– Tu sais ce que ça veut dire, être cévenol ? Je vais te le dire, moi, ce que c’est un cévenol !
Mon interlocuteur appuie ses paroles en agitant son index vers le ciel, comme un instituteur qui martèle une leçon. Un malaise m’envahit. Je n’ai pas une folle envie d’entendre sa définition, qui ne sera peut-être pas à mon avantage. Je suis ce qu’on appelle un néo-arrivant, et il m’est parfois arrivé d’en prendre pour mon grade dans ce genre de conversation.
Lui est cévenol d’origine, indubitablement. Ses grands parents étaient paysans dans un hameau perdu entre calcaire et schiste. Ses parents sont partis vivre en ville, là où il y avait du travail, là où la vie était plus facile, mais à chaque vacances, chaque week-end, la famille reprenait le chemin du haut pays pour se ressourcer à la terre des ancêtres. C’est comme ça qu’il a appris les gestes des paysans, les recoins de la montagne, l’histoire ancienne et récente. Il en est resté ébloui, marqué à jamais par ces souvenirs de bonheur total. Au moment de faire ses propres choix, il n’a pas pu ou pas voulu « remonter » dans la montagne de ses origines. Il vit au loin, dans une autre montagne, mais sa bonne situation n’a pas réussi à lui faire oublier ses Cévennes de cœur. Il y revient régulièrement, l’été ou à la période des champignons… mais ce n’est pas pareil, il le sent bien et il en est malheureux.
Beaucoup d’expatriés comme lui sont amers. Ils aimeraient que le pays reste comme ils l’ont connu dans leur jeunesse. Ce n’est pas facile de le voir investi puis, inévitablement, transformé par des néo arrivants comme moi.
Je ne connais pas mon interlocuteur. Il semble être un homme ouvert, amical et communicatif avec tout le monde. Mais après sa question introductive, je me prépare tout de même à recevoir une réponse qui tue, qui va nous éloigner. Comme lorsque, au cours d’une conversation agréable avec une personne que l’on connaît peu, tombe le classique « Le problème, c’est qu’il y a trop d’arabes, par ici. Vous ne trouvez pas ? »
Vais-je avoir droit au non moins classique « Pour être un vrai cévenol, il faut avoir au moins dix générations d’ancêtres au cimetière » ?
Ça me ferait mal d’entendre ça ici et maintenant. Je vis ici depuis plus de 25 ans, je m’implique autant que je le peux dans la vie locale, je n’aime rien tant qu’aller à la rencontre des gens, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs, et ils me le rendent bien.
Je n’avais pas de racines dans la région ou je vivais avant, et je commence à en trouver ici, où mes enfants sont nés. Si ce n’est pas ici notre pays, alors où est-ce ?
Ma propre définition du cévenol (ou du normand, ou du savoyard) ressemblerait peut-être bien à cela : « Le cévenol c’est celui qui s’implique dans la vie des Cévennes ». Il y a tant de manières de s’impliquer sur un territoire, tout le monde peut trouver sa voie.
Certaines familles installées en Cévennes depuis 30 générations ne s’impliquent pas beaucoup, ne connaissent pas bien leur pays. Il y a aussi plein de gens d’ici qui sont accueillants, contents de voir des « étrangers » arriver. Il y a des gens récemment arrivés qui n’ont pas envie d’aller à la rencontre des gens d’ici. Tous les cas de figure existent. Ce n’est pourtant pas difficile de faire du lien. Il suffit de prendre le temps de la rencontre, de laisser ses préjugés de côté. On est capable de s’entendre entre gens très différents les uns des autres. Au delà des divergences, il y a toujours des choses qui nous rapprochent.
Toutes ces idées tourbillonnent dans ma tête. Je tente de les organiser, pour avoir quelque chose de sensé, de percutant, de convaincant, à répondre à mon interlocuteur lorsqu’il m’aura assommé d’une réponse sans concession.
– Les cévenols, tu vois, c’est simple. Ce sont les gens qui vivent en Cévennes. Il n’y a pas d’autre définition !
Je respire. Sa définition est beaucoup plus ouverte que la mienne. En me l’assenant avec force, il me reconnait comme cévenol. Et il me force aussi à accepter ceux qui pensent différemment de moi. Et cela me fait du bien.