La table d’orientation de l’Aigoual

Au sommet de l’Aigoual, il y a un château. A l’angle de ce château il y a une tour. Trapue, solide, bâtie pour résister sans frémir aux vents de 300 kilomètres à l’heure qui soufflent parfois ici. Au sommet de cette tour trapue et solide, une plateforme est accessible aux touristes qui y montent en rangs serrés à la belle saison. Je fais moi-même ce pèlerinage plusieurs fois par an, en famille ou avec des amis, sans jamais être déçu. Le paysage est époustouflant, sur 360 degrés. De là on aperçoit paraît-il le quart du territoire français.

Bien évidemment, au centre de la plateforme trône une table d’orientation. Elle est massive, rustique, magnifique. Bien dans le style de la tour, du château, du sommet de l’Aigoual et des Cévennes toutes entières. Elle est fabriquée, comme cela est bien précisé, en lave émaillée de saint-martin les Ruoms (Puy de Dôme). La lave, c’est pour le plateau, une épaisse meule de pierre. Du costaud, du volcanique, importé d’une montagne sœur. L’émail, c’est pour le nappage. Il est parcouru d’un réseau de fissures fines qui lui donnent un aspect ancien. Dans une sorte de drapeau, dessiné côté sud, apparaît fièrement le libellé « Touring-club de France ». Ce nom ne m’est pas inconnu, mais je n’arrive pas à poser d’images précises sur cette organisation. La consonance de l’appellation a pour moi un parfum suranné. J’imagine ses membres en culottes d’explorateurs, posant fièrement devant des automobiles à moteurs à explosion tout récemment inventées, au cœur de paysages pittoresques en pays lointains. Tous arborent fièrement barbiche et lorgnons. Des dames en robes à crinoline sont assises sur la banquette arrière, et un nègre en chemise rayée leur prodigue une brise rafraichissante en agitant un éventail de plumes d’autruche embouté sur un manche.

Est-ce bien ça, le Touring-club de France ? Si je fais erreur, il ne faut pas m’en vouloir. Je suis très reconnaissant à cette organisation d’avoir pris l’initiative de créer cette table d’orientation qui me fait tant rêver.

Ce plateau d’émail concentre une quantité incroyable de détails qui me fascine. Tout est bien pensé. Quatre cercles concentriques organisent visuellement les perspectives, depuis la ligne d’horizon jusqu’au pied de l’Aigoual. Ils sont colorés en un dégradé de couleurs, du gris au vert, qui n’est pas sans évoquer les célèbres plans successifs des serres Cévenols s’estompant progressivement avec la distance. Répartis sur les cercles, sont dessinés avec délicatesse et précision les plateaux et les vallées proches, mais surtout, surtout, des montagnes lointaines. Par centaines. Or il se trouve que j’adore les montagnes, qui sont une des grande préoccupation de ma vie, vous pourrez le constater sur le site « La montagne tranquille« . Alors à chaque fois que je monte ici, je me plonge avec délice dans ces innombrables détails minuscules qui, selon les cas, m’en apprennent un peu plus, me rappellent des souvenirs, et parfois même me font bien rire.

Voyons voyons, par où commencer ? Prenons au hasard.

Canigou 2785m. Nous sommes au sud. Le plus oriental des grands sommets pyrénéens. Aujourd’hui, par ce temps frais et clair, sa silhouette pyramidale bien reconnaissable est nettement visible, là-bas. Quel phénomène, celui-la. A deux pas de la mer, et encore si haut ! Plein de sommets qui lui prennent 1000 mètres n’ont pas son allure. Dommage qu’il soit possible de monter en voiture jusqu’à plus de 2000 mètres d’altitude, transformant l’ascension de ce grand en une balade de santé pleine de poussettes et de talons aiguilles. Remarque, ici à l’Aigoual c’est encore pire, on arrive carrément au sommet dans son automobile.

Pic de Carlitte 2920. Ha ha, ça c’est un sommet de jeunesse ! Dans mes souvenirs d’il y a 30 ans ça s’écrit Carlit. Le temps érode tout, à commencer par les lettres qui ne se prononcent pas. Col de Puymorens 1920, la porte de l’Andorre, un lieu fabuleux et détestable à la fois. Pic de Montcalm 3080… oui oui oui, bien sûr ! Celui-là, je ne l’oublierai jamais, ce fût mon premier « 3000 », vers les 10 ans.

Néthou 3404, dis-donc, ils datent dans leurs dénomination les gens du touring-club de France, ça fait belle lurette que ce sommet s’appelle l’Anéto. Le point culminant des Pyrénées. J’ai tant lorgné vers toi, mon grand, en rêvant d’une ascension à ski… sans que jamais l’occasion se présente. Il ne me reste que si peu de temps si je veux voir les derniers restes de ton glacier nord !

Tour de Marboré 3302, le Taillon 3100, le Cylindre… tous ces sommets qui entourent de près ou de loin le cirque de Gavarnie. Mon Dieu mon Dieu, que de souvenirs… les grottes glacées Casteret, les camps dans la neige. Des moments très forts, hors du temps, je n’oublierai jamais.

Le Mont Perdu… autre légende pyrénéenne, pas trouvé le temps jusqu’à présent, hélas.

Le Vignemale 3298. Point culminant des Pyrénées françaises. Pas fait non plus. Il m’en reste, des sommets à découvrir dans les Pyrénées.

Le Pic du Midi de Bigorre, 2880 mètres. Là-bas, là-haut, il y a un grand frère de l’observatoire du Mont Aigoual. Un des trois grands observatoires de montagne (avec le Puy de Dôme) bâtis au XIXème siècle, lorsque la France avait encore des projets, des passions, et ne raisonnait pas que sur la rentabilité à court terme et le prix de revient le plus bas. Un autre lieu fou, dans lequel j’aurais tant aimé travailler, alliant mes passions de la montagne et des étoiles. J’aurais voulu faire mon métier de l’une ou de l’autre, la vie m’a finalement orienté vers une troisième passion (la musique).

Penché sur la table, index caressant l’émail, je progresse lentement vers l’ouest.

Au delà du Pic du Midi de Bigorre, les Pyrénées disparaissent de la table d’orientation de l’Aigoual. Elles sont encore là, bien sûr, elles se prolongent bien plus loin à l’ouest, vers la vallée d’Ossau, le Pays Basque… Mais, trop lointaines, elles disparaissent sous la courbure de la terre. Adieu Pyrénées, ou plutôt non, à bientôt, je vous le promets.

Dans cette direction, il n’y a plus de montagnes lointaines. Le cercle extérieur s’en trouve dépeuplé, la table d’orientation s’intéresse à des curiosités plus locales : Montpellier le vieux… le site adversaire de notre Nîmes-le-vieux, Saint-Pierre des Tripiers, Volpillière, la Parade, Drigas. Voilà des noms qui sonnent d’ici. Je suis chez moi partout.

A force de petits pas de côté, me voilà maintenant au nord.

Mont Gargo, col de Montmirat, les Bondons… Can de l’Hospitalet, Fraissinet de Lozère, Barre des Cévennes, Sources du Tarn, Monts du Bougès (pourquoi au pluriel, il y en avait plusieurs à cette époque ?), plan de Font-Morte (l’enfant mort de la vieille morte, prétend la légende)… Presque tous ces noms m’évoquent quelque chose de très précis, de concret : l’image d’un paysage visité, un événement historique défriché, un souvenir vécu, des gens connus… Je crois que ça y est, je suis Cévenol. Ce pays je l’adore. Mais en cet instant, ce sont les horizons lointains qui m’attirent et je saute vers le cercle le plus extérieur de la table d’orientation. Puy Mary 1760, Plomb du Cantal 1858, Puy de Sancy 1885. Le massif du Cantal. Quelle montagne étonnante : à peine plus haute que notre Mont Lozère, mais des allures de grande, avec ses crêtes effilées. En hiver, après la tourmente, la progression sur les corniches neigeuses peut te faire croire sur l’arête terminale de l’Everest.

Signal des Laubies… ah, me revoilà chez moi, au Mont Lozère cette fois. Truc de Finiels, 1702… c’est bien la première fois que je l’entend appeler « truc » : le terme me semblait utilisé pour désigner un sommet assez escarpé, ça me paraît absolument inapproprié pour ce sommet quasiment plat (avec tout le respect que je dois à ce massif que j’adore, mais enfin il ne ressemble pas aux aiguilles de Chamonix). L’altitude est exagérée de 3 mètres (aujourd’hui on vous le vendra à 1699). Ce n’est pas grand chose mais ça permet de passer la barre symbolique des 1700 mètres qui marque pour moi l’entrée dans le monde des « grands » du Massif Central. Dans les Alpes, la limite est à 4000, dans les Pyrénées elle est à 3000, chez nous c’est 1700. C’est comme ça. Je souscris donc à cette légère déformation de la réalité; D’ailleurs, il y a fort à parier que le « bidule » de Finiels dépassait encore très récemment cette altitude (quelques petites dizaines de millénaires) avant que l’érosion ne le rabote trop, donc le mensonge n’est pas bien grand, tout au plus s’agit-il d’une information légèrement obsolète, et encore pas tant que ça, si ça se trouve les plus vénérables membres du Touring Club de France ont-ils vécu l’époque ou le Truc de Finiels était à 1800 mètres.

Nous approchons de l’est. Unique référence aux Cévennes ardéchoises : col de l’Escrinet, 792m. Souvenirs d’observation de la migration des oiseaux, dans les années d’objection de conscience. Ecolos, chasseurs, mauvais ménage.

Un peu plus loin, c’est le choc. Mont-Blanc, 4810m. Entrée dans les Alpes par la grande porte. Le Boss, le Point culminant. Mon cœur frémit. Cette montagne attire mes rêves et mes pas depuis si longtemps. J’y ai vécu des bonheurs fous et des moments de désespoir et de souffrance, mais cela ne suffit pas à apaiser l’attrait qu’il exerce sur moi. Le voir dessiné ici, presque chez moi, me remplit de bonheur. Bien qu’il subisse quelques approximations. Comme le truc de Finiels il affiche quelques mètres de trop au compteur, mais qu’importe. Il est aussi dessiné de manière stylisée, une simple bosse bien arrondie qui ne correspond pas à la forme générale complexe et asymétrique de sa monstrueuse arête nord, sur laquelle s’enfilent d’autres géants de moindre importance (Mon Maudit, Mont-Blanc du Tacul…). Et puis de toute façon, d’ici on ne le voit pas, tout simplement. En tout cas, même si certains l’affirment, moi je ne l’ai jamais vu, même par les temps les plus clairs qui soient… Mais bon, je suis heureux qu’il figure là, tout de même. D’ailleurs, je crois bien qu’il est quasiment obligatoire de faire figurer le Mont-Blanc sur toute table d’orientation digne de ce nom, où qu’elle se trouve en France. Sans doute le Touring Club de France désirait-il ne pas déroger à cette règle, ce dont je le remercie.

Suivent, bien rangés, les principaux sommets des Alpes du Nord.

Délaissant le massif du Mont-Blanc, qui en aligne pourtant beaucoup d’autres dignes de figurer ici, on passe directement au massif de la Vanoise, pour arriver justement sur … « La Vanoise, 3863 ». Tiens, d’où sort-il celui-là ? A ma connaissance il n’existe aucun sommet de ce nom dans le massif ! C’est comme chez nous : lorsque les touristes demandent « Dites-moi mon brave, où se trouve donc le Mont Lozère », et que nous leur indiquons cette immense croupe plate à peine déformée par deux ou trois vagues mamelons, ils insistent : « Mais où est-ce exactement ? ». C’est tout ça, mon bon monsieur, c’est tout ça ! Chacun de ces mamelons porte un nom à lui, comme par exemple le Pic de Finiels, mais aucun ne s’appelle le Mont Lozère. Hé bien, en Vanoise, c’est pareil. Le point culminant s’appelle la grande Casse, et il n’est qu’à 3855 mètres d’altitude, il lui manque 8 mètres. Les Alpes étant en surrection continuelle, l’érosion ne peut pas être accusée de l’avoir raboté. Bizarre, bizarre…

Mont Iseran, 4045. Alors ça c’est fort ! Autour du col de l’Iseran, aucun sommet ne dépassent les 3400 mètres, d’où l’ont-ils sorti celui-là, avec ses 645 mètres de trop ? Peut-être reste-t-il caché aux regards des gens ordinaires, comme le Mont Analogue ? La Vanoise est décidément un massif très mystérieux.

Continuons, continuons… Nous voilà arrivés dans le massif de l’Oisans. Attention, la, ça devient concret : à partir de maintenant, les sommets qui sont indiqués sur la table d’orientation, on peut vraiment les voir !

Mont Pelvoux, 4103. Le Pelvoux ne mesure que 3943 mètres, c’est sa proche voisine la Barre des Ecrins qui s’élève à 4102 mètres. Mais là je sais ce qui s’est passé, le Touring Club n’y est pour rien : le Pelvoux, avec ses épaulements colossaux qui surplombent le village d’Ailefroide de plusieurs milliers de mètres, a tellement impressionné les montagnards que de tous temps ils l’ont considéré comme le point culminant du massif. La Barre des Ecrins, plus gracieuse mais moins visible depuis les fonds de vallée, n’a été reconnue à sa juste valeur qu’à l’occasion de mesures effectuées au XIXème siècle. La confusion a perduré sur de nombreuses cartes : soit la Barre des Ecrins n’y était pas mentionnée, soit elle y était nommée « Pelvoux », du nom de l’ensemble du massif à l’époque… Enfin, passons, elle aussi, je suis bien content de la voir là : ce fût mon premier « 4000 ». Vous n’imaginez pas le souvenir que laisse le premier 4000 chez un jeune de 17 ans. Très certainement un souvenir aussi fort que le premier baiser, croyez-moi.

Seul autre sommet du massif de l’Oisans mentionné sur la table : « Mont Olan ». Comme ça. Sans altitude. Ils avaient peur de se tromper, sans doute ? Allez, je blague. N’empêche, le choix de ce sommet m’étonne : avec ses 3300 tout petits mètres, il fait pâle figure devant bien d’autres sommets du massif, et ça m’étonnerait qu’il ne soit pas caché par un grand frère. Si le Touring Clug de France m’avait consulté, je leur aurai refilé plein d’idées : l’Ailefroide, par exemple, 3927 mètres, ça c’est du sommet. Et même les Bans, 3669 mètres, c’est pas mal du tout ! Le massif de l’Oisans, vous comprenez, c’est un sujet qui me titille, parce que c’est là que j’ai vraiment commencé la haute montagne. Toutes ces vallées sauvages, si longues, si silencieuses…

Mont Viso, 3843. Dernier très grand sommet au sud des Alpes françaises. Après, on redescend progressivement vers la moyenne montagne. C’est chouette aussi, remarquez, mais ce n’est plus tout à fait pareil.

Pic Maurin, 3995 mètres. Un dernier sommet qui n’existe pas pour se donner une ultime occasion de rêver, c’est toujours ça de pris.

Mont Ventoux 1912, Monts de Lure… Voilà, la grande aventure alpine se termine, on approche à nouveau de la maison… Le Lubéron, Marseille. Adieu Montagnes, adieu voyage.

Phare de Faraman… hein, qu’est ce que c’est que ce nom ? C’est pas une montagne ça, mais nom de Dieu, ça « sonne » d’ailleurs, grave. Ca sonne comme le sud. Ou comme l’Orient. J’étais déjà en train de m’éloigner de la table d’orientation, mais je me ravise. Il reste quelques noms, par ici, que je n’ai pas encore explorés. Tanger, Oran, Alger, Tunis. Les destinations s’éloignent, il y a la mer à traverser pour atteindre des lieux d’hommes. L’Afrique… un continent que je ne connais pas, ou si peu. Pour trouver une résonance à mes oreilles, je dois voyager au delà de cette côte nord, au delà même des immenses déserts. Arriver sur les hauts plateaux de l’Afrique centrale. Vallée de l’Omo, Kilimandjaro… des noms fabuleux qui me font rêver d’ascensions extraordinaires ou de foyers de l’humanité. Aurais-je l’occasion d’y aller un jour ?

Et si on rajoutait un cinquième cercle à la table d’orientation de l’Aigoual ? Sur ce cercle, le plus lointain, on aurait le droit de marquer ce qu’on veut. Des destinations réelles ou imaginaires. On pourrait y raconter des histoires vécues ou rêvées.

Un sixième cercle ?

A bientôt, ma table d’orientation, à bientôt…

2018… plusieurs années après l’écriture de ce texte, je reçois un mail d’Eliette. Nous ne nous connaissons pas. Elle m’explique que la table d’orientation de l’Aigoual est l’œuvre de son arrière-grand-père, Scipion Cabanel. Il travaillait à la DDE à Florac, devait sans doute faire partie du Touring-club de France, au service duquel il a mis ses compétences d’ingénieur en dessinant cette œuvre magnifique. Rendez-vous est aussitôt pris avec Eliette, qui me raconte l’histoire et me permet de prendre cette photo, ou l’on voit l’esquisse, Scipion et sa femme. Un grand merci à Eliette.

2 thoughts on “La table d’orientation de l’Aigoual

  1. Superbement dit et écrit.
    C’est vrai que certaines tables d’orientation sont déja des fabuleux voyages.
    Et comme ça me faisait réver étant gamin ….

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