Cette fois ça y est : ils partent. Les enfants quittent la maison. Définitivement.
C’est venu si vite. Comme il nous paraît proche, le temps où nous arrivions en Lozère avec un bébé sous le bras. Ils furent rapidement deux, puis trois. Bientôt enfants, puis jeunes. Et aujourd’hui, ils prennent leur envol.
Oh, on ne peut pas dire que l’on n’ait pas été avertis. En Lozère, faute de lycées dans les villages trop petits, dès la seconde les jeunes partent en pension à Mende. La pension… un terme qui fait grimacer parents et enfants partout ailleurs en France, synonyme de punition, de mise à l’écart. Ici, c’est juste la norme. Dès le collège tous rêvent de ce moment encore lointain où ils se retrouveront là-haut, au « Chap' » (lycée Chaptal), à Mende, juste entre potes, loin des parents. La liberté absolue…
Depuis trois ans nous étions donc déjà seuls en semaine, mais ils revenaient encore le week-end. La famille se trouvait reconstituée le temps de quelques repas partagés. Cette époque est révolue. L’un après l’autre ils on fait leurs choix et ils se sont dispersés aux quatre coins de la France, et bientôt du monde.
La grande maison cévenole est bien vide. Que représente-t-elle pour eux ? Que représentent les Cévennes pour eux ? Il est encore tôt pour le dire. Sophie et moi, comme beaucoup de français de notre génération, sommes des déracinés. Nos parents ont quitté leurs terres ancestrales pour suivre les opportunités professionnelles et ont fini par se poser en Normandie. Ne ressentant pas d’affinités fortes avec cette région d’adoption, nous avons choisi d’émigrer dès que nous avons été suffisamment autonomes, et nous ne nous y réinstallerons jamais.
Nos enfants suivent le même chemin : la Lozère, les Cévennes sont trop petites pour eux. Ils rêvent d’aventure, de voyage. Comme je les comprends. Et pourtant, il se pourrait que les choses se passent différemment pour eux. Cette terre d’accueil les a peut-être touché suffisamment profondément pour que, peut-être, certains d’entre eux aient encore des choses à y faire. Peut-être y sommes nous pour quelque chose. Amoureux de ce pays, nous en avons sans cesse parcouru les plateaux et les vallées pour des balades fabuleuses, nous avons passé beaucoup de temps à rencontrer les gens qui vivaient là. Les enfants suivaient. Souvent en râlant, comme il se doit, mais ils en ont gardé quelque chose. Et aujourd’hui, à l’heure où ils s’éloignent, ils prennent conscience de ce « quelque chose ». C’est en observant le monde qu’ils comprennent ce que les Cévennes ont de singulier, de différent.
Le loin en loin, à l’occasion de vacances ou de passages impromptus, la maison se remplit à nouveau. Souvent, les enfants ne sont plus seuls. Ils sont accompagnés d’amis, rencontrés là-bas, ailleurs. Et ils veulent leur faire découvrir les Cévennes, cet endroit si singulier. Ils leur en parlent avec enthousiasme, avec tendresse. Déjà, certains de leurs amis d’enfance, qu’ils connaissent depuis la crèche, ou des « Potes du chap » », ont décidé de revenir; de s’installer ici. On voit fleurir des regroupements improbables de jeunes, qui tant bien que mal trouvent une terre à travailler, un projet à lancer. Ce n’est peut-être pas viable, mais qu’importe. C’est joyeux, constructif, cela leur fait du bien, et au pays aussi.
Je fais les mêmes constats, il existe des racines et des ailes, les unes les poussant à découvrir le monde et les autres à revenir en terre natale!
Heureux qui, comme Ulysse…
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme celui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine,
Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.
(Joachim Du Bellay, Les Regrets)
Ne pas oublier qu’Ulysse a préféré l’île d’ Ithaque à l’immortalité et à l’amour offerts par la nymphe Calypso…