Timidement, je sonne à la porte du vénérable bâtiment. L’observatoire de l’Aigoual est un lieu chargé d’histoires, presque légendaire. En famille, comme tant d’autres touristes, nous sommes souvent montés ici en voiture, pour admirer depuis le sommet de la tour la Méditerranée qui brille au loin. Nous en avons aussi exploré les environs à pied ou à ski de fonds… toujours, posé sur le rebord du plateau, le château imposait sa présence altière, auréolé d’un mystère intrigant. Que pouvaient bien dissimuler ses entrailles, fermées au public ?
Ce jour là, nous avons enfin un solide prétexte pour en apprendre un peu plus : notre fils, élève en 3ème au Collège de Florac, va prochainement suivre ici son « stage d’observation professionnelle ». Rien ne nous obligeait à y monter car tous les détails de son séjour ont été réglés par courrier et téléphone, mais ce Dimanche, comme par hasard, c’est là-haut que nous avons choisi d’aller balader. « Mauvaise idée », avons-nous pensé lorsque la voiture a buté contre une congère à deux kilomètres de l’arrivée. L’hiver commence tôt là-haut, et la route est fermée, nous aurons dû nous renseigner. L’envie était trop forte pour renoncer, toute la famille est partie à pieds dans la neige, malgré la sérieuse tourmente qui régnait sur la montagne. En passant au pied des deux tours Télécom, nous avons aperçu des plaques de givre se détacher des câbles sous les rafales et être entraînées vers l’abîme comme des fusées. Mordus par la bise glacée, courbant l’échine, nous avons craint d’avoir fait le mauvais choix. Les dernières centaines de mètre sur la route couverte de neige verglacée ont été épiques : malmenés par le vent sur cette surface lisse comme du verre nous avons fini le trajet à grand coup de glissades plus dangereuses qu’amusantes.
Face à la porte close, un dernier doute nous assaille : et s’il n’y avait personne ? Peut-être l’équipe météo redescend-t-elle lorsque les conditions sont trop difficiles ? Coupant court à nos réflexions, une fenêtre s’ouvre au second étage. Un visage interrogatif apparaît. Nous expliquons la raison de notre présence.
« Je descends. »
Quelques secondes plus tard, la lourde porte s’ouvre et l’homme s’efface pour nous laisser entrer.
« Je me demandais s’il ne s’agissait pas de touristes en perdition ! Ça arrive régulièrement, en hiver. Les gens ne sont pas prudents, ils montent par temps de neige, le temps de faire quelques pas sur le parking, leur voiture est immobilisée dans une congère, alors ils viennent sonner au château pour demander de l’aide. Parfois, lorsqu’il est tard, on est obligés de les retenir ici pour la nuit. Il y a quelques chambres inoccupées. »
Être retenus à dormir au château de l’Aigoual… il y a pire comme punition ! Pour un peu, j’essaierai bien, moi aussi, de jouer les imprudents un de ces soirs !
« Pour éviter ce genre de problèmes, quand le chasse-neige ouvre le chemin au facteur, chaque matin, il referme le passage derrière lui en faisant un tas de neige au milieu de la route ». Voilà donc pourquoi nous sommes restés bloqués.
Sitôt la porte refermée, le bruit du vent s’interrompt et le silence se fait. La température devient soudain incroyablement douce. Une pénombre tranquille règne dans ce petit hall. Un solide escalier de pierre monte vers l’étage. Il débouche à l’extrémité d’une galerie qui traverse le bâtiment pour en desservir les différentes pièces. Au sud, le mur est presque entièrement ouvert de grandes fenêtres par lesquelles un généreux soleil entre à flots. Sous les vitres, de vastes bacs sont plantés de fleurs multicolores. Dans un coin, un clémentinier couvert de fruit généreux diffuse une douce odeur méditerranéenne. Plus loin, une vigoureuse plante exotique est couverte de boules et de guirlandes de Noël. Ici et là des boiseries couvrent la pierre de taille. Elles sont bien entretenues, presque lustrées. Accroché au mur, entre deux fenêtres, un hibou empaillé tente de s’envoler. Sur le mur d’en face, un visage à barbe noire nous contemple. L’imposant portrait, en noir et blanc, est sans doute celui de Georges Fabre, fondateur du lieu à la fin du XIXème siècle. Il règne ici une atmosphère totalement décalée, mélange de galerie des glaces, de serre tropicale et d’époque héroïque.
Dehors l’enfer glacé se déchaîne, sans effet sur la quiétude des lieux.
La visite se poursuit un étage plus haut. Nos pénétrons dans une pièce ronde et haute de plafond, que je reconnais immédiatement : nous voilà dans la fameuse tour d’allure médiévale qui fait la réputation du château, avec sa table d’orientation en pure lave émaillée de Volvic. Point d’instruments de torture, ni de princesse enfermée, comme on aurait pu s’y attendre. Contre les murs circulaires sont alignés des ordinateurs dernier cri qui émettent le ronronnement caractéristique des machines au travail. Les nombreux écrans affichent des plans, des cartes, des graphiques et des tableaux de chiffres. Nous sommes au cœur du centre de calcul des prévisions météorologiques. Je suis impressionné et ému.
Malgré la tempête, le silence de la pièce est à peine troublé, protégé par les murs de deux mètres d’épaisseur.
« Ce vent ? Bah, ce n’est rien, déclare notre guide Eric, spécialiste du sujet. A peine 100 kilomètres heure. Ici c’est courant. Pour commencer à nous amuser, il faut que ça souffle au moins à 200 ! »
Des trois observatoires météo d’altitude construits en France au XIXème siècle (Aigoual, Puy de Dôme, Pic du Midi de Bigorre), celui-ci est le dernier encore en activité. Sur les autres sites, des machines automatiques ont remplacé les humains. Si l’équipe de l’Aigoual a été maintenue sur place, contre la tendance à l’économie, c’est que ses membres se battent sans cesse pour cela. Ils mènent ici une vie très particulière. Il faut monter pour plusieurs jours d’affilée. Les imprévus obligent régulièrement à prolonger ces périodes d’isolement, particulièrement en hiver lorsque les conditions météo empêchent de circuler. Les vies de famille s’en trouvent compliquées. Mais ceux qui travaillent ici en ont fait le choix, pour rien au monde ils ne reprendraient une vie plus classique, là-bas dans la plaine.
Continuant seul l’exploration, je m’engage au hasard dans un couloir étroit. L’ambiance feutrée laisse la place à une atmosphère sombre et glaciale. Je dois me trouver quelque part sur l’arrière du château, à l’endroit où il s’appuie contre la roche.Un escalier humide, qui évoque plus un blockhaus qu’un château d’apparat, mène contre une dernière porte en métal qui vibre sous l’effet du vent. Jetant un œil de voyeur au travers de la serrure, j’aperçois des antennes, des girouettes, tout un tas de machines couvertes de givre, probablement dédiées aux mesures météorologiques. Derrière cette porte, c’est l’enfer. Je redescends vers la chaleur et la sécurité.
Rassemblement autour de la table de la cuisine. C’est l’heure de l’apéro. Le fameux facteur vient d’arriver, le conducteur du chasse-neige est là aussi. Météos, équipe d’entretien, gestionnaire du musée, tous ont abandonné le travail quelques instants pour venir dire bonjour et échanger les nouvelles. L’ambiance est chaleureuse, détendue. Tout le monde se connaît bien, et semble apprécier ce moment.
La discussion va bon train. Il n’y est qu’accessoirement question des prévisions météo des prochaines heure, car de nombreux autres sujets importants sont abordés. Il reste encore du sanglier dans le congélateur, il serait bien de lancer la préparation d’une daube pour le lendemain. De musicien à musicien, Eric me raconte l’ambiance qui règne dans le groupe de rock dont il fait partie à Montpellier. Ce matin, un membre de l’équipe a encore aperçu le renard, qui venait chercher les restes du repas d’hier soir, posés à son intention dans la neige. Demain, c’est Dimanche, jour de relâche, ils sont deux à projeter une petite balade à ski de fonds sur les pistes qui serpentent sur le versant sud, sous le château.
Dehors, le vent se déchaîne toujours. Il va être temps pour nous de braver la tempête et de redescendre dans le monde ordinaire.
Le château de l’Aigoual s’éloigne dans le blizzard. Comme un bateau au milieu d’un océan déchaîné, il va continuer sa traversée de l’hiver.