Aux premiers jours de l’année, l’hiver cévenol devient froid et sec. Le ciel est d’un bleu si transparent qu’Alpes et Pyrénées sont visibles, petites dents blanches entre les sommets cévenols. Entre les nuits glaciales, durant lesquelles les étoiles vibrent de froid, s’intercalent des journées magnifiques, sans un souffle d’air. A l’ombre l’herbe reste blanche de givre toute la journée, mais les rayons du soleil réchauffent les corps qui prennent leurs aises, et les vêtements tombent. C’est la pause au cœur de l’hiver, le petit printemps durant lequel les humains émergent de leurs tanières pour quelques semaines, avant d’entamer le second hiver, gris et terne, qui mènera finalement vers le vrai printemps. C’est à ce moment précis que démarrent les écobuages.
Un jour, vers midi, une fumée apparaît à l’horizon. Une colonne mince monte tout droit dans l’azur calme, bute contre un invisible plafond et s’épanche en un large panache qui dérive lentement vers le sud. Quelque part là-bas, au creux d’une vallée lointaine, un paysan a mis le feu aux genêts ou aux ronces qui bordent ses prairies et en réduisent chaque année un peu plus la surface. Autrefois, les chèvres, les moutons et les vaches étaient si nombreuses que les plantes indésirables n’avaient aucune chance : elle étaient tondues à ras dès l’apparition des premières pousses. Aujourd’hui, dans cette montagne redevenue presque vide d’animaux herbivores, la végétation est reine. Si l’homme ne la combat pas activement, elle envahit tout. Les genêts diffusent leur « odeur de la mort », comme l’affirme Jean-Pierre Chabrol. Alors, on brûle.
C’est le signal. D’autres colonnes de fumée apparaissent ça et là, comme si une conversation démarrait entre des tribus éloignées. L’écobuage est une pratique communicative. C’est une passion, voire une pulsion tout à fait déraisonnable pour certains. Désir de propreté, pour tenir l’envahisseur à distance, magie du feu qui vit sa vie, couve quelque part, puis court sous les herbes sèches et rejaillit plus loin… Une sorte de fièvre s’empare de la montagne.
A lents coups de jumelles je parcours un versant lointain. Autour des foyers, des points s’agitent, des informations et des consignes se crient, inaudibles pour moi. Tel le porteur de la flamme olympique, un athlète cévenol prélève la flamme au pied d’un buisson embrasé et la bouture un peu plus loin, toujours plus loin. Les foyers, d’abord isolés, finissent par former une ligne de feu irrégulière mais continue qui monte doucement vers les sommets. Parfois elle se réduit à un mince filet orange que l’on croit condamné à mourir d’épuisement. Soudain, d’énormes flammes apparaissent, libérant une épaisse fumée noire, comme un puits de pétrole après un bombardement. Malgré moi j’en suis tout excité… De cette excitation bizarre, pas totalement claire, probablement la même que celle du pyromane ? Je lorgne en contrebas vers nos 1500 mètres carrés de terrain. Il y bien un peu d’herbe sèche. Il faut absolument que j’y aille. Un briquet à la cuisine, et hop, j’allume. Des flammes jaillissent, violentes mais fragiles car elles ont trop peu à se mettre sous la dent dans ce pré qui n’a nul besoin d’écobuage. Mais ce n’est pas grave. Je me démène, j’arrive tant bien que mal à faire avancer le minuscule front de feu jusqu’au muret de pierre sur lequel il vient mourir. C’est bien, je suis content.
Au beau milieu de l’après-midi, la lumière change. Le ciel bleu intense du matin vire progressivement au brun orangé, et la température de l’air baisse sensiblement. Les panaches de fumée, gonflés par les crues de feu, dilués par les vents, ont fini par se rejoindre et se fondre en une couche unique qui voile le ciel comme un vulgaire nuage de pollution au dessus d’une grande ville. Du haut de l’Aigoual ou du mont Lozère qui seuls émergent de cette nappe glauque, les Cévennes semblent noyées, lointaines et inintéressantes.
Peu à peu le soleil baisse, les ombres pâlies par la fumée s’allongent et laissent bientôt les vallons plongés dans l’obscurité. Ça et là, quelques feux brûlent encore, petites virgules lumineuses dispersées dans la montagne. Y a t-il quelqu’un auprès de chacun de ces foyers pour s’assurer que le feu ne va pas de sa propre initiative partir à l’assaut de la montagne, d’une forêt trop proche ? Chacun espère que ce ne sera pas le cas, tout en s’interrogeant sur ce qui se passerait si cela arrivait. La plupart du temps, aux premières fraîcheurs de la pénombre, la petite rosée qui descend vient à bout des feu les plus fragiles. Il s’éteignent un par un, et la montagne ressemble pour un temps à un immeuble de bureaux qui se vide des ses occupants sur les 18 heures. Seuls 2 ou 3 foyers plus importants résistent encore, et l’on devine que là-bas une bataille s’engage entre l’homme et le feu, pour ne pas prendre de risque, pour pouvoir aller se coucher tranquille. La mise à mort du feu peut prendre longtemps, une à deux heures parfois.
Il n’est pas rare qu’un foyer apparemment éteint couve sous les cendres. S’il finit par atteindre des broussailles sèches, il pourra faire sa vie à lui. Une nuit, je revenais de Florac vers minuit quand, à mi-chemin de Balazuègnes et de Ventajols, j’aperçus une immense langue de feu qui barrait la montagne dans toute sa hauteur, depuis la rivière jusqu’aux crêtes schisteuses dénudées, 400 mètres plus haut. Le front progressaient d’ouest en est, dans la broussaille qui avait envahi une vieille châtaigneraie. Les flammes étaient denses, hautes, si puissantes que je pouvais entendre leur souffle à plusieurs centaines de mètres de distance. Lorsqu’elles atteignaient un arbre, il prenait feu à son tour et se transformait bientôt en une torche immense. Le front continuait sa progression, laissant derrière lui une constellation de taches lumineuses autour de chaque arbre. Beauté morbide de la mort en marche.
Le lendemain j’ai voulu voir ce qu’il était advenu du feu, et ce qu’il restait de la forêt. Arrivant de Balazuègnes avec un bébé sur le ventre, je pénétrai dans un monde impossible. Le sol, nu et noir, était totalement nettoyé de toute trace végétale, constellé de pierres de schiste brisées par la température effroyable qui avait régné ici quelques heures auparavant. Les mottes de terre, cuites, partaient en poussière grise sous les pas. De loin en loin, une branche tombée au sol libérait encore des fumerolles bleutées qui montaient en spirales vers le ciel.
Mon bébé sur le ventre, j’ai écouté la longue plainte d’agonie de la forêt. De tous les arbres calcinés qui m’entouraient montaient des cliquetis de braises refroidissantes, des soupirs de fumées émis par les fissures des bois fendus, des craquements de branches s’inclinant progressivement vers le sol avant de s’y laisser définitivement tomber. Du plus gros des arbres, un peu plus loin, me parvenait une longue plainte basse, comme celle que pourrait émettre le plus grand tuyau de l’orgue de la plus grande cathédrale du monde. Je me suis approché. Comme beaucoup de châtaigniers d’âge respectable, son tronc était creux, évidé par la maladie et la vieillesse. Une nécrose avait ouvert, à sa base, un passage vers la cheminée naturelle que constituait le tronc vide. Aspiré par la chaleur intense, l’air s’y engouffrait avec fracas et venait nourrir les braises rougeoyantes qui couvraient la totalité de l’intérieur du fût, projetant vers le ciel un souffle d’air vibrant qui produisait cette note presque inaudible à force d’être grave.
L’arbre a brulé deux jours durant. Il s’est incliné progressivement vers le haut de la pente, a posé ses coudes et ses genoux en terre, puis s’est étendu de tout son long. Quelques jours plus tard, il n’en est plus resté qu’une épaisse ligne de cendre que les pluies ont bientôt compactée en une sorte de terre noire. Au printemps suivant, une magnifique herbe verte s’y est installée.