On est arrivés dans ce village en 1996, avec 3 pitchous. C’est dans la ruelle du village que la petite dernière a fait ses premiers pas.
Tout de suite on l’a vue, à l’entrée du village, avec son inscription un peu effacée : CAFE RESTAURANT. La maison était souvent fermée. Certains jours, les fenêtres s’ouvraient. Côté jardin on voyait des femmes de plusieurs générations s’affairer, étaler la terre des taupinières, couper et brûler les ronces qui partaient à l’assaut du talus. On échangeait quelques mots sur le jardin et les enfants.
Et puis les années ont passé. L’autre jour, presque 20 ans après notre arrivée, il s’est passé quelque chose d’étrange. C’était un jour de fenêtres ouvertes, et en passant devant, on a eu une vision. Le café n’était plus juste un bâtiment, c’était un visage, vous savez, comme ces maisons dessinées par les enfants, avec une bouche en forme de porte et des fenêtres en forme d’yeux. C’était peut-être le soleil qui nous avait un peu tapé sur la tête, je sais pas, mais on est entrés, et ce jour là, le café Teissier nous a raconté une de ses journées au temps de sa splendeur.
6h00
Emma commence à organiser sa journée, elle commence par allumer le fourneau sur lequel la cuisine du jour va longuement mijoter. Hier on a tué le cochon. L’information a circulé dans la vallée, aucun gastronome des environs ne voudrait manquer ça, ce midi ça va être plein, c’est sûr !
Leur fille est là avec les enfants pour participer à la folle activité de la maison, il y a du pain sur la planche
Marcel, comme tous les matins sauf le dimanche, il part pour sa tournée de courrier
7h45
Marcel Rocher, le secrétaire de mairie, arrive. Il vient boire un petit vin blanc du matin avant d’aller au travail juste à côté et blague un moment.
8h45.
Dans le Salounet, la petite pièce à côté de la cuisine, une sonnerie retentit. Personne n’a le téléphone dans la commune, alors le bar fait téléphone public. Emma s’essuie les mains sur son tablier, décroche, écoute en silence, note en hochant la tête et raccroche.
- Claudie, un télégramme à porter au Devès
Claudie part à travers la montagne. Elle râle un peu : ça arrive de plus en plus souvent, des fois au Rey, des fois à Nozières et c’est pas rien à son âge : presqu’une demi heure de marche pour porter la nouvelle, et on ne la remercie pas toujours en plus ! Des fois elle repart sans même avoir bu un coup !
9h30.
L’équipe EDF au grand complet pénètre dans le bar, bientôt suivie des cantonniers. Ça fait déjà quelques heures qu’ils sont au travail, alors c’est le moment d’une pause casse-croute. Le bar s’agite, on se donne les nouvelles en parlant fort et en buvant des canons.
Ça ne se passerait plus comme ça, maintenant, on doit plus boire au travail, alors…
10h00
L’épicier ambulant ne va pas tarder à poser sa camionnette dans la rue. Judith, Jeanne, et plusieurs autres femmes du village l’attendent de pied ferme avec leurs listes d’emplettes. Elles sont entrées dans le bar pour patienter au chaud. Mais pas question de consommer, ça n’est pas dans les mœurs. C’est juste pour passer un moment avec Emma.
11h30
- Emma, je peux téléphoner ?
C’est Violette qui arrive en vélo de Nozière, le hameau au dessus. La voisine est malade, il faudrait que le docteur monte
- Vas-y, tu sais bien comment faire !
12h00.
Les premiers clients du restaurant arrivent. Les gastronomes de Florac sont installés dans la salle de restaurant. Deux chasseurs passent la tête par la porte de la cuisine.
- Emma, on a deux ou trois foies de sanglier, tu peux nous les faire cuire ? On s’installe à la cuisine, hein, tu nous mets pas à la salle à manger, sinon on viendra plus !
- Les enfants, poussez vous un peu
Le restaurant continue à se remplir. Les enfants se sont installés à la table de la cuisine pour manger, mais chaque fois qu’un client arrive, ils sont repoussés vers le bout de la table déjà pleine à craquer. C’est une vraie table élastique. Ils finissent par sortir de table pour aller manger ailleurs en râlant un peu. Heureusement ce midi il y a pas école, sinon il y aurait 2 ou 3 enfants de plus à faire manger pour leur éviter de remonter chez eux !
Claudie, le service elle aime ça. Emma la laisse faire, alors quant elle a avalé son assiette, elle apporte fièrement les plats aux tables.
13h30
Marcel rentre de sa tournée et s’installe à table avec tout le monde. 24 km à pieds dans les valats ça donne faim et soif !
14h00
Peu à peu, les clients commencent à partir. Ca tombe bien il n’y a plus de charbonnade. Régine et Claudie sont à la vaisselle depuis un bon moment, il y en a des piles et des piles, ça ce n’est pas le plus drôle. Mais c’est bientôt fini !
- Je t’avertis, Emma, s’il arrive encore quelqu’un tu les fais plus manger, on en a marre de faire la vaisselle
La porte s’ouvre et deux chasseurs attardés entrent
- Bonjour Emma, on peut manger ?
- Oh, j’ai plus rien
- Oh allez, Emma !
- Bon ben je vais vous faire une omelette !
Et voilà, c’est toujours pareil, il va falloir recommencer la vaisselle !
15h00
Marcel lance la belote. Ca c’est son rôle le plus important au bar: chaque fois qu’il y a 3 clients, on peut attaquer.
Bourrée de Michel
La partie bat son plein à la table de la cuisine quand la porte s’ouvre. Deux gendarmes en uniforme passent la tête :
- Monsieur Teissier, on est là, on fait comme d’habitude ?
Ils ressortent, ouvrent le grand portail de la remise, y font entrer leur estafette de service, referment soigneusement la porte et viennent rejoindre la tablée de joueurs pour terminer l’après-midi avec eux, ni vus ni connus.
Maintenant, ça ne se ferait plus guère, mais bon… L’un dans l’autre ça fait des clients, voilà, c’est des habitués comme les autres.
Du coup il y a vraiment trop de monde à la cuisine, une partie des joueurs part vers le Salounet. Les enfants, enfin libérés des tâches ménagères, s’y sont installés pour jouer tranquilles :
- Allez à la salle, le poêle est allumé, il fait bon !
Mais personne ne veut bouger, alors la belote et les enfants font salle commune, bon an mal an.
16h00
Les maquignons du Vigan arrivent de leur tournée avec quelques éleveurs. Ils se sont entendus sur les tarifs et il viennent faire la patche au bar en buvant un coup.
16h30
Un car de touriste est allé visiter les traces de dinosaures. Il y a pas longtemps que les gens de St Laurent ont compris que c’était leur trésor local, avant on croyait que c’était des fleurs de lis du château. Ils redescendent des traces et s’arrêtent prendre un verre avant de repartir. Il y en a un qui veut prendre en photo le Fernand, assis derrière son souc devant la maison à côté. Il sort son Kodak sans rien demander, on entend la grosse voix de Fernand qui tonne, sa canne fait des moulinets « bougre de touriste ».
19h00.
C’est l’heure de l’apéro. Toute une clique de belges, ceux qui ont racheté des ruines dans le fond du village, arrivent avec les petits jeunes qui sont venus les aider pour les travaux des maisons. Le brouhaha du bar s’émaille d’accents mélangés. La Stella Artois coule à flot. Pour les locaux, et tous ceux qui reviennent dans les maisons familiale l’été, c’est plutôt le pastis (que les belges adopteront d’ailleurs rapidement), et aussi la gentiane des Cévennes. Le représentant des établissements Liandier a dit l’autre jour à Emma qu’elle est la plus grosse cliente en gentiane de toute la région !
21h00.
Ça y est, les derniers consommateurs sont partis, Emma ferme la porte, fait une dernière vaisselle, s’assied et pousse un soupir. Enfin un peu de repos.
On frappe à la porte. C’est le Suchon d’Artigues. Celui-la, personne n’aime trop voir sortir ses grosses moustaches au détour d’un chemin. Il fait peur à Claudie. Pourtant, quand il vient passer un moment pour la veillée, la porte s’ouvre pour lui comme pour les autres.
Retour sur terre
Le café bavard se tait. Il redevient une maison parmi les autres, mais on ne le regardera plus jamais de la même manière.
En sortant de là on se prend à rêver d’un nouveau lieu de brassage, de mise en contact de tous ces gens qui ne se ressemblent pas forcément et vivent ici sans beaucoup d’occasions de se rencontrer. Un lieu accueillant, toujours ouvert, ou trôneraient les successeurs d’Emma et de Marcel. Une nouvelle plaque tournante où la bière locale produite à St Laurent coulerait à flots, remplaçant la stella artois. Les habitants de tous poils se retrouveraient de temps en temps pour taper la belote, échanger sur le temps qu’il fait ou commenter les élections. Un coin wifi remplacerait le téléphone public, les touristes amateurs de dinosaures y trouveraient une boisson fraîche pour se remettre de leurs émotions, et poser la question fatidique « Comment vous faites pour vivre ici l’hiver ?»
Sophie et Marc Lemonnier, 2015