Même si l’on est d’origine citadine (ce qui est mon cas) et que l’on n’a pas été forgé à la culture de la terre (mon cas également), vivre en Cévennes amène naturellement à pratiquer la récoltes de produits de notre mère nature. Il y a le choix : champignons, pommes, cynorhodons, châtaignes, bois pour la cheminée…
Comme on l’imagine, l’automne tient une place de choix dans le calendrier annuel des cueillette. La nature a bien fait les choses, qui reste productive à une période où le temps devient plus rude, le ciel plus bas et la température moins propice à la balade sans objet. C’est donc finalement avec plaisir que l’on voit chaque année revenir, après 3 mois de baignades dans la rivière, cette saison qui nous recentre sur la vie ordinaire, et nous prépare à entrer dans l’hiver de manière constructive.
Un jour, le bruit court au travers du pays : ça y est, « ils » sont sortis. En quelques heures c’est toute l’ambiance de la vallée qui change. L’emploi du temps des week-ends qui suivent devient alors sans surprise, car il est des rendez-vous à ne pas manquer. Dès samedi matin à l’aube, le bord des petites routes se peuple de nombreux véhicules garés en tous sens. On les dépasse au ralenti en espérant qu’au delà du virage suivant l’on sera seul, ce qui hélas n’est jamais le cas.Selon la motivation de chacun, les sorties cueillette sont un but en soi ou un simple prétexte. Les passionnés partent seuls au petit matin, ou s’ils accompagnent un groupe, disparaissent en solitaire dans un buisson et ne reparaissent qu’après plusieurs heures, le panier plein, un demi-sourire aux lèvres.
D’autres grappillent non loin de la voiture, posent fréquemment leur derrière sur une souche opportunément disposée là, croisent sans cesse et par le plus grand des hasards l’un ou l’autre des membres de leur troupe et engagent des conversations à tous propos tandis que leurs paniers restent vides. Je suis de cette catégorie, mais il arrive que, suite à la découverte accidentelle d’un bon coin, l’excitation me gagne. Je suis alors capable, malgré ma faible attirance culinaire pour les champignons, de ratisser tout un sous-bois à quatre pattes pour remplir fébrilement mon panier à ras bord, puis d’en renverser une partie sur le chemin du retour sans y prendre garde.
Les enfants, quant à eux, sont pour la plupart peu attirés par cette pratique. La voiture reste leur point de ralliement, elle permet de jouer au chaud et au calme à la GameBoy advance SP Super Nintendo Extra, tout en bénéficiant d’un paysage extraordinaire sur les cimes du Mont Aigoual vers lesquelles ils tournent de temps à autres un regard ennuyé en soupirant « Bon, Manon, c’est à mon tour maintenant ! ». Mais, je veux le croire, ils profitent eux aussi, à leur manière, de ces moments, et auront, un jour, lorsque cela ne sera plus une obligation, envie d’enfiler leurs pardessus pour sortir dans la campagne brumeuse à la recherche de trésors rustiques.
Il y a aussi les professionnels. Ils ont besoin de gagner de l’argent avec leur récolte, même si ce n’est généralement qu’une des nombreuses petites activités qu’ils pratiquent pour arriver à vivre. Ils sont plus organisés, et bloquent plusieurs jours pour chaque catégorie de cueillette. L’importance des quantités à ramasser, et la solitude qui est parfois de mise, leur rendent l’opération moins ludique qu’aux familles. Les belles journées tièdes et ensoleillées d’arrière-saison sont une bénédiction, vrai mélange d’utile, d’agréable et d’équilibrant. On les croise alors dans les soirées, les yeux brillants et l’air épanoui de ceux qui ont eu tout ce dont ils avaient besoin. Mais 8 heures debout dans le vent glacé à se griffer la peau dans les buissons épineux les laissent, joues brûlantes et corps rompu, juste bons à foncer sous la couette.
Enfin, il y a « les autres ». Ceux dont le véhicule n’a pas la plaque d’immatriculation réglementaire : au lieu d’un légitime 48, on peut y lire 30, 34, et d’autres nombres encore plus invraisemblables. Ils constituent de loin la catégorie la plus nombreuse, et sont souvent les premiers à l’œuvre. J’éprouve des sentiments contradictoires à leur égard : à la fois je comprend le dépaysement et le plaisir qu’il peut y avoir à monter au petit matin vers la montagne cévenole, en laissant derrière soi pour quelques heures la plaine chaude, encombrée et bruyante, autant je me suis parfois senti un peu déconsidéré par certains visiteurs faisant peu de cas, m’a t-il semblé, de qui vivait là. Mais je n’apprécie guère la sorte de racisme qui s’est ancré dans la population locale à leur égard. D’une manière ou d’une autre il va bien falloir réussir à partager ce monde en frères.
Quelle que soit la catégorie à laquelle on appartient, il est important d’entourer sa pratique d’un peu de secret. Il est évidemment inconcevable de crier sur les toits que l’on va ramasser des champignons. Tout au plus choisit-on quelques amis très proches pour leur chuchoter à la sauvette, la main devant la bouche, que l’on est sur le départ, tout en restant très vague sur la destination. Il y a quelque chose d’excitant dans cette discrétion, mais parfois aussi des serrements de cœur lorsque le partage et la relation passent derrière la préoccupation matérielle.
Jour après jour, les récoltes succèdent aux récoltes. Certains produits connaissent un sort rapide et finissent le soir même en poëllées à partager entre amis autour d’une table. Mais pour la plupart, le travail ne fait que commencer. Châtaignes ou cynorhodons, destinés à devenir confitures ou sirops, doivent subir une préparation méticuleuse et pour tout dire, laborieuse. Il faut beaucoup, beaucoup de temps pour enlever la « petite pellicule chiante » qui entoure la châtaigne et lui donne son goût amer. Plusieurs méthodes artisanales ont été développées pour réaliser cette opération. Celle que la famille pratique consiste à introduire le fruit, précuit et coupé en deux, dans un presse-ail, et à serrer très fort. La pulpe écrasée sort sous forme de petits asticots blancs qui viennent imperceptiblement augmenter le minuscule tas déjà pressé. Parfois, un fruit récalcitrant oblige à mobiliser toutes ses forces. On arque-boute ses deux mains sur l’outil, et soudain, un jet de pulpe fuse à travers la pièce, ou au visage du conjoint.
Autrefois, cette opération longue et monotone était prétexte à se retrouver en veillée pour écouter quelques histoires du papé. Aujourd’hui la tradition s’est perdue, il faut trouver d’autres moyens pour tromper le temps. Le plus facile consiste à s’installer devant un bon film américain, et de porter un œil à l’écran et l’autre au presse-ail. Personnellement je n’ai pas de chance : Sophie aime la VO et je ne comprends pas l’anglais. Obligé de consacrer une attention beaucoup plus soutenue à l’écran qu’aux châtaignes, je broie sans discernement tout ce qui tombe sous la palpation distraite de ma main gauche : enveloppes vides, fruits pourris… Sophie râle.
Les diverses pâtes ainsi préparées s’accumulent au congélateur. Arrive le jour de la cuisson. Les bassines de cuivre sont sorties des arrière-cuisines et astiquées avec soin. Des sacs de sucre de 25 kilos sont acheminés vers la cuisine et mélangés au fruit Le feu est allumé. Lentement, les énergies internes se mettent en mouvement, les forces caloriques font remonter d’étranges borborygmes des profondeurs. D’épaisses bulles éclatent lentement à la surface, projetant mollement leur lave pâteuse autour de la gazinière. Progressivement, la pâte s’assombrit, s’homogénéise. Dans un geste archaïque, en communion totale avec elle, il faut tourner, lentement, longtemps. Si on l’abandonne, elle est perdue.
Pour finir, on range avec tendresse les pots pleins, encore brûlants, sur les étagères de l’arrière cuisine. Plus il y en a, plus l’on se sent cévenol, même si l’on n’en consomme pas beaucoup soi-même : ils partiront, à Noël ou à l’occasion des diverses fêtes familiales, en cadeaux modestes mais authentiques et bien sentis, générant toujours des exclamations enthousiastes, admiratives et parfois un rien forcées de ceux qui les reçoivent.
Peu à peu le stock décroît, et un jour, il ne reste qu’une dernière bouteille de jus de pomme maison. Un jeudi soir ordinaire on pose la main dessus pour la servir à table. On hésite : faut-il la réserver pour une occasion plus exceptionnelle ? Attendre le week-end et la sortir en grande pompe aux Dupont qui viennent manger ? Et puis non, on va en profiter en famille. A table, apprenant la situation, les enfants boivent leur verre langoureusement en mimant avec exagération tous les effets possibles du délice, et puis il n’y en a plus.
Commence alors l’attente de l’automne suivant.