Avertissement : cet article a été rédigé en 2008. Cinéco a beaucoup évolué depuis, notamment avec le passage au numérique en 2013. Les projections ne se déroulent plus exactement de la manière décrite ici mais, souhaitons le, l’esprit demeurera encore longtemps ! Et merci à Samuel Duhin pour la photo du projecteur.
Projection cinéma,
Narnia 2, le prince Caspian
mercredi 2 juillet 2008, 21 heures,
salle des fêtes, Saint Etienne de Tinée.
L’affichette A3 de facture artisanale est placardée à la devanture d’un magasin fermé de Saint-Etienne-de-Tinée. Je n’en reviens pas : il y a vraiment un cinéma dans ce petit village d’à peine 1300 habitants nichés au pied des montagnes du Mercantour ? Cette question m’intrigue car je vis en Cévennes, région très peu peuplée, comme ici ; Et je sais que là-bas, le cinéma a dû s’adapter pour survivre.
Partant du constat que les habitants dispersés dans nos petites montagnes ne se déplaçaient jamais jusqu’à un cinéma lointain et centralisé, des bonnes volontés ont décidé d’amener le cinéma aux cévenols, jusque dans leurs hameaux perdus. Ils étaient exigeants : pas question de recréer le ciné-club d’autrefois pour projeter de vieux films 16 millimètre noir et blanc sur un drap taché. Ce qu’ils voulaient, c’était proposer des films récents, en 35 millimètres et sur grand écran. Pour que le milieu rural profond ne soit pas en reste de culture. Alors ils ont créé l’association Cinéco, et ils se sont mis au travail.
Debout sur la place vide de Saint-Etienne de Tinée en Mercantour, planté devant mon affiche, je subodore que la projection annoncée doit probablement être organisée dans le même genre de cadre. Et ça, à vrai dire, ça m’intéresse beaucoup plus que le monde merveilleux de Narnia. Il se trouve que mercredi 2 juillet, c’est précisément aujourd’hui. Mon préado de fils est lassé de marcher dans la montagne. Il a bien besoin d’un petit remontant moral et lui, le Monde magique de Narnia, ça le branche carrément !
En Cévennes, Cinéco ne projette pas seulement des films grand public, loin s’en faut. La programmation trimestrielle se fait au cours de discussions passionnées, et les films choisis reflètent la diversité des goûts des membres de l’association. Aux débuts, les choix allaient très souvent vers des films que l’on pourrait qualifier « Arts et essais ». Mais bientôt, entre un film iranien en VO et un film expérimental qui faisaient respectivement 5 et 3 entrées à Saint Germain de Calberte et Saint Martin de Boubaux (il est arrivé qu’il n’y ait que le projectionniste), l’association a sélectionné quelques films plus populaires. Genre, vous savez, le Seigneur des Anneaux et autres blockbusters… ces films que tout cinéphile digne de ce nom se doit d’ignorer dédaigneusement. Mais bah !, mine de rien, ça fait venir beaucoup de monde (y compris les cinéphiles précités), et ça permet de rentrer les sous qui sont indispensables pour programmer aussi des films d’auteur.
Et puis, de toute façon, à Cinéco, chaque commune n’a droit qu’à un film toutes les 3 semaines. Quand on est vraiment cinéphile on ne discute pas : les chroniques de la Terre du Milieu valent mieux que pas de cinéma du tout. Alors il arrive même que l’on aille au cinéma sans consulter le programme, juste parce que c’est le jour du cinéma.
Ah, la salle de ciné de Saint Etienne de Tinée, on ne peut pas dire que ça soit le top ! Un hall un peu lugubre donne sur un enchaînement de couloirs et d’escaliers qui font penser à l’accès au vestiaire d’un stade de foot. On débouche dans un vaste espace cubique, sans fenêtre et trop haut de plafond. Au beau milieu trône une sorte de castelet très kitch encadré de rideaux rouges. On s’attendrait presque à voir surgir guignol. L’écran, tout au fond, est perché à une hauteur invraisemblable. Il faut lever le nez très haut vers le ciel, de quoi attraper un torticoli en moins de deux.
En Cévennes, les équipes Cinéco de chaque village ont dû inventer leurs propres solutions pour accueillir la projection. Souvent cela se passe dans la salle communale, comme ici. Parfois bruyantes, glaciales l’hiver, beaucoup trop grandes ou minuscules. Quelques communes privilégiées disposent d’une « vraie » salle de cinéma, comme Ispagnac, avec des fauteuils confortables pour accueillir des réunions sérieuses, un bel écran qui descend du plafond…. et puis il y a la salle « reine », à Florac, la Genette Verte, complexe culturel, notre fierté locale, avec ses 350 places en gradins… on se croirait à la ville, on est fiers ! A la belle saison, il y a aussi des projections en plein air, pour des micro-festivals thématiques ou des moments ciné-musicaux, ciné-gastronomiques, ou ciné-ce-que-vous-voulez, l’imagination ne manque jamais à Cinéco.
Au pied du castelet trop kitch de la salle des fêtes de Saint Etienne de Tinée, des chaises d’écoliers sont sommairement alignées sur le carrelage. Quatre rangées en tout et pour tout, déjà pleines d’enfants joyeux. Ils se penchent les uns vers les autres pour se dire les dernières nouvelles du village ou se charrier avant que le film commence. Le brouhaha est terrible dans cette salle sonore mais l’ambiance est chaleureuse, familiale. Je ne crois pas qu’il y ait ici d’autres touristes que mon fils et moi. Nous nous asseyons aux deux dernières places disponibles du second rang.
Des images heureuses me reviennent en mémoire. Du fond de la salle de Florac je regarde le film tout en faisant des allers et retours avec ma petite fille de quelques mois dans les bras. Ca y est, elle s’est endormie. Elle a bien fait un petit peu de bruit au début de la projection, mais personne n’a râlé, certains se sont retournés pour nous lancer des regards attendris. Où serait-il possible d’aller au cinéma avec un bébé, où ailleurs qu’aux projections associatives ?
Ah, ça y est, ça commence ! Les lumières s’éteignent. Enfin, quand je dis que les lumières s’éteignent : la première rangée de lumières s’éteint, laissant le reste de la salle brillamment éclairé. La très légère pénombre dans laquelle est plongé l’écran ne permet que difficilement de distinguer quelques pâles images. Je me retourne vers le projectionniste, cherchant à comprendre le problème. Mais non, tout semble normal : il est là, les mains dans les poches, semblant s’intéresser à autre chose. Quant aux enfants, ils s’agitent de bonheur sur leurs chaises, personne ne proteste. Je m’aligne sur cette attitude conciliante et tente avec difficulté de suivre l’intrigue qui démarre dans le brouillard. Ah, je suis mauvaise langue : un quart d’heure après le début du film, une seconde rangée de lampes s’éteint à son tour. Seule la moitié arrière de la salle brille encore de tous ses feux, on commence presque à distinguer les images. C’est le luxe.
Le cinéma associatif, c’est formidable, car c’est immensément mieux que rien. Mais voilà : les projectionnistes, ce sont vous et moi, les bonnes volontés du coin. Les copains vous montrent le circuit élaboré que doit parcourir la pellicule dans le projecteur, entrer par ici, faire une boucle là, rentrer dans cette fente et ressortir par là, et zou ! La formation du petit projectionniste bénévole s’arrête là. Après… c’est une question de style personnel. A Saint-Etienne de Tinée, manifestement, éteindre les lumières de la salle ne fait pas partie de la procédure obligatoire. Et ne croyez pas que je critique : j’ai été moi-même projectionniste amateur à Cinéco, et je veux dire à ceux qui ne sont pas content qu’ils n’ont qu’à projeter eux-même ! Mais des fois, rhhô la la, il en arrive vraiment de bonnes et on rigole bien. Par exemple : à Cinéco en Cévennes, les films arrivent par la poste en plusieurs petites bobines d’un quart d’heure, qu’il faut monter en une seule grosse bobine pour projeter. Un jour, à Florac, je venais voir le Lelouch de l’année. Tout le monde critique Lelouch, prétendant que ses films sont foutraque, mais comme pour tous les Lelouch la salle était archipleine. Comme pour tous les Lelouch l’histoire était effectivement embrouillée, complexe, pleine de ramifications tordues et de flash-backs invraisemblables. Les gens perdaient le fil et une rumeur a commencé à circuler dans les rangs : il y aurait eu une inversion de bobine au montage, et c’est pour ça qu’on ne comprenait rien. Les gens sont méchants avec Lelouch et avec Cinéco. Moi je suis certain que tout le monde a bien fait son travail ce jour là : le film était dans le bon ordre, et Lelouch fidèle à lui-même.
D’autres fois, le ronron régulier du projecteur change soudain d’intensité, il passe au suraigû pendant que l’image tressaute, se décale puis finit par disparaître dans un grand bruit de déchirement, faute au projectionniste bénévole qui a fait une boucle trop petite, ou alors une boucle trop grande. Car la longueur de la boucle est très importante, voyez-vous. Classique aussi : l’opérateur oublie de mettre le « scope », cet adaptateur qui élargit l’image pour les films en cinémascope, et pendant quelques minutes, les personnages sont tout filiformes. Plus rare, heureusement : le projecteur mal calé tombe par terre dans un fracas de fin du monde, des morceaux de bobine sont expulsés à plusieurs mètres de distance. Ah oui, vraiment on se marre bien à Cinéco.
Tiens ? Une heure et demi après le début du film, les deux dernières rangées de lampes de la salle de Saint Etienne de Tinée s’éteignent. Dans ce noir presque complet, les paysages de Narnia jaillissent de l’écran dans toute leur splendeur. Mais, c’est bizarre, maintenant que la vue s’est améliorée, je prend soudain conscience que quelque chose d’autre ne va pas : un bruit de mitrailleuse lourde provient de l’arrière de la salle et emplit tout l’espace sonore, j’en perds la presque totalité des dialogues !
Le projecteur est posé sur un escabeau au milieu de la salle, juste derrière le dernier rang de chaises. C’est un Buisse-Bottassi 35 mm, machine que je connais bien pour l’avoir trimballée, déballée, chargée et rangée des tas de fois du temps ou j’étais moi-même projectionniste bénévole. Magnifique bête de technologie dans sa robe vert kaki, l’un des seuls modèles au monde permettant de projeter du 35 millimètres de qualité tout en étant transportable sans (trop) de mal. Le prix d’une très belle voiture. Du matos de pro. Mais un projecteur de cinéma, ça reste un projecteur de cinéma : ça fait du bruit. Ca claque, ça vibre, ça vrombit. Un projecteur de cinéma ça doit être isolé dans une cabine de projection insonorisée, c’est comme ça. Ca ne se place pas sur un escabeau derrière le dernier rang. A Saint Frézal de Ventalon, en Cévennes, la salle communale est attenante au temple. La porte qui permet le passage de l’un à l’autre a été percée d’une ouverture, et le temple sert de cabine de projection. Comme quoi on peut toujours trouver des solutions.
Je jette un œil discret aux spectateurs des derniers rangs, assis sous le projecteur. Ils doivent être noyés dans le vacarme, et pourtant ils tournent vers l’écran un regard totalement absorbé et concentré, avec un léger sourire béat au coin de la bouche. C’est à n’y rien comprendre. Les habitants de la vallée de la Tinée bénéficient sans doute d’une mutation particulière de l’oreille interne ?
C’est dans ce vacarme tranquille que se termine la projection du Monde de Narnia 2. Les lampes se rallument, le crépitement du projecteur va décrescendo, puis cesse tout à fait. Les enfants se lèvent en se charriant, ils empilent les chaises et poussent les tours branlantes sur le carrelage en faisant la course. Les parents les tempèrent en riant, tout en échangeant quelques nouvelles avec les voisins. Dehors, il fait tiède. C’était bien. J’ai envie de rejoindre mes Cévennes, d’aller voir un film à Cinéco.