Dans la nuit, le vent est passé au sud, poussant vers les Cévennes un plafond de nuages lourds qui défilent devant la lune. Les arbres, les volets, les portes de la maison ont commencé à respirer sous l’influence du souffle tiède aux odeurs de mer et de garrigue. A l’intérieur des maison, une agitation inquiète a pris possession des corps endormis. Abandonné par le sommeil, debout devant la fenêtre, je contemple la nuit noire… tout le vallon bruisse, et la somme de ces milliers frottements de feuilles forment une rumeur ample et sourde.
Poc ! Un impact unique mais puissant retentit sur le vélux. Je lève les yeux. Une large auréole d’eau achève de s’étaler à l’endroit ou est tombée la première goutte. Durant quelques secondes on pourrait croire qu’il n’y en aura qu’une. Mais une seconde arrive, et bientôt d’autres suivent à une cadence qui accélère comme une locomotive à vapeur quittant le quai. Un crépitement continu envahit le silence de la pièce obscure.
Au lever du jour, la pluie forme un rideau continu devant les fenêtres, transformant le versant opposé de la vallée en une simple ombre à peine perceptible. Pour un normand comme moi, la pluie peut prendre deux formes extrêmes : le fin crachin qui dure, ou la violente mais passagère pluie d’orage. L’épisode cévenol, c’est les deux à la fois. Une pluie lourde, et qui dure, dure, tant qu’on n’arrive pas à comprendre comment le ciel peut produire tant d’eau sans s’assécher à jamais. Une journée au minimum. Souvent deux ou trois d’affilée.
L’épisode survient à deux moments principaux de l’année : à l’automne et au printemps. Celui du printemps n’est pas le bienvenu : succédant généralement à une période de froid sec qui rend les Cévennes accueillantes au cœur de l’hiver, il les transforme en flaque d’eau glacée, et fait gonfler les doigts de pieds dans les chaussures…. Celui d’automne, ces dernières années de sécheresse, a au contraire pris l’allure d’un sauveur : il fait boire la terre assoiffée, il vient remplir ras la gueule les nappes phréatiques vidées par le réchauffement global… On est content de le voir arriver, mais après quelques heures, un léger malaise s’installe. Des auréoles d’humidité commencent à apparaître aux plafonds, les filets d’eau courant sur les routes se transforment bientôt en torrents que l’on traverse dans des gerbes énormes.
Les alertes oranges, puis rouges, en provenance de la plaine, nous racontent des accidents terribles de passants emportés. Et si nous étions en danger, ici aussi ? Si l’eau montait partout, envahissait les maisons, entraînant les femmes et les enfants hurlant de terreur vers une rivière grondante qui les engloutirait à jamais ? Non, le risque n’en est pas un. Depuis des siècles, chaque année rappelés à l’ordre par l’épisode, les hommes des Cévennes ont compris qu’ils ne pouvaient pas construire n’importe où. Les ponts sont solides et enjambent largement les rivières. Les routes sont haut perchées sur les versants. Aucune maison n’occupe les quelques plaines alluviales de bord de rivière… Simple bon sens.
A Florac, dans la lumière glauque de la rue déserte et torrentielle, des silhouettes fantomatiques courent d’un magasin à l’autre, sautant par dessus les flaques en agitant des parapluies submergés. Chaque boutique est un havre de lumière dans lequel on se réfugie quelques temps pour faire une course, mais surtout donner et recevoir des commentaires sur l’événement. Le Tarnon, il a monté plus vite que jamais, c’est certain. Il atteint aujourd’hui presque le niveau du parking du CEP, pensez donc ! Il paraît qu’une voiture est tombée dans la rivière, quelque part en aval. L’information n’est pas confirmée, mais on plaint les pauvres occupants. Quelques vieux font la moue : toute cette eau, elle va trop vite, elle glisse sur le sol, elle ne pénètre pas, ce n’est pas ça qui va faire du bien aux nappes, pour sûr ! Et c’est vrai que la montagne s’est mise à pleurer, à dégouliner. Des centaines de petits filets d’eau se sont mis à couler dans chaque léger creux de terrain. De loin, les versants sont barrés de multiples rainures blanches dont le murmure envahit le silence lorsque la pluie cesse de tomber quelques minutes.
Là-haut, sur le plateau de la can de l’Hospitalet, l’eau elle n’a pas tant glissé que ça. Elle a même fini par s’accumuler franchement, en formant une multitude de lacs temporaires. La terre est gorgée, le ventre plein, elle n’en peut plus de boire, alors elle met l’eau en attente. Dans quelques heures, la pluie va diminue d’intensité puis s’arrêter tout à fait, laissant le pays saoulé, incrédule dans le silence tout neuf.
Alors, tout doucement, l’eau va commencer à quitter le pays, par avens et rivières. Les lacs vont baisser tout doucement, les touffes d’herbe vont réapparaître par le sommet puis la racine, les arbres vont cesser d’être des îles désertes.
Les eaux fuyante vont se concentrer en rivières fugaces mais puissantes, nettoyant la can de ses bouses de vaches séchées, qui seront transportées sur des centaines de mètres et tamisées par la première clôture que croisera le courant.
Pendant quelques jours, les versants vont terminer de pleurer tout doucement, puis ce sera fini.
C’est précisément le moment où il faut aller marcher pieds nus sur les routes encore inondées…