Après une demi-heure de marche, la vallée devient plus étroite. Le chemin plonge vers la rivière que l’on entend au loin. La vue, qui portait très loin au dessus des vallées cévenoles, se resserre peu à peu sur un univers végétal dense : les chênes verts courts et tortueux laissent place à une forêt haute et verte. Les arbres se couvrent de mousses épaisses et abritent bientôt un sous-bois humide, au sol couvert de fleurs magnifiques. Il règne ici comme une ambiance de forêt tropicale, exotique et dépaysante. Une sauvagerie de début du monde.
Sous les racines d’un vieux chêne, les ruines d’un très ancien bâtiment achèvent de se dissoudre dans la végétation. Nous poursuivons notre marche silencieuse sur le chemin humide. Nous longeons bientôt des vieux moulins ruinés, des béals sans eau, des bassins vides. Il y eut beaucoup de monde ici, autrefois. Qui étaient-ils ? Pourquoi ont-ils quitté ce paradis ? Où sont-ils partis ? Nous voilà songeurs, silencieux, impressionnés par la vision de cette civilisation disparue..
Soudain, au cœur de cette nature retournée à l’état sauvage, nous découvrons un empilement de branches fraîches. Elles ont été coupées tout récemment avec un outil rustique, probablement une hachette ou une machette. Quelqu’un occupe donc ce territoire perdu ? Quelques centaines de mètres plus loin, presque invisible entre les troncs d’arbres, est attaché un cheval, seul, immobile. Au coin d’une petite clairière, un mur en pierres sèches est en cours de reconstruction. Un peu plus loin, un pont de rondins tout neufs vient d’être jeté sur la rivière. Dans un coin traîne le matériel nécessaire pour harnacher et faire travailler le cheval, qui s’avère sans doute le seul engin « motorisé » utilisable dans cette vallée inaccessible. Des humains vivent ici. Loin de toute route, de toute ligne électrique.
Toujours personne en vue.
Voici à nouveau la forêt, très dense et humide maintenant. Un bruit d’eau envahit le silence. Nous débouchons dans un espace plus large, centré sur un très ancien barrage en pierre sèche. Deux magnifiques cascades en tombent jusque dans un bassin bouillonnant qui donne envie de se baigner. En bas, sur une courte plage de galets, un dôme a été construit à l’aide de branches légères et flexibles. Je reconnais un inhipi, une tente de sudation d’origine amérindienne. La forêt enserre et protège ce lieu d’une belle couronne végétale. Quel endroit magique ! Sans être certain de pouvoir mener leur vie, j’envie ceux qui ont choisi de s’installer ici !
La marche reprend en silence. Au détour d’un virage, nous nous trouvons soudain face à face avec un homme, une machette à la main. Il est jeune, vingt-deux ou vingt-trois ans peut-être. Surpris de nous trouver là, sur son territoire, il a un léger recul et se tourne vers l’arrière en parlant. Trois autres jeunes apparaissent et s’immobilisent. Observations mutuelles. La seconde qui passe fait penser au premier contact avec une tribu perdue de l’Amazonie. Ils sont torse nu, bermudas rustiques, cheveux longs, petites barbiches. Ils sont bronzés, ils sont beaux, ils ont l’air en forme, à leur affaire… Ni eux ni nous n’osons briser la barrière pourtant bien fragile qui sépare nos univers respectifs. Ils ne bougent pas, nous passons en échangeant un bonjour rapide.
Le chemin remonte vers la crête. Le bruit de la rivière s’éloigne peu à peu. L’écrin de verdure humide laisse peu à peu la place à des chênes verts tortueux et piquants. Tout cela était-il bien réel ?