pensants. Nous. Ils amenaient avec eux une nouvelle sorte d’animal. Des cousins des mouflons, qu’ils avaient apprivoisé là-bas pour pouvoir disposer d’une réserve de viande permanente. Ils les avaient appelés des moutons. La première tribu a installé son camp dans la plaine, au pied des Cévennes, à l’automne. Et voici ce qui s’est passé.
Les pasteurs itinérants.
Aux premières chaleurs de la fin du printemps, une étrange nervosité s’est emparée du troupeau de moutons. Depuis plusieurs jours déjà, on voyait des mouflons isolés, puis des hardes entières, passer à proximité du camp et continuer vers le nord en direction de la montagne. Et c’était comme si les moutons avaient envie de suivre leurs cousins.
Un matin, lorsque la tribu s’est réveillée, ils n’étaient plus là. Tout le monde a eu peur : le troupeau, c’est la survie durant l’hiver. C’est ce qui rend la vie plus facile. La vie des ancêtres velus, à s’abriter dans les grottes et à gratter le sol pour chercher des racines qu’il faut mâcher des heures, personne n’en voulait plus. Les bergers n’ont pas hésité, ils ont fait leur sac et ils sont partis à la poursuite du troupeau, pour le ramener au bercail. Ils les ont rattrapés le lendemain matin, aux pied des premières pentes des Cévennes. Et ils ont été stupéfaits de ce qu’ils ont vu. Un chemin large comme 3 arbres de front entaillait la végétation, et montait tout droit à l’assaut de la montagne. Des animaux, sauvages et domestiques mélangés, convergeaient de toutes les directions de l’horizon pour s’y retrouver côte à côte et entamer la montée, d’un pas nerveux, sans hésitation. Il y avait quelque chose de si évident, de si fort… les hommes ont compris qu’ils assistaient à un cérémonial ancien, ancré au fonds de l’instinct des bêtes, et qu’ils ne pourraient jamais empêcher leurs moutons de suivre le mouvement. Ils ont compris que s’ils ne voulaient pas perdre leur troupeau, il fallaient qu’ils suivent.
Alors ils ont suivi. Passées les premières pentes escarpées, le chemin a atteint une longue crête rocheuse, puis un plateau. La progression est devenue facile. Au loin, vers le nord-ouest, à plusieurs jours de marche, on distinguait des vastes croupes arrondies et verdoyantes, que les bêtes regardaient souvent en avançant.
C’est ainsi que l’habitude s’est prise, chaque année, de partir avec les troupeaux. De les suivre là-haut, de rester avec elles dans les alpages, puis de prendre le chemin du retour lorsque le besoin s’en faisait ressentir. Prétendre que l’homme n’a joué aucun rôle dans cette histoire serait exagéré : il y a mis un peu d’organisation, en fixant les dates de départ, en améliorant les chemins. Tout en marchant, les bergers ramassent les pierres les plus gênantes au milieu du chemin et les déposent sur le bord. Ce même geste, répété génération après génération, a fini par faire pousser deux murets ininterrompus qui encadrent l’itinéraire. L’homme a aussi nommé ces chemins : il les a appelées des drailles. Mais les bêtes, elles, n’ont pas besoin de l’homme, et vivent leur vie propre. Parfois, en période de pleine lune, le troupeau se réveille au milieu de la nuit et se met en route, obligeant les bergers à rassembler leurs affaires à la hâte, les yeux ensommeillés. Etrangement, d’une année sur l’autre, les bêtes s’arrêtent toujours au mêmes endroits, ceux-là que mouflon a choisi pour sa harde. Ce sont toujours des endroits vastes, dominants, d’où le monde apparaît dans toute sa splendeur et son immensité. Le coeur des hommes a été sensible à ces lieux qu’ils ont eux aussi ressentis comme forts. Pour remercier leurs dieux d’avoir conçu tout cela, ils y ont dressé des pierres, qu’ils ont adorées à chacun de leur passage.
Des pierres dressée. C’est cette vision qui m’a fait revenir à la réalité, petit bonhomme de 12 ans perché au sommet de ma pierre, un menhir dressé par ceux qui, les premiers, ont pris le chemin de la montagne. Voilà comment est née la transhumance. Je l’ai vu en rêve. C’est la vérité.
Les pasteurs itinérants. Pied de côte
Dilou court avec le troupeau. Parfois il court à côté, la main sur le dos du mouflon le plus proche. Parfois il court devant, puis soudain il s’arrête et se laisse engloutir par la marée bruyante. Souvent il court simplement au milieu d’eux, heureux de se sentir entouré de ces animaux puissants et amicaux qu’il côtoie depuis son enfance.
Bien avant sa naissance, sa tribu est arrivée de l’est à la recherche de nouvelles terres. C’est la rencontre avec les mouflons qui les a décidés à arrêter leur quête et à s’installer auprès de ce garde-manger inépuisable.
Depuis, grâce à eux, la tribu vit bien. Bien… sauf pendant l’été. Chaque année, à l’annonce des grosses chaleurs, les mouflons se font plus nerveux. Et puis, un beau matin, ils ne sont plus là. Un silence inhabituel s’installe sur la plaine pour plusieurs mois, et toute la tribu doit redoubler d’efforts pour chasser une maigre pitance, comme au temps d’avant les mouflons. Heureusement qu’ils reviennent à l’automne !
Cette année, le chef de la tribu a décidé d’élucider le mystère. Son père et deux autres hommes se sont portés volontaires pour suivre le troupeau dans son mystérieux périple. Dilou a tellement insisté pour être du voyage que son père a accepté. De toute façon, il a l’âge de devenir un homme.
Une nuit, le signal a été donné et le groupe s’est élancé à la poursuite du troupeau. Et depuis, Dilou court du matin au soir. Pendant 3 jours, les montagnes d’abord lointaines ont grandi sur l’horizon. Lorsqu’elles ont occupé tout le paysage, le troupeau s’est engagé dans une vallée et a commencé à en remonter le fonds. En courant, Dilou observe les bêtes. Elles avancent sans hésiter, comme si elles connaissaient parfaitement le chemin. D’ailleurs, le sol est marqué d’une large trace bien visible, preuve qu’elles suivent le même itinéraire chaque année. Dilou crie ses découvertes à son père qui sourit de le voir su curieux.
Soudain, les premières bêtes quittent le fonds de la vallée et montent tout droit dans la pente. Le troupeau suit en une masse compacte et désordonnée. Les mouflons courent, se marchent les uns sur les autres, dérapent sur les cailloux instables. La trace balafre tout le versant et rejoint la crête, très loin et très haut. Les yeux levés, Dilou se sent soudain bien fatigué. Il pense à son camp, à sa maman qui doit s’inquiéter pour lui. A 8 ans on est encore un petit garçon. Son père le rejoint. « Allez, on va y arriver ! » dit-il en lui tendant la main.
Le berger. Pied de la can
Debout sur une pointe de schiste, le berger contemple la draille qui monte à l’assaut du plateau calcaire. Avec ses 50 mètres de large, elle est impressionnante, elle occupe toute la largeur du col. D’ici on aperçoit toutes les grandes montagnes des environs, et on a l’impression dominer le monde. Une pierre est dressée au creux du col. C’est la pierre de l’ancêtre. La légende raconte qu’elle a été levée par Dilou, l’enfant courageux qui a découvert ou allaient les troupeaux. C’était il y a plus de 200 générations, la nuit des temps. A cette époque, le berger le sait, il n’y avait pas encore les moutons, qui sont arrivés de l’est bien plus tard. Dilou avait suivi les mouflons sauvages. On en voit encore quelques-uns accompagner les troupeaux de moutons, mais leur nombre diminue rapidement.
Le berger descend de son promontoire et se dirige vers le troupeau qui s’éloigne. Il est toujours étonné de constater que les bêtes n’ont pas besoin d’être guidées. Elles suivent la voie ancestrale sans hésiter, sans jamais s’en éloigner, comme si l’itinéraire leur avait été légué par leurs cousins sauvages.
Le berger aussi a des traditions à respecter. De temps à autres il ramasse une pierre au milieu de la voie et il la dépose sur le bord. Deux murets ininterrompus longent la draille, preuve que tous ses prédécesseurs ont fait le même geste depuis la nuit des temps. C’est ainsi que vont les choses.
De lui-même, le troupeau s’est arrêté au pied de la côte, et il commence à se disperser dans les pâtures. Au même endroit que les années passées. Les moutons savent, et l’homme n’a pas d’autre choix que de suivre leur intuition. Alors, les générations de bergers ont érigé un abri un peu plus haut, contre une petite falaise de grès. De là, on est protégés du vent du nord le troupeau, et le troupeau est bien visible. Un mince filet d’eau sourd au travers d’un sable grossier. A son extrémité, la falaise est couverte de gravures. Lorsque le camp sera prêt, le berger ira, à son tour, gratter la roche pour compléter l’histoire qui s’écrit ici.
L’époque gallo-romaine. Col du Rey.
Il y a quelque chose d’inhabituel sur le plateau. Depuis 15 ans qu’il accompagne chaque année les bêtes dans la transhumance, Arios connaît bien cet endroit. Il l’a vu changer rapidement. Dans sa jeunesse, la draille circulait au cœur d’une forêt épaisse et sauvage. L’homme était rare en ces lieux. Seules deux petites tribus étaient installées au pied des falaises, à l’écart du passage, et bien souvent elles restaient invisibles. Mais une piste charretière a été construite auprès de la draille et depuis, l’homme se fait plus fréquent : des caravanes passent régulièrement, pour faire du commerce avec le lointain pays Arverne ou les romains de la plaine. Certains ont même commencé à s’installer sur le plateau. Des agriculteurs occupent certains creux plus fertiles, des fondeurs de fer ont installé un atelier au pied du mont gros, des éleveurs ont amené des bêtes. Tous avaient besoin de couper des arbres, pour défricher ou pour faire du feu. Chaque année la forêt a reculé, et la draille traverse maintenant de vastes clairières. Dans celle qu’ils viennent de quitter, quelques moutons paissaient tranquillement. Des moutons montagnards, Arios n’en a pas cru ses yeux !
Le troupeau débouche au sommet d’une petite excroissance et la vue se dégage. Arios découvre avec stupeur un chantier : des ouvriers au travail montent un vaste bâtiment rectangulaire à plusieurs pièces. A voir leurs tenues, il n’y a pas de doute : ce sont des romains. Arios n’en avait encore jamais vu s’aventurer si loin dans la montagne. Malgré son malaise grandissant, il fait un signe de la main. Les ouvriers interrompent leur travail pour regarder passer le troupeau, mais il y a quelque chose d’hostile dans leur regard alors Arios passe son chemin sans s’arrêter.
A nouveau la forêt. La pierre des Fages Obscures n’est pas loin. Les bêtes s’y arrêtent toujours, comme auprès de beaucoup d’autres pierres dressées sur le parcours. Arios aussi aime cet endroit, il a hâte d’y arriver, mais une angoisse sourde l’étreint… quelques minutes plus tard il découvre avec consternation que la pierre n’est plus dans sa position habituelle. Elle a été basculée à terre puis tirée sur plusieurs mètres et abandonnée dans un creux. Le cœur d’Arios se serre de colère et de tristesse. Qui a bien pu commettre cet acte incompréhensible ?
Pendant que le troupeau s’installe dans la clairière, Arios se perd dans de sombres pensées.
« Ho, berger, nous venons chercher notre dû ». Arios lève la tête. Il n’a pas vu approcher une petite troupe d’hommes vêtus à la mode romaine. Certains sont armés de pieux et n’ont franchement pas l’air commodes. Celui qui semble le chef reprend la parole :
« Cette terre est la nôtre. Dorénavant, tous ceux qui passeront par là devront acquitter le péage. Tu as de la chance, aux transhumants nous ne demanderons pas d’argent mais de l’engrais. Nous allons te montrer des clairières dans lesquelles tu devras mener tes bête et les y laisser deux jours entiers. »
L’apogée (Balsiège)
Un désordre indescriptible règne dans la plaine du bec de jeu. Par un malheureux hasard, 3 troupeaux en transhumance y sont arrivés presque en même temps ce soir. Près de 10.000 moutons piétinent l’immense prairie qui n’est plus qu’une mer de laine houleuse. Les bergers et le fermier du secteur courent à droite à gauche, crient des directives aux chiens pour répartir les bêtes vers les différents lieux de fumature, donnent du bâton pour activer les trainards…
Du haut de la route, Antoine observe la scène avec intérêt. Il est négociant en laine pour le compte de plusieurs filatures de Mende et de Marvejols. Ces dernières années ont été dures : l’épidémie de 1729 a décimé la moitié des moutons du Gévaudan et les troupeaux ne se sont pas encore reconstitués. La matière première manque cruellement, alors le passage des troupeaux transhumants qui montent vers l’Aubrac est une aubaine à ne pas manquer.
Antoine descend vers les troupeaux. Malgré l’affolement et le bruit, son regard exercé repère aisément les différentes origines des animaux. Ceux-là, c’est facile, ils portent tous la « laine des rivières », celle des moutons nourris dans les vallées. Elle est si différente de la laine des causses, fine et courte, qui produit un fil fragile… Pas de doute, c’est de la bonne qualité. A vue d’œil, Antoine fait ses calculs : chaque bête porte au moins 2 livres de laine, peut être 2 et demi. Un bon stock en perspective. Mais avec l’augmentation des prix de ces 3 dernières années, il va falloir négocier serré pour pouvoir réserver la totalité sans que ça parte à la concurrence !
Peu à peu, la plaine se calme. Deux troupeaux ont déjà traversé le lot en direction des parcelles qui leur ont été affectées pour la nuit, et on entend décroître le son de leurs cloches dans l’air tiède du soir. Le troupeau qui reste là a pris ses aises en se dispersant sur l’ensemble de la prairie et les moutons sont concentrés sur les touffes d’herbe qu’ils broutent méticuleusement.
A proximité de la rivière, 4 bergers organisent le camp. Une fumée monte déjà d’un petit foyer. Farfouillant dans sa musette, Antoine vérifie une dernière fois son matériel de travail. Un carnet de compte, un crayon, les relevés financiers des filatures… et une bonne bouteille de Clinton qui devrait faciliter les choses. Il la brandit en s’approchant du groupe de bergers, et lance : « Messieurs, puis-je me joindre à vous ? »
La dernière transhumance. Marvejols
15 juin 1970. A Marvejols, c’est la fête de la transhumance. Touristes et autochtones se sont rassemblés au centre ville pour voir passer les troupeaux, qui entrent dans la ville par le sud, traversent les vieux quartiers avec force bêlements et crottes qui rebondissent sur le dallage de pierres. Puis ils sortent par la porte nord et se dirigent vers l’Aubrac.
Tout le long du parcours citadin, des animations ont été organisées. Musique, boutiques à friandises, grillades, explications, tonte de brebis. La ville est à la fête, tout le monde se régale.
Tout le monde, sauf Fernand. Fernand, quie st pourtant un cœur de l’action : il conduit son troupeau, il arrive de Tornac et le mène jusqu’en Aubrac. C’est lui et ses bêtes que tout le monde fête. Les citadins envient sa vie de plein air, constructive, aventureuse, nomade… Il devrait être fier et heureux !
Cette année est la dernière pour lui et ses bêtes. Depuis 3 ans déjà la question s’est posée : et si on les faisait monter en camion ? Ca serait tellement plus simple. Plus rapide. Moins fatigant. Plus… moderne ! Cette année encore Fernand a réussi à persuader son équipe de monter à pied. Oh, c’est sûr, tout n’est pas drôle tout les jours, durant le trajet. Les bêtes se font de ces courses parfois. Il y a les éternels conflits avec les propriétaires, malgré les arrangements ancestraux… Et puis là-haut : quand il faut travailler sous la pluie battante et glaciale, quand on n’a vu personne de 3 jours, quand le menu se simplifie jusqu’à l’extrême et qu’il faut attendre le ravitaillement… Mais Fernand aime cette vie avec les bêtes, comme autrefois. C’est une telle coupure dans la vie quotidienne. Se retrouver là-haut, dans les estives, ça le ressource comme c’est pas possible. Chaque année il redescend plein de force et de bonheur.
Dans quelques jours ils seront là-haut. Dans trois mois ils redescendront une dernière fois et ce sera fini. La fête de la transhumance continuera sans doute d’exister quelques temps, mais ce ne sera plus qu’une simple attraction pour touristes, pour laquelle le syndicat d’initiative fera venir quelques troupeaux…
Une demoiselle applaudit au passage de Fernand qui sort de sa rêverie pour la contempler. Elle est belle… Elle lui fait penser à Emilie, en plus jeune bien sûr. Emilie… l’amante de la transhumance… Celle qui l’attend chaque année sur le pas de sa petite maisonnette de l’Aubrac, et lui offre une nuit de tendresse ? Elle va lui manquer, elle aussi… Que va-t-elle devenir ?
Dans sa tristesse, Fernand a une idée. Un étrange sourire s’inscrit sur ses lèvres, et c’est le cœur léger qu’il passe la porte nord et sort de Marvejols au milieu de ses bêtes.
Le renouveau (Plateau de l’Aubrac)
« Allez, p’pa, on y va ? »
Les quelques dizaines de moutons sont rassemblés devant la maison, prêts à partir.
Tistou est fou de joie. A 8 ans il part pour la grande aventure de sa vie… Il va enfin découvrir à quoi ressemblent les plaines. Depuis plus de 150 ans, plus personne n’y est allé : il paraît que la fournaise y règne en permanence. Tout ça parce que les hommes ont voulu vivre trop bien, trop modernes… Ils ont brûlé tout le pétrole de la planète, réchauffé l’atmosphère, détraqué les climats… l’espèce humaine a dû refluer vers les hautes latitudes, ou sur les massifs montagneux, encore vaguement tièdes et un peu plus arrosés. Ici, sur l’Aubrac, des petites communautés de bergers se sont reconstituées. On n’est pas malheureux. Il fait rarement plus de 40 degrés au plus fort de l’été, et on y trouve toujours un peu d’eau. Les troupeaux ont de quoi manger toute l’année.
Avec la disparition des industries et des voitures, le réchauffement climatique s’est peu à peu ralenti. A la fin du XXIème siècle, il a fini par s’arrêter. Puis, insensiblement, la température de la planète a commencé à baisser. Oh, pas suffisamment pour rendre les plaines à nouveau vivables en permanence, bien sûr. Mais ici, sur les hauts plateaux, on a bien senti la différence en une génération. Parfois, au creux de l’hiver, la température tombe à 10 degrés. Cette fraîcheur suffit à ralentir la croissance de l’herbe. Si ça continue comme ça, une de ces prochaines années les bêtes manqueront.
Tistou est attentif à tout ça. Il est observateur, intelligent, intuitif. Il est certain qu’il est possible de trouver une solution. En farfouillant dans le grenier de la ferme, il a trouvé une vieille malle contenant tout un bric-à-brac ayant appartenu à Fernand et Emilie, ses arrières-arrières-arrières grands parents. Et dans cette malle, un trésor : le journal de route de Fernand. A cette époque lointaine, bien avant le changement climatique, Fernand raconte qu’il faisait bon vivre dans les plaines, qui étaient alors peuplées d’hommes et de moutons. C’était seulement à l’été que la chaleur devenait trop forte et qu’il fallait rejoindre les montagnes pour trouver des pâtures et de l’eau. Fernand lui-même avait accompagné les troupeaux, c’était son métier. Il appelait ça la transhumance. C’est pendant cette transhumance qu’il avait rencontré Emilie. Tistou était donc un arrière arrière petit fils de la transhumance en quelque sorte.
Tistou en était resté bouche bée. Déplacer les troupeaux en fonction des conditions climatiques. Oui oui oui, s’était il dit pensivement ! C’est ça qu’il faut faire : si la température baisse ici l’hiver, elle baisse sûrement aussi dans la plaine. Peut-être qu’au plus frais de l’hiver il y fait juste bon. Peut-être qu’à cette période l’herbe y pousse et l’eau y coule ?
Cette année, au début de l’hiver, Tistou et son père sont partis vers le sud avec les moutons. Ils ont suivi des chemins oubliés, tracé leur route au travers des crêtes et des plateaux, traversé des vallées, escaladé des versants. Et il ne se sont jamais perdus. Pourquoi ? Parce que ce sont les moutons qui ont tracé la route. Ils ont filé tout droit, sans hésiter, comme s’ils connaissaient le chemin, comme s’ils avaient gardé le souvenir de la transhumance inscrit au plus profond d’eux.
Un matin, du sommet d’un col, à côté d’une pierre dressée, Tistou et son père ont aperçu l’étendue métallique de la mer, qui les a ébloui d’un aveuglant reflet blanc. A leurs pieds s’étendait une plaine verte. Ils ont entamé la descente derrière les bête, et sont entrés dans la légende en courant.