Pour ceux qui viennent de plats pays, les paysages tourmentés des Causses et des gorges ne sont pas sans étonner, attirer ou parfois effrayer… rochers aux formes étranges et torturées, Puechs et Trucs comme posés là, grottes et avens obscurs et silencieux, gorges sinueuses et profondes… D’où viennent donc les formes étranges de ce pays de pierres ?
Aux Arcs Saint-Pierre ou à Nîmes-le-Vieux, certains géologues dépourvus d’imagination vous expliqueront qu’il s’agit là d’un calcaire particulier, la dolomie, dont l’érosion différentielle sculpte ces formes extraordinaires, qui ne seraient donc que le fruit de la géologie, du hasard et du temps ! Écoutez donc les anciens qui ont su conserver la mémoire d’histoires sans âge, eux vous expliqueront les choses d’une toute autre manière.
Au-dessus de Vébron, en bordure de la Can de l’Hospitalet, ils vous présenteront la fileuse, cette fée qui file pour l’éternité le fil de nos vies, tout comme les Parques, ces fées de l’Antiquité qui président aux vies des humains en filant, enroulant le fil sur le fuseau et, enfin, en cassant le fil quand le temps est venu. On raconte que cette fileuse éternelle vivait jadis à l’Hospitalet, et qu’elle expie là, au bord des falaises son refus d’héberger un mendiant perdu dans la tempête.
Tout près de la Volpilière, sur le Causse Méjean, une autre fée a laissé sa trace. Le lieu se nomme Banicous, ce qui veut dire le bain, et il y a là une grande vasque d’eau creusée dans la roche. Là, dit-on, vivait cette fée bien singulière qui s’était donné pour tâche de déniaiser les jeunes hommes des environs. La nuit de leur vingt cinquième année, elle avait coutume de les emmener dans ce lieu pour y passer une nuit inoubliable dans un bain régénérant sous la lune… Malheureusement pour tous, cette belle tradition, qui aurait pu donner lieu à un formidable produit éco-touristique, a pris fin un jour. Ce jour-là, la femme d’un berger, qui recherchait son homme tandis que les brebis étaient rentrées seules à la bergerie, a surpris son homme sortant du bain de la fée en sa compagnie. A la vue de l’infidèle, elle serait morte de stupeur. Alors la fée aurait, avant de disparaître à jamais de ce pays, posé la tête de la femme au-dessus du chemin, c’est le Ron de la femno qui regarde toujours vers Banicous dans sa vigilance éternelle de femme jalouse.
Une fée d’un autre genre est évoquée dans le pays ; c’est celle qu’on appelle «la Vieille», sorte de reine des fées ou de déesse des temps anciens. Certains disent que ces deux puechs jumeaux, ronds et réguliers que vous contemplez quand vous regardez vers les Bondons, sont ses seins et son ventre, et l’Eschino d’Aze son ventre fécond. Les nombreux menhirs qui ont été édifiés non loin de là pourraient d’ailleurs bien être autant de phallus dressés vers le ciel pour honorer notre vieille déesse de la fertilité.
Mais si les fées ont pu, ça et là, jalonner le paysage de quelques éléments lourds d’histoires, un autre grand architecte a laissé des traces bien plus abondantes : j’ai nommé l’inévitable, le tonitruant, le bon gros géant Gargantua, qui a œuvré ici, comme dans bien des lieux de France, à mettre un peu de fantaisie dans nos paysages !
Certains vous diront qu’il vivait sur le sommet du Causse Méjean, au mont Gargo, et que, à l’image des humains, il cultivait la terre, pêchait, mangeait, buvait, pissait, jouait avec son chien et que le paysage en a été tout chamboulé, jalonné des multiples traces de ses activités… Un jour, après les labours d’automne sur le Causse, il aurait traversé d’une enjambée la vallée de Florac pour poser son majestueux postérieur sur l’Eschino d’aze (la preuve : cette petite montagne en garde depuis la trace incurvée !) et curé ses sabots pleins d’argile avec un frêne qui poussait là, laissant là deux petits tas de boue bien ronds et réguliers qui y sont restés et que l’on voit de loin : les puechs des Bondons, encore eux ! Alors à vous de voir s’ils vous évoquent les seins d’une vieille déesse ou des tas de boue posés par un géant peu soucieux de laisser le paysage dans l’état où il l’avait laissé…
Un autre jour Gargantua s’est engagé dans les Gorges du Tarn à Molines, là il a trouvé une pierre allongée en forme de bâton, la taille idéale pour lancer à son chien. Pour éprouver sa solidité, il l’a appuyée sur le sol, creusant ainsi un grand trou, la grotte de Roqueblave. Continuant son chemin, il s’est bien vite senti à l’étroit dans les Gorges où ses épaules heurtaient les rochers, il est donc sorti de ce trou à rats, a posé un genou d’un côté sur le Sauveterre à Cauvel et sur le Méjean à la Bourgarie : c’est ainsi qu’il a creusé de ses genoux les deux ravins parallèles de la Mine et de Dolan. Un peu plus tard, comme la nuit était tombée et qu’il avait grand faim, notre bon gros géant s’est redressé sur la pointe des pieds, a décroché une étoile, qu’il a fixée en haut d’un long rocher en pointe qui se trouvait là, en guise de flambeau (notez que c’est ainsi qu’il a inventé la pêche à la luminade qui s’est par la suite longtemps pratiquée dans les Gorges !). Il ne lui restait plus, pour former un barrage et capturer les truites, qu’à gratter de la main le fond de la rivière en se servant de ses doigts comme d’un râteau. Cette pêche miraculeuse est à l’origine du fameux chaos rocheux du Pas de Souci qui obstrue le cours du Tarn, et la torche plantée dans les pentes est toujours là aussi : c’est Roc Aiguille dont la silhouette se découpe, gracile, dans l’enfilade de rochers des Gorges du tarn.
La vieille, les fées et Gargantua, allez savoir pourquoi, ont fini par quitter le pays. Les hommes, oublieux, n’ont plus alors honoré qu’un seul Dieu, ils ont mis des croix sur le menhirs et bâti des chapelles là où autrefois dansaient les fées.
On pourrait croire qu’alors c’en était fini de l’édification de nos paysages. Mais n’en croyez rien : qui dit Dieu, dit Diable, et il se pourrait bien que le diable ait lui aussi fait déplacer quelques cailloux !
C’est ainsi que l’on raconte que Sainte Enimie, sœur du roi Dagobert, qui était venue soigner sa lèpre aux eaux du Burle et n’en est jamais repartie, aurait joué un rôle dans l’édification des paysages des Gorges. Malgré la pieuse présence de la princesse, le Malin rodait encore dans les environs, aidé en cela par les multiples portes entre son domaine infernal et le monde des Hommes que constituent gouffres et avens. Il venait souvent troubler les nonnes et les induire en tentation. Un beau jour, Enimie a voulu en finir avec cet odieux tentateur. Elle l’a poursuivi dans les Gorges et au moment où il allait lui échapper, Enimie s’est souvenue de cette petite phrase : « la foi déplace les montagnes » ! Elle a alors appelé la montage à son secours, provoquant une énorme avalanche de pierres qui ont dévalé jusqu’au Pas de Souci. On dit que le plus gros rocher, Roque Sourde, aurait coincé la queue du diable ; et quand Roc Aiguille, en chemin, a demandé de sa grosse voix de rocher si son aide était utile, Roque Sourde lui a fait comprendre qu’on n’avait plus besoin de lui. Roc Aiguille, rassuré mais un peu vexé quand même, s’est alors figé, gardant la posture en équilibre, prêt à fondre sur le Malin en cas de nécessité.
Ainsi, fées, géants et saints habitent toujours nos paysages de leurs histoires entremêlées…
Et les hommes dans tout ça, me direz-vous ! Eh bien les hommes, ils ont toujours essayé d’habiter comme ils l’ont pu ces terres assez peu hospitalières et pleines de dangers… C’est ainsi que les anciens ont toujours mis les petits caussenards en garde d’aller jouer près des avens : on leur raconte, à Florac ou aux Vignes, la même histoire d’un enfant, placé comme berger sur le Causse. Le petit malin aurait décelé le chemin souterrain qui relie le Causse à la vallée en retrouvant, dans une grosse source de la vallée, le beau bâton sculpté qu’il avait fait tomber dans un aven du Causse. Alors il aurait voulu envoyer à sa mère, qui vivait en bas une brebis subtilisée au troupeau de son maître. Le jour dit, sa mère est allée au rendez-vous de la source pour y trouver… le corps sans vie de son fils imprudent. Cette histoire, nous l’avons entendue de la bouche d’un vieux caussenard au dessus des Vignes, qui s’est empressé d’ajouter, l’œil malicieux : «pour le berger, je ne sais pas si c’est vrai, mais pour le bâton …».
Ce ne sont là que quelques unes des histoires qui sont venues jusqu’à nos oreilles, mais il semble que chaque rocher en aurait une à nous raconter. Alors, à vous d’aller explorer ces lieux à histoires, en vous gardant bien de tomber dans l’aven, à vous d’interroger la mémoire des habitants et des pierres, et à vous de raconter à votre tour ces histoires qui viennent du fond des temps, parce que les histoires, c’est comme les chemins, si on ne les emprunte plus, elles s’enfrichent et disparaissent !
Sophie Lemonnier
Pour contribuer à faire voyager ces histoires, la compagnie « Paroles de Sources » a créé le spectacle « Gargantua et compagnie ». Sophie et Marc Lemonnier y présentent en contes et musiques ce corpus de légendes sur nos paysages, élargi aux Cévennes et au Mont Lozère. A la fin de chaque représentation, un moment de parole est organisé pour que les spectateurs connaissant d’autres histoires de paysages locaux puissent les partager. Si vous souhaitez accueillir le spectacle, n’hésitez pas à nous contacter à l’adresse mentionnée dans le site http://parolesdesources.org/gargantua-et-compagnie/