Cette fois, c’est avéré. Le toit de notre maison fuit ! Il y a quelques années, seules les pluies les plus fortes et les plus tenaces réussissaient à introduire quelques gouttes dans notre intérieur. Il n’y a pas grand-chose à faire contre ça : dans ce pays, lorsque la saison d’automne arrive et qu’il souffle grand-vent, des jours durant la pluie s’abat horizontalement sur les façades avec une violence difficilement imaginable. L’eau pénètre les joints les mieux colmatés, se glisse entre les lauzes les mieux posées, et finit irrémédiablement par apparaître dans les pièces de vie.
Des siècles d’expérience de ce phénomène ont fini par générer une espèce de fatalité chez les gens du cru, qui s’est rapidement transmise aux néo-ruraux dont nous sommes, comme une illustration supplémentaire du fait que la vie dans ce pays se mérite : de toute façon, un toit en Cévennes, dans les pires moments, ça fuit ! Je parierai que nombre d’entre nous tirent une certaine fierté de ce fait.
Cette certitude nous a permis de gagner quelques années sur la rénovation du toit. Mais progressivement, les fatidiques auréoles d’humidité sont apparues de plus en plus fréquemment, même lors des simples petites pluies passagères. Et nous nous sommes rendus à l’évidence : ce toit, il allait falloir le refaire.
Les premières inspections ne furent pas très réjouissantes. Comme sur un palimpseste, le toit s’avère constitué de nombreuses strates issues d’époques différentes. Chacun y est allé de ses propres techniques et lubies, et l’aspect d’aujourd’hui est totalement hétéroclite. Des pans se recoupent dans l’anarchie la plus complète, certain paraissent injustifiés, d’autres ont été surélevés pour des raisons qu’il est impossible de comprendre sans fouiller plus avant. Les matériaux sont également disparates, bien que tous de mauvaise qualité : de la toisite et du shingle de bitume, connus pour être bon marchés et rapides à poser mais de durée de vie limitée et d’esthétique contestable.
Le tout évoque irrésistiblement un bidonville et permet de comprendre sans ambiguïté la facilité avec laquelle la pluie s’est jouée de nous ces dernières années.
Le projet est donc mis à l’étude. Nous commençons à faire de fréquents séjours sur ce toit, en imaginant les diverses solutions envisageables. A vrai dire, la saisissante vue sur le causse Méjean et le Mont Aigoual nous poussent souvent à rester largement plus longtemps que nécessaire sur ce belvédère magique et accueillant. Le toit devient bientôt le dernier endroit à la mode où il est de bon ton d’inviter ses petits camarades.
Nous entrecoupons cependant nos siestes d’altitude de réflexions bien réelles. L’une des questions auxquelles nous devons trouver réponse est celle du matériau de couverture. Le toit traditionnel des Cévennes est en lauzes de schiste. Cette roche abonde dans le sud de la zone, mais elle est également bien souvent utilisée pour couvrir les toits de massifs calcaires (causse) ou granitique (Mont Lozère, Bougès…). Il est rapidement évident que malgré notre préférence, nous ne pourrons pas utiliser la lauze : elle nécessite une charpente très solide, capable de supporter plusieurs dizaines de kilos au mètre carré. Or les précédentes générations de propriétaires de ces lieux ont choisi de restaurer notre pauvre toit en papier mâché, et l’ont doté d’une charpente de chewing-gum ! Il faut donc trouver un matériau léger… Le choix est mince : ardoise, toisite, shingle… ou bardeau de bois.
Le bardeau n’a jamais été utilisé traditionnellement en Cévennes. Nous apprendrons bientôt qu’il provient de régions comme le Jura et certains massifs des Alpes (dans ces régions il est souvent de mélèze). Mais il a récemment commencé à faire son apparition dans la région, considéré comme une alternative esthétique à la lauze. Ce sera donc du bardeau. Mais malheureusement pas d’une essence locale, comme le châtaignier : trop cher, trop complexe à poser… Nous cherchons mollement des producteurs de bardeaux de résineux ailleurs en France, mais nous serons finalement obligés de commander du bardeau de Red-Cedar venu en droite ligne du Canada. Quelle misère qu’il faille toujours faire traverser la moitié de la planète à tous les produits de consommation abondants autour de nous.
Nous allons profiter de ce chantier pour poser des capteurs solaire. Il s’agit d’un modèle qui s’insère directement dans le matériau de couverture, le moment est donc idéal.
Pour la mise en œuvre, nous procédons comme d’habitude, suivant une démarche qui a fait ses preuves : le chantier de copains. Ca se fera en juillet et août, à une période dont nous savons qu’elle attire les copains dans cette région pleine de rivières et de balades. Nous les hébergerons, on travaillera le matin, et ce sera les vacances l’après-midi.
Évidemment, réaliser une couverture n’est pas un chantier techniquement très simple. Les copains sont pleins de talents mais ne suffiront pas à concentrer tous les savoir-faire nécessaires. Un chef de chantier professionnel est nécessaire. Ce sera Gilles, il nous guidera et fera travailler tout ce beau monde.
Début juillet, tout est prêt. Nous espérons le beau temps, car le toit va être démonté plusieurs semaines durant. Nous allons être largement servis !
Le démontage de la couverture
Lors d’un chantier comme celui-ci, les plus enthousiastes et les plus pressés, comme moi, veulent toujours bondir sur le toit et commencer à poser des bardeaux. Hélas, il y a une quantité incalculable de choses à faire avant d’en arriver là sous peine de ne pas pouvoir correctement travailler par la suite.
Les premières journées ont entièrement consacrées à diverses opérations fort utiles. Il faut tout d’abord disposer d’un solide échafaudage, qui permettra aux personnes et aux matériaux d’être acheminés facilement, sans trop de peine ni de risques, vers le toit. Nous montons donc une structure métallique en kit, qui semble dater de Mathusalem mais se révèle pourtant efficace et solide. Je suis en particulier surpris par le principe d’assemblage, qui repose sur des sortes de coins de métal venant s’encastrer dans des fentes prévues à cet effet. Il est difficile de croire que quelques coups de marteaux suffiront à immobiliser tout ça pour plusieurs semaines, mais le système s’est pourtant révélé tout à fait fiable à l’usage.
Sur cet échafaudage vient prendre place un monte-charge, ingénieux dispositif imaginé et fabriqué par Gilles, le chef de chantier. Pour ne pas se faire chier à charger et décharger ses charges dans une benne, Gilles a tout simplement imaginé de fixer une brouette au bout d’un câble tracté par un moteur. La marche des matériaux est alors simple et évidente : la brouette arrive chargée depuis la rue et le camion, elle est prise en charge par le câble qui la hisse à l’étage supérieur de l’échafaudage.
De nombreux craquements inquiétants se font entendre durant l’ascension. Parfois le câble se remet en place et la brouette volante chute de 10 cm dans un grand fracas qui ébranle tout l’échafaudage. Le serveur du monte-charge a parfois un instant de grande inquiétude, mais les centaines de chargements sont arrivés à bon port sur le toit.
Là, la brouette retrouve sa vocation première… de brouette. Nous la promènerons ainsi en tous sens directement sur le toit dont la faible pente permet cette pratique peu courante. Par contre, il est indispensable de la poser à cheval sur la faîtière, sous peine de la voir partir partir à grande vitesse dans la pente, ce qui heureusement n’arrivera jamais grâce à notre vigilance aiguë, et aussi un peu à un bienveillant hasard qui pardonnera beaucoup de petites erreurs durant ce chantier d’amateurs enthousiastes et étourdis.
Voilà ! Cette fois, après des mois à y penser, nous pouvons enfin commencer à travailler sur ce toit. Il fait un temps magnifiques, nous sommes en plein dans les débuts de la « grande canicule de l’été 2003 », celle qui a tué 5000, 10.000 ou on ne saura jamais combien de personnes âgées. Ici, sur ce toit perdu à 860 mètres ‘altitude dans les Cévennes, à 9 heures du matin il fait encore bon, la perspective de se mettre au travail me remplit d’enthousiasme et de dynamisme.
La première étape consiste à démonter la couverture actuelle.
Elle est faite d’un matériau de fort mauvais goût, une sorte d’imitation d’ardoise fabriquée en goudron, appelée toisite, ou shingle. 15 ans d’exposition au soleil et à la pluie du lieu l’ont brulé, détruisant les liaisons chimiques profondes de la matière… reste un matériau qui parfois se déchire dès qu’on tire dessus, parfois résiste d’une manière incompréhensible et proprement énervante. Il faut expérimenter diverses méthodes plus ou moins heureuses avant de devenir efficace. Le pieds de biche, la main nue… c’est bientôt la pelle, la simple pelle de chantier, qui se révèle la technique la plus productive, quoiqu’un peu destroy parfois, car il faut y aller à grands coups pour arracher les pointes les plus rétives.
La brouette fait des dizaines de voyages pour convoyer tout ce goudron vers le bord du toit, depuis lequel il est impitoyablement lancé vers les profondeurs de la cour. Nous en entassons ainsi une quantité tout à fait stupéfiante, compte-tenu de la faible épaisseur de ce matériau.
Peu à peu apparaît la couche d’en dessous. Selon les endroits, il s’agit d’une sorte de panneau de bois aggloméré, d’une couleur curieusement orange, ou d’une vieille volige d’épicéa.
Une seconde partie de toit est d’une nature différente : ici il reste quelques lauzes de schiste, rescapées de la restauration fâcheuse des propriétaires précédents. Le travail se fait dans une ambiance très différente. Chaque lauze est un personnage vénérable qu’il faut choyer, et persuader de se laisser démonter sans résister. Pas de coups de pelle ici, sous peine de voir le talon se briser… chacune sera patiemment récupérée, puis descendue par le monte-charge et entreposée dans la cour, en attendant une seconde vie : taille à neuf et pose quelque part ailleurs, sur un autre toit cévenol… Michel, qui prend en charge cette tâche délicate, s’en acquitte méticuleusement, empilant les lauses extraites en tas réguliers, balayant soigneusement les surfaces dégagées…
Enfin, après une demi-journées d’efforts, le bois est à nu sur l’ensemble du toit.
C’est un moment décisif du chantier, car il va falloir décider si le bois doit être changé, ou si l’on va pouvoir couvrir en l’utilisant. Il peut y avoir plusieurs jours de travail entre les différentes options.
Le diagnostic est mitigé : la partie gauche, couverte en panneau, ne peut pas être utilisée telle-quelle, mais on ne peut pas en dire plus avant d’avoir démonté les panneaux. La partie droite (celle qu’on voit sur la photo), n’est pas trop mauvaise, mais il faut au minimum remettre une couche de volige neuve, celle qui est en place commence à vieillir et présente de nombreux trous au travers desquels nos clous passeront sans cesse.
Surprise sous les panneaux de particule…
La journée du lendemain est donc consacrée au démontage des panneaux de particules couvrant la partie gauche du toit. Ces sacré panneaux nous ont bien énervés : fragiles, et pourtant trop bien fixés à leur support par des clous monstrueusement disproportionnés. Difficile de rester délicat lorsque le pied de biche arrache le bois tout autour du clou et que celui-ci reste rigoureusement immobile. C’est à grand renforts de hurlements que l’équipe a terminé le travail, atomisant les panneaux à grands coups de masse.
C’était la partie facile de l’opération. Sous les panneaux nous attendaient de drôles de surprises.
Un étroit espace vide, probablement destiné à faciliter l’aération, a été ménagé entre les panneaux et la couche inférieure (de grosses poutres jointives servant de plafond aux pièces situées au dessous). Ce vide constitue un vrai petit labyrinthe desservant l’ensemble de la maison par les combles. Inutile de dire que cet endroit magique, chauffé et à l’abri des pluies et de vents, a constitué depuis des décennies un repaire rêvé pour toutes sortes d’animaux.
Des crottiers nombreux et fournis sont répartis un peu partout, preuve de la grande fréquentation du lieu. Il y a des déjections de toutes formes, de toutes tailles et de toutes odeurs. Pour le goût je ne sais pas mais je soupçonne la même diversité. Nous évacuons le tout et poursuivons notre exploration – nettoyage plus avant.
Une quantité incroyable de gravats est accumulée là, vestige des techniques de couverture d’autrefois : sur les toits à faibles pentes, les lauzes étaient en effet tout simplement posées, sans être fixées, sur un lit de tout venant destiné à les caler correctement pour ne pas qu’elles bougent.
De toute évidence, le toit a été refait à plusieurs reprises et chaque génération de couvreur y a été de sa propre couche supplémentaire. Ce qui est étonnant, c’est qu’au milieu de gravats sans valeur, on trouve des stères et des stères de vieux bois, rebuts d’anciennes poutre voire même sections de troncs d’arbres de belle taille. De quoi chauffer la maison pendant plusieurs semaines… Le bois avait donc si peu de valeur à l’époque qu’il serve ainsi de matériau de comblement ?
Notre intention étant d’insérer une isolation correcte entre les bardeaux et les plafonds de la maison, il n’y a pas le choix : nous devons déblayer, déblayer et déblayer encore. Des dizaines de brouettes partent ainsi vers le bas, dans une poussière indescriptible. Le monte-charge nous est d’un grand secours, nous avons de la peine à imaginer le labeur qui a été nécessaire pour monter tout ça ici, seau par seau probablement.
Pour terminer, c’est la surprise : une patte de chèvre momifiée est coincée là, entre deux poutres, manifestement déposée par une main humaine qui savait ce qu’elle faisait. Émouvante rencontre qui fait monter en nous des images fortes de cérémonies païennes : le maître de maison est seul sur son toit entouré de nuages gris. Sa silhouette se détache à contre-jour sur les dernières lueurs du crépuscule. Il brandit la patte en marmonnant un mélange d’imprécations sataniques et religieuses, appelle le bon œil sur sa maison et prie pour que la foudre et les fuites n’atteignent jamais son toit.
A quelques mètres de la patte de chèvre, au milieu des gravats, nous trouverons quelques minutes plus tard… un pied de biche, cet outil servant à arracher les clous. Simple oubli d’un ouvrier peu attentif, ou clin d’oeil et communion avec les générations précédentes ?
Le pied de biche est allé rejoindre les outils de mon atelier. La patte de chèvre, quant à elle, a été entreposée quelques semaines sur le rebord de la cheminée, puis lorsque est venu le temps de refermer le toit, nous l’y avons à nouveau enfermée, en espérant que ses pouvoirs pourraient continuer à nous protéger.
Charpente et volige
Nous disposons à présent d’un toit parfaitement nettoyé, mais à la surface très inégale. Il subsiste plusieurs décrochements, certaines parties de bois sont par ailleurs quasiment pourries…
Sur la partie gauche, nous avions espéré pouvoir poser quelques chevrons puis directement la volige. Après de longues discussions cette option est abandonnée car elle ne permettrait pas d’obtenir une surface plane d’un seul tenant : il faudrait conserver plusieurs décrochements, chacun constituant une source potentielle de fuite, et compliquerait par ailleurs la pose ultérieure des bardeaux. Nous devons donc nous rendre à l’évidence, il faut refaire une charpente. Nous y consacrerons deux journées, mais toute la suite en sera facilitée.
Drôle de charpente que voilà… La base est tellement tordue que chacune des pannes (les grosses poutres maîtresses sur lesquelles viendront ensuite reposer les chevrons) doit être posée indépendamment, avec une attention toute particulière. L’œil perd tous ses repères, rien n’est parallèle à rien, seuls les nombreux cordeaux tirés en tous sens nous permettent de placer chaque pièce de bois à sa position logique.
Une fois les trois pannes en place, heureusement, le travail devient plus simple. Les chevrons trouvent naturellement leur place sur cette base calculée pour offrir enfin un peu de planéité dans cet univers tordu. Chaque chevron vient dépasser du mur d’une quarantaine de centimètres pour assurer une étanchéité correcte pour les temps de pluie venteuse (c’est à dire plusieurs dizaines de journées par an dans cette belle région).
Cette étape du travail est agréable et enthousiasmante : le travail avance visiblement d’heure en heure, et le toit prend rapidement forme. Après avoir démonté, démoli, arraché, jeté, broyé… enfin on reconstruit, enfin on réenclenche une démarche positive.
A la mise en place des chevrons succède cependant une étape longue et pénible : les arasements. Il s’agit de remonter de quelques centimètres les murs de manière que les chevrons soient pris dans la masse à la périphérie du toit. Ceci assure une bonne solidité, mais est surtout destiné à interdire tout passage d’animaux depuis l’extérieur vers l’intérieur, et à calfeutrer la maison au mieux pour ne pas que le vent s’y engouffre et que l’isolant foute le camp dans la montagne cévenole. Pour un temps il faut abandonner le travail du bois, auquel on s’était habitué, pour faire du mortier, trier des pierres dans le jardin et les monter en brouette par brouette.
Une nuit de séchage, et on peut injecter entre les chevrons de la laine de roche en flocons pour assurer une bonne isolation thermique. Encore une fois le projet d’origine était plus écologique (chanvre) mais je m’y suis pris trop tard, le fournisseur n’avait pas de stock, et j’ai finalement foncé sur le premier produit de merde venu. Bon. La prochaine fois il faudra que je m’y prenne beaucoup plus tôt. D’autant plus que la pose de ces flocons s’avère assez désagréable. Le moindre coup de vent fait voleter plein de petits débris de laine qui viennent sournoisement d’immiscer dans les habits et nous rappelleront un ou deux jours à leur souvenir…
Pendant ce temps, la partie droite du toit est elle aussi préparée. De ce côté le travail est plus simple puisqu’il suffit de poser une couche de volige neuve sur l’ancienne. Les camions de l’entreprise de matériaux ont déposé sur le parking une quantité proprement stupéfiante de planches, qui eut cru qu’une surface plane pouvait prendre autant de volume ? Le plus dur est donc de monter tout ce matériau sur le toit. Une fois à pied d’œuvre il n’y a que quelques découpes à faire, et le toit prend rapidement des allures neuves, au rythme du clouage qui se fait à vitesse foudroyante grâce à la machine à clouer. Cette sorte de grosse mitraillette reliée à un compresseur donne à son servant des allures de Rambo. Chaque pointe projetée vers l’avant ébranle tout le corps et il faut bander les muscles pour rester en place.
Après une semaine de chantier, tout le toit est comme neuf, couvert de volige prête à recevoir le bardeau.
La pose des bardeaux
Depuis un mois, sur le parking, attendent deux énormes palettes de bardeaux. L’odeur du red-cedar envahit toute la rue, avec un pic particulièrement sensible pendant quelques heures après chaque pluie qui rajeunit les effluves.
Ces montagnes de bois n’ont pas manqué d’attirer l’attention de tout le village et au delà. Lorsque, avec 8 jours de retard, je me pointe à la mairie pour expliquer que j’ai engagé des travaux et que j’ai oublié d’en faire la déclaration légale, le maire, conciliant, me dit : « Oui, je sais, tu refais ton toit en bardeaux de red cedar ! »
Nous allons donc enfin entrer dans le vif du sujet. Le chantier va prendre de l’ampleur : plusieurs amis nous ont rejoint et vont travailler avec nous toute la semaine. Il y a maintenant une quinzaine de personnes dans la maison, un minimum d’organisation devient nécessaire.
Tout d’abord, il fait maintenant épouvantablement chaud. Nous sommes au cœur de la vague de chaleur, la température atteint 35°C dès 11 heures du matin. Pas question de travailler au delà, donc pas le choix : lever à 6 heures, travail de 7 à 11. Et puis re-travail en fin de journée, à partir de 18 heures.
Il faut aussi penser à la logistique générale du chantier. Tout ce monde au travail, mine de rien ça boit et ça mange, une équipe se met en place pour assurer les repas et les pauses casse-croûte. Chacun prend donc son rôle, selon ses envies, ses compétences, ses affinités avec le voisin.
Un beau matin, le premier bardeau est cloué. Un premier paquet de 1,8 m² a été prélevé sur la palette du parking, il a été porté à dos d’homme jusqu’au monte-charge, hissé au sommet de l’échafaudage. D’autres bras l’ont saisi et lui ont fait traverser la totalité du toit. Jeté au sol, il a été éventré d’un coup de cutter. Les bardeaux se sont répandus, Gilles en a saisi un, l’a montré alentour à qui voulait l’entendre, et a dit « Je vais vous montrer ! ».
Et voici la technique qu’il nous a expliquée :
Sous chaque rang de bardeau il y a un rang de toile goudronnée de 50 cm de large. On l’étale en la déroulant à partir d’un rouleau qui est hyper lourd, et on l’agrafe pour ne pas que le zéphyr l’emmène vers les cieux le temps qu’elle soit couverte de bardeaux.
Puis on pose une rangée de bardeaux, alignée verticalement sur un trait de cordex. La première rangée dépasse assez largement du toit. Chaque rangée suivante laisse apparaître 25 cm de la précédente. Étant donné que les bardeaux mesurent 60 cm de long, il y a un recouvrement de 3 épaisseurs par endroit.
Ensuite, on pose une nouvelle couche de toile goudronnée, puis un autre rang de bardeau, dont chaque élément doit venir recouvrir le joint entre deux bardeaux de la rangée précédente.
Enfin, troisième couche de toile godronnée et troisième couche de bardeau. Mais attention, de plus en plus subtil : chaque bardeau de ce rang doit couvrir les joints des deux rangées précédentes, et ce de plus de 2 cm.
Les rangs suivants continuent sur la même logique. C’est assez technique au début, il y a plein de choses auxquelles il faut penser en même temps. Ma première réaction a été de penser que je n’y arriverai jamais, puis finalement je m’y suis fait, et probablement aussi qu’avec le temps je suis devenu moins exigeant sur les critères de pose.
Bref, les premiers bardeaux sont posés.
Il n’est pas facile de travailler à plus de 2 sur un rang sous peine de se marcher sur les pieds, de défaire ce que le précédent a fait et d’arriver à une quantité invraisemblable de non recouvrement de joints. Très vite, plusieurs fronts d’attaque sont lancés en différents endroits du toit.
Les premiers rangs sont lents et difficiles. Chacun hésite, s’interroge intérieurement, appelle le chef de chantier pour obtenir confirmation d’une hypothèse ou apprendre un nouveau geste. Un pro pose, paraît-il, 1m² par heure. A nos débuts, nous sommes peut-être au quart de ce rendement. A vouloir s’assurer de tout penser à tout, parfois près de deux heures sont nécessaires pour monter un seul rang, cent fois défait et refait avant d’être finalement validé par le clouage.
Inversement, parfois soudain tout semble s’emboîter comme il faut, le bardeau tiré au hasard dans la pile vient naturellement trouver sa place à la suite du précédent, et de longues séries sont mises en place sans efforts de réflexion. Le plaisir est malheureusement parfois gâché lorsque Gilles s’approche et constate qu’on s’est trompés de ligne ou qu’on a oublié de veiller à un détail depuis le début de la rangée, explication lumineuse et désagréable de la facilité avec laquelle on a avancé. Alors on essaie de bricoler pour ne pas avoir à tout démonter, mais il est parfois nécessaire de le faire, ce qui ne va pas sans casse car les bardeaux sont des objets fragiles !
Très souvent, il fait procéder à une légère retouche d’un bardeau, pour qu’il vienne s’ajuster au plus proche du précédent et du suivant. Chacun est armé d’un cutter, outil qui suffit largement à travailler ce bois léger. Plaisir de planter la lame dans le fil du bois, et de la pousser doucement mais fermement au travers de la matière qui s’ouvre doucement en chuintant une note de plus en plus aigüe. Un petit claquement bref ponctue le moment où le bois cède, et une longue écaille se détache et tombe à terre.
Jour après jour, l’ambiance s’installe sur le toit. Les questions se tarissent, la technique pénètre les gestes, laissant de plus en plus de liberté aux pensées intimes de vaquer ou elles veulent bien aller. Ce sont de grands moments de calme sur le toit, efficaces et pensifs, durant lesquels nous progressons lentement mais sûrement vers le fameux « m² par heure » des poseurs professionnels.
Une fois par jours environ, le silence est interrompu par le voisin qui apparaît sur sa terrasse (donnant à la base de l’un des pans de toit) : « Hé bien, on ne chôme pas par ici ! », ou « Ha, il vous fait travailler, c’est bien, quand vous aurez fini venez donc chez moi, j’aurai quelques petites tâches à vous proposer ! ». De jours en jours, les interventions sont plus sobres : on sent le respect qui gagne sur la moquerie affectueuse. Tous ces néos, avec plein de filles, en plus, à travailler sur un toit, c’était pas gagné d’avance, mais il faut bien se rendre à l’évidence : ça avance, et c’est beau !
Chaque équipe travaille à sa façon. Dans celle-ci, Michel pose et Hoël (son fils) cloue. Anne et Cécile posent toutes les deux tout en clouant.
Bruno et moi, on n’arrête de pas de changer de stratégie à chaque changement de rang, lorsque l’interruption nécessaire à la mise en place d’une nouvelle bande de toile goudronnée vient perturber le rythme de travail fraîchement adopté.
Bardeau après bardeau, rang après rang, le toit monte. Les habitudes sont maintenant prises, chacun est autonome, Gilles ne vient quasiment plus nous corriger. 1 rang, une étanchéité, deux traits de cordex, une bande de toile goudronnée. Un rang, une étanchéité, deux traits de cordex, une bande de toile goudronnée…
Jour après jour, les rouleaux de toile goudronnée, toujours aussi lourds, prennent le chemin du toit et sont mis en place entre chaque rang. Ca fait beaucoup, beaucoup de toile goudronnée. A vrai dire, et pour être honnête, je pense que ce toit une fois terminé portera quasiment la même quantité de goudron que lorsqu »il était directement et ouvertement fabriqué en shingle. La différence, c’est qu’on ne le verra plus, caché qu’il sera sous le bardeau.
Peu à peu, l’évidence prend forme dans nos consciences : un toit de bardeau, c’est un toit de goudron déguisé. En fait c’est bien la toile goudronnée qui va assurer l’étanchéité, elle suffit largement pour ça. Le bardeau, lui, est là pour l’esthétique, et aussi pour protéger la toile goudronnée des intempéries et du rayonnement solaire qui pourrait la détruire en quelques années. Nous sommes en train de fabriquer un toit de goudron à un prix 4 fois supérieur au toit de goudron d’origine !
C’est une déception de se rendre à cette évidence ! Heureusement, un regard vers ce que nous avons déjà entrepris nous redonne tout de même le plaisir de l’esthétique, qui n’est tout de même pas vilaine… Espérons que les avions sauront apprécier ! Et puis, tout de même, ce toit devrait durer 30 ans, 3 fois plus qu’un toit de shingle habituel. Allons, tout ne va pas si mal !
A l’extrémité de chaque rang, là où il vient buter contre le mur, il faut placer des étanchéités, qui sont de simples plaques de zinc s’encastrant sous les bardeaux pour ramener à la surface du toit l’eau qui y pénètrerait par inadvertance. De même, à la jonction de deux pans de toit d’orientations différentes, il y a un petit angle qu’il n’est pas possible de couvrir de bardeaux : la « noue ». Il faut y installer une sorte d’étanchéité plus technique, et de plus toujours merdique à recouvrir de bardeaux, car ceux ci y arrivent avec un angle assez fort, il fait les retailler et les faire se chevaucher d’une manière peu explicite pour nos esprits cartésiens.
Nombre d’entre nous auront donc très tôt appris, lorsque l’avancée du rang nous mettait en position de devoir bientôt jonctionner avec cette noue, à passer subrepticement de l’autre côté pour laisser au voisin cette tâche prise de tête. Du coup, l’art et la manière de poser les bardeaux sur la noue est devenu l’apanage d’un petit nombre seulement d’élus, de ce fait considérés avec respect et obséquiosité par les autres membres de l’équipe.
Mais avant de poser les bardeaux par dessus ces étanchéïtés, il faut les fabriquer. Le magasin de matériaux livre de grandes plaques de zinc rutillantes, à parti desquelles on découpe des pièces aux dimensions correctes, qu’on termine par plier comme il faut. Avec une feuille de papier, une règle, un crayon et une paire de ciseaux suffisent, mais avec le zinc c’estune autre paire de manches car cela ne se découpe pas comme ça. Aussi utilise t’on une machine spéciale, terriblement rustique mais tout à fait efficace, dénommée de manière originale « Machine à plier le zinc ».
La technique est simple : on trace sur la feuille de zinc, à l’endroit ou l’on veut la couper, un trait avec un pointeau très dur qui entame superficiellement le métal. Plusieurs passages successifs font jaillir de petits tortillons ressemblant à une éponge métallique, indiquant que le travail de sape est en cours. Il ne reste plus, grâce à la machine, à plier plusieurs fois de suite la feuille de zinc selon de trait de coupe. Au bout de 5 à 6 pliages-dépliages, la feuille cède.
Pour une raison encore inconnue, Michel s’est pris de passion pour le pliage du zinc et a réalisé, à lui tout seul, la grande partie des étanchéïtés de tout le toit, ce qui représente pas mal de kilos pliés, découpés et transportés. Il faut dire que la machine était installée à l’ombre d’une cour tellement plus fraîche que la fournaise de la haut…
Sur le toit, l’activité continue. Les bruits de marteau résonnent inlassablement et irrégulièrement, au rythme des avancées et réflexions des équipes au travail.
Chaque heure présente ses avantages et inconvénients. Les premiers sur le toit, à 6 ou 7 heures du matin, bénéficient d’une température idéale : 18 degrés, qui vont vite s’envoler. Il fait un calme absolu, la vue porte incroyablement loin dans l’air immobile et frais. C’est presque un sacrilège d’ébranler ce silence à coups de marteau, qui démarrent généralement à regret.
9 heures, tout le monde est là, c’est la fourmilière. Il fait déjà chaud mais l’activité bruissante, la vitesse à laquelle montent les rangs, décuplent la motivation et l’énergie de chacun. Les coups de marteau crépitent alors sans retenue.
A partir de 10 heures, les premiers abandonnent, terrassés par la chaleur. Le rythme des coups de marteau diminuent progressivement, mais ceux qui restent sont les plus acharnés, ils travaillent vite, vite, pour prendre le soleil de vitesse. Brutalement, la motivation s’envole, les derniers marteaux sont déposés et le toit brûlant est déserté.
Il faudra laisser passer une demi-journée à la rivière pour que, vers 18 heures, les premiers courageux remontent. C’est alors un rythme moins soutenu que le matin, plus convivial, plus décontracté. La température est à la baisse et pousse chacun à rester un peu plus, rectifiant calmement un profil de bardeau, le clouant mollement. Les derniers s’attarderont parfois jusqu’à 21h30 dans la fraîcheur du soir.
Les pauses
Heureusement, un chantier tel que celui-là n’est pas fait que de moments de travail. Les interruptions ont été nombreuses, variées, agréables et parfois inattendue.
Des pauses tout à fait « officielles » sont obligatoires si l’on veut que l’équipe tienne la distance. Un panier plein de victuailles est monté sur le toit, on se tasse dans le dernier petit coin d’ombre qui subsiste en milieu de matinée au pied de la cheminée monumentale, et tout le monde se sert en causant…
Curieusement, il est parfois difficile d’arriver à arrêter tout le monde. Chacun, embarqué dans une opération précise, souhaite « terminer avant », puis oublie carrément.
La vie ne s’est pas arrêtée durant le chantier, et nous en avons profité pour fêter quelques anniversaires.
Les finitions
Mi-août. La pose des bardeaux est quasiment terminée. L’équipe est maintenant réduite à sa plus simple expression. Deux ou trois personnes se croisent en silence dans la chaleur étouffante. Le toit est maintenant couvert de débris de taille. En fin de chantier, il nous faudra des heures et des heures pour les rassembler, les ranger dans la cave à bois. Des mois plus tard, toutes les flambées seront encore allumées grâce à ces sortes d’allumettes géantes qui s’embrasent en crépitant violemment. A chaque fois je songe qu’il s’agit bien là des calories les plus chères qu »il m’ait été donné de produire dans notre cheminée.
Les capteurs solaires ont été mis en place, nous les avons intégrés dans la couverture. Comble d’ironie, nous sommes au pire de la chaleur. Les 6 m² prévus pour porter 300 litres à 50°C produisent une chaleur proprement infernale. Le liquide caloporteur monte à 105°C à la sortie des capteurs, l’eau est brûlante. Il faut rapidement couvrir une grande partie de la surface des capteurs avec du carton pour ne pas que tout se mette à bouillir.
On y est bien sur ce toit.
Ce fût un sacré chantier !
Octobre. Les pluies diluviennes du début du mois ont assené leur verdict sans appel : par vent de sud violent, ça fuie. Comme tous les toits cévenols. Alors ça restera comme ça.