« Il n’y a rien, là-haut, rien d’intéressant ! »
Le vieil homme contemple le versant dénudé de ses yeux bleu froid. L’intensité de son regard, la concentration avec laquelle il explore méthodiquement les replis de la montagne, semblent contredire ses propos. Il cherche à apercevoir quelque chose qu’il connaît, j’en mettrai ma main au feu.
« Que des cailloux ! », ajoute-t-il enfin d’un ton définitif en détournant les yeux. M’abandonnant là, il s’éloigne dans la ruelle du village en marmonnant.
Plusieurs habitants du village ont fait devant moi allusion à « quelque chose ». Là-haut, au pied de la falaise, il y aurait des « trous ». De simples terriers de renard, selon certains, un « aven » selon d’autres. Comme c’est bizarre. Les gens savent quelque chose, mais en même temps ils ne savent pas. Ils rapportent ce que les anciens leur ont dit, mais ils n’y vont pas voir. Ils n’y sont jamais montés, et n’y monteront jamais.
Je contemple à nouveau le versant au dessus des toits. Quelque chose, ici, m’intrigue depuis longtemps. De part et d’autre du village, séparés par un vallon érodé, deux puissants épaulements descendent de la crête. Ils ondulent de droite et de gauche avant de s’évaser sur le replat. Il y a dans ces formes comme… une sorte de mouvement, oui. Qui évoque la vie, mais quelque chose d’un peu malfaisant, aussi. Quelque chose de potentiellement dangereux. Une impression de « déjà vu » s’installe en moi. Dans quel genre de circonstances ais-je déjà rencontré de telles formes ? Tout en réfléchissant, je plisse les yeux, pour effacer les détails et ne garder que la forme générale des lignes… Oui oui oui, bien sûr… cet ensemble ressemble diablement à la langue terminale d’un glacier alpin, qui fait le dos rond en altitude, se laisse guider par la vallée, puis finit par s’étaler en un éventail crevassé.
Aussitôt, les détails du paysage s’assemblent pour former un tout cohérent. Ce versant est en mouvement. Comme un glacier, il coule vers la vallée. A son rythme, mais inéluctablement. Et alors, les « trous » là-haut ? Comment les rattacher à l’ensemble ? Je prends le chemin des hauteurs.
Dans les dernières centaines de mètres, la pente se redresse, et m’oblige à adopter un mode de progression que je connais bien. Montée en diagonale, de profil, une main posée sur la pente, les chevilles légèrement tordues pour que le plat du pied repose le plus largement possible sur le sol. Comme dans la traversée d’une pente de neige dure, les crampons aux pieds. 2000 mètres plus bas, je retrouve les sensations de la haute montagne. Le lien entre mes minuscules Cévennes et les géants des Alpes. Un pas long, un pas court, pause appuyé sur le bras. Un pas long, un pas court… le rythme s’installe. Plongé dans l’ambiance, c’est presque sans surprise qu’au détour d’un ressaut rocheux je découvre une crevasse. Ce n’est pas une image : il s’agit bel et bien d’une vraie crevasse. L’ouverture de forme allongée mesure une dizaine de mètres de long, elle est perpendiculaire à la ligne de pente. Tous les signes d’une fracturation de décompression, comme sur un glacier. Rien à voir avec un aven. Instantanément mes réflexes d’alpiniste prennent le dessus. Méfiance dans le prolongement de l’axe de la crevasse, un pont de neige pourrait cacher un abîme. Par contre, rien à craindre sur la lèvre inférieure. Un regard vers le fond. Juste du noir. Retour à la lumière, regard circulaire. Autour de moi, des ondulations courent à la surface, dénonçant la présence d’autres crevasses ici et là. Un peu plus haut, la falaise domine un chaos monstrueux de rochers en équilibre…
A pas réfléchis, je fais ma trace sinueuse entre les crevasses. Je repense au vieil homme. Pourquoi a t-il réagi comme cela. Qu’a-t-il voulu me cacher ?
Entre des rochers grands comme des maisons, des passages étroits et sombres sont emplis d’éboulis instables. Je progresse prudemment entre deux falaises. Des ramifications partent de tous côtés, contournant des blocs entassés en vrac. Çà et là, cerné par des empilements fragiles, je dois rebrousser chemin. Parfois, il me semble entendre des chocs sourds provenant du cœur de la masse rocheuse, comme résultant de la chute de pierres au fond de puits lointains. Je ne sais que trop bien où je suis, en cet instant : au cœur même d’une barre de séracs. Sous mes pieds, la montagne doit présenter un verrou rocheux. Le versant-glacier, trop rigide, se fracture pour le franchir. Un peu plus bas dans la pente, les failles se refermeront, les blocs se recolleront, et le versant reprendra l’allure plus calme que je lui ai vue en montant.
Les alpinistes le savent, rien de plus fourbe qu’une barre de séracs. A tout instant, une écaille de glace grosse comme un piano à queue peut vous tomber dessus. Ou bien, presque doucement, un bloc va basculer et venir fermer la crevasse au fond de laquelle vous êtes en train de progresser… Méfiance. Faire vite. Sortir de là… J’enchaîne les passages étroits, les carrefours rocheux, m’élève progressivement le long d’une pente de cailloutis broyé par les chocs. Enfin, j’émerge au sommet de la barre de séracs. La vue s’élargit à nouveau, les toits du village réapparaissent au dessus de mon horizon de glace tout proche. « Il n’y a rien », qu’il disait le vieux. Mais pourquoi, nom de Dieu ?
Sur une dizaine de mètres, le sol est presque horizontal, à peine marqué par quelques crevasses de second ordre, Il vient finalement s’appuyer contre une falaise courte et massive, qui semble bien solide. Au dessus, le versant reprend, indemne, tranquille, indifférent au désordre indescriptible qui règne plus bas. C’est donc ici que tout commence. Ici, j’en suis certain, que je trouverai la réponse à mes questions. Au pied de la falaise, à perte de vue, court une faille sombre, irrégulière. Large de quelques décimètres, en certains endroits elle se ferme totalement, parfois elle s’élargit jusqu’à deux à trois mètres. C’est la « rimaye », la crevasse supérieure du glacier, celle qui se forme entre la glace et la roche. La rimaye n’est pas une crevasse ordinaire. C’est une zone de frottement entre le monde de la solidité rocheuse et celui de la mouvance glaciaire. Il faut maîtriser les deux univers pour y être à l’aise. Lors d’une course en haute montagne, franchir la rimaye est toujours une étape significative : selon le type d’itinéraire, elle marque le début des difficultés, ou bien au contraire l’arrivée très prochaine au sommet.
Accroupi au bord du vide, j’essaie de sonder les profondeurs de celle-ci. Je lance un petit caillou. Il rebondit de loin en loin… c’est profond. Et puis ça semble vaste, aussi. Les longues résonances témoignent d’une cavité ample, qui s’étend un peu partout sous mes pieds. Sans doute les crevasses des alentours sont elles reliées à ce vide. Je me sens suspendu au dessus d’une sorte de gruyère, de labyrinthe géant. Je n’ai encore jamais essayé de pénétrer dans une rimaye, et je me sens soudain effrayé. Mais attiré. Il n’est pas possible d’y descendre sans équipement, mais il doit y avoir quelque part une entrée praticable.
L’ouverture, de sa forme géométrique biscornue, me lance un regard sombre. Cachée un peu plus bas, à la limite supérieure de la barre de séracs, elle avait échappé à mon attention lors de la montée. Un léger courant d’air en sort, apportant avec lui une vague odeur de charogne. Voilà l’entrée du monde souterrain. Sous glaciaire, devrais-je dire. Je vais entrer là-dedans comme les glacionautes descendent dans les « moulins » du Groënland. A la différence qu’ici la lumière du jour ne pénètre pas. Tout est si noir…
La descente est étroite mais facile. Se laisser glisser d’un rocher à l’autre, en entraînant quelques cailloux qui me devancent en rebondissant dans le noir et finissent par s’immobiliser sur le sol encore lointain. Peu à peu le passage s’élargit, et je progresse bientôt dans un grand volume, que ma pauvre petite lampe ne suffit plus à éclairer. Je n’aperçoit que ce qui est éclairé par la minuscule bulle de lumière que je transporte autour de moi. Au delà, j’entends des résonances, des bruits de gouttes, des crissements. Quelque chose bouge tout doucement. Quelque chose d’énorme, qui glisserait infiniment lentement. J’ai un peu peur.
Enfin, me voici sur un sol horizontal. Je reste un long moment immobile à écouter les bruits de la nuit pendant que mes yeux s’habituent à l’obscurité. En quelques minutes, je vois apparaître tout doucement les formes de la salle dans laquelle je me trouve. Et soudain je comprends tout. Devant moi, la falaise forme la paroi terminale. Verticale, solide. Au dessus de ma tête, des blocs de rochers hauts comme des immeubles sont inclinés, le sommet appuyé contre la falaise, et forment une sorte de toit. Je devine qu’en arrière, d’autres rochers sont à leur tour appuyés sur ceux-ci. Je comprends que cette falaise s’ouvre et libère des strates successives de roches. Cette falaise est l’endroit par lequel la montagne se désagrège et donne naissance à ce versant-glacier qui coule lentement vers le village.
Quelques minutes plus tard, lorsque mes yeux peuvent voir dans le noir, je comprends quel secret le vieil homme voulait préserver. Le sol de la salle, à perte de vue, n’est constitué que de débris. Des lauzes de calcaire. Des fragments de poutres. Des pierres. Des ferrures tordues. Un village ancien. Un village qui a existé en cet endroit il y a des siècles, et qui a été englouti par les crevasses du glacier. Le village d’avant.
Les gens du village d’aujourd’hui savent-ils, ou sentent-ils seulement, que leurs ancêtres vivaient plus haut sur le versant, et qu’ils ont connu un cataclysme terrible ? Sentent-ils, ou savent-ils que la montagne continue à descendre, et qu’un jour ou l’autre ils connaîtront le même sort ? Ils ne veulent pas savoir, voilà la vérité.
Oh, j’ai entendu un bruit par là… je crois que le sol tremble. Vite !