Ce jour là je roulais, pressé, sur la D907, quelque part entre Florac et Vébron. Préoccupé, je ne prêtais aucune attention aux somptueux paysages que m’offrait la vallée du Tarnon à l’automne, jusqu’à ce que mon œil indifférent perçut, sur le bas-côté de la route, une fulgurance de couleur jaune, à la limite de mon champ de vision. J’en fus intrigué : depuis des années je parcourais cet itinéraire régulièrement et n’avais jamais rien remarqué à cet endroit. Je ne poussai toutefois pas la curiosité jusqu’à m’arrêter, car comprenez-vous, le temps de l’homme sérieux est beaucoup trop précieux pour être gaspillé inutilement. Mais la tache de couleur jaune m’occupa l’esprit une partie de la journée et lorsque j’approchai à nouveau de l’endroit, sur le trajet du retour, je me surpris à ralentir pour guetter la « chose », curieux de découvrir de quoi il pouvait bien s’agir.
Au détour d’un dernier virage, l’objet m’apparût enfin et je me garai sur le bas-côté. Il s’agissait d’une sorte de boite rectangulaire peinte en jaune. La forme m’évoquait bien quelque chose, mais sa présence en ces lieux déserts me semblait pour le moins incongrue. M’approchant, je dus me rendre à l’évidence : il s’agissait bien d’une postale ! Pas l’un de ces modèles modernes aux angles arrondis, dont le fer blanc de mauvaise qualité sonne le creux lorsqu’on tape dessus, non. Une à l’ancienne, solide et lourde, en fonte massive, avec le mot « Postes » écrit en relief, et une double enluminure bleue qui fait le tour de chaque face.
La roche schisteuse du talus avait été grossièrement creusé pour ménager une niche irrégulière, dans laquelle la boite postale venait s’encastrer. Quelques fragments de lauzes la calaient de telle sorte qu’elle s’y tenait assez droite. Cela, je le compris parfaitement : pour recevoir des lettres, il faut être droit.
La boite postale semblait ancienne. Depuis des décennies sans doute, elle trônait là, immobile et royale dans sa solitude.
Sur la face avant de la boite figurait une indication de levée : 15h00, poste de Florac. Tout semblait opérationnel. Mais… que faisait-t-elle donc là, au milieu de nulle-part ? J’avais beau me tourner d’un côté, de l’autre… je n’apercevais aucune habitation, ni même aucun chemin qui aurait pu mener à un hameau isolé… Qui aurait pu avoir besoin de glisser une missive dans cette fente ? Un facteur ouvrait-t-il chaque jour cette solide porte pour, chaque jour, constater qu’il n’y avait rien ? Le pragmatisme du service public français ne me laissait pas de doute : si les PTT avaient décidé de sceller une boite postale en cet endroit, c’est qu’il y avait, ou qu’il y avait eu, besoin d’une boite postale.
Arpentant de long en large le bitume devant ma boite, je réfléchissais, fis des hypothèses… Pris d’une inspiration soudaine, je traversai la route et me penchai vers le ravin. Quelques dizaines de mètres plus bas le Tarnon qui traçait sa route entre les rochers. Sur l’autre rive, 3 maisons se blottissaient les unes contre les autres (j’appris plus tard que l’endroit s’appelait Grattegals). Ma boite postale servait donc très probablement à relier Grattegals au monde, et le Monde à Grattegals. Et tout me parut soudain lumineux. Plissant les yeux, il me sembla apercevoir du mouvement près des maisons, là-bas.
C’est un vieux paysan. Il saisit délicatement une lettre posée sur la table de la cuisine. Il sort de la maison en rajustant son épais manteau et son cache-nez pour lutter contre la brume glacée du matin. Il descend au bord de la rivière, et s’engage avec précaution sur le tronc d’arbre glissant jeté en travers de l’eau, assurant bien son pied à chaque pas. La rivière est basse et tranquille, mais dans quelques semaines, aux premières grosses pluies, la fragile passerelle sera emporté par la crue. Le courrier devra attendre sur le frigo. Il faudra attendre que l’eau redescende et, au moment propice, appeler un voisin de Vernagues qui descendra d’en face pour prêter la main et remettre le fragile et précieux pont en place sur ses socles.
Le paysan entame la montée, suivant le sentier qui serpente dans le bartas. En quelques minutes il est à la route. Il est heureux de confier son carré de papier blanc à ce cube de métal jaune. Une fois le geste fait, rien ne pourra plus arrêter sa lettre, qui sera entre les mains de l’état, de la civilisation. La lettre ira où il en a décidé, quoi qu’il arrive !
De satisfaction autant que de froid il se frotte les mains en y envoyant un souffle d’air tiède, puis reprend le chemin de la rivière pour aller boire le premier café du matin.
Indifférentes aux innombrables matins brumeux qui ont passé sur cette vallée, à l’histoire des lettres d’amour et de mort qui ont entamé ici leurs voyages, les voitures passent à pleine vitesse devant la boite postale. Moi, depuis que je l’ai repérée, je ralentis à chaque fois que j’en approche, priant pour qu’elle soit encore là, et qu’un facteur continue à venir l’ouvrir chaque jour…Quelques années plus tard. Le service public à la française a enfin compris l’iniquité de cette situation. La boite postale de Grattegals a été démontée de son écrin de schiste, puis déplacée quelques centaines de mètres plus loin, pour atterrir sur les parois du local à poubelles. C’est tellement plus rationnel.
Très belle histoire que celle de la Boîte aux lettres encastrée toute seule dans le schiste.
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