Ce conte populaire se raconte dans de nombreuses régions de France et d’ailleurs, sous des formes variées. En voici une version personnelle que j’ai rédigée pour servir de support à un morceau du groupe Bas les Pattes, dont j’ai fait partie de 2002 à 2017.
La noce avait été magnifique. Les mariés avaient été beaux et amoureux. Le banquet, comme à l’occasion de toute noce cévenole qui se respecte, avait été démesuré. Et puis surtout, la musique avait été bonne. Bernard le violoneux s’était donné à fond, menant les bourrées et les polkas à des tempos endiablés. Quant aux mazurkas, il avait si bien réussi à les charger d’une émotion langoureuse que plusieurs amours avaient débuté au cours de la soirée. Oui, vraiment, une fête pareille, au cœur de l’hiver, rien de tel pour vous réchauffer les cœurs et les corps.
Mais voilà qu’au mitan de la nuit, alors que la fête finissait et que le Bernard préparait son paquetage pour rentrer chez lui, il s’était mis à neiger. Les mariés, inquiets, lui avaient bien sûr proposé de dormir sur place, mais il n’avait pas voulu. Cette noce pleine d’amour, ça lui avait donné des idées, et il lui tardait d’aller s’allonger auprès de sa douce pour terminer la nuit à sa manière. Alors, on l’avait payé pour ses bons services, en cadeau on avait ajouté dans son sac un gros pain de noces, et le Bernard était sorti dans la nuit glaciale.
Bernard marche maintenant dans la forêt sombre et enneigée. Il a beau en connaître par cœur les chemins, il ne fait plus le fier. Des flocons larges comme la paume de la main lui fouettent le visage et brouillent sa vue, a tel point que tous les arbres finissent par se ressembler. Inquiet, le Bernard presse le pas.
Mais voilà que, tout cheminant qu’il chemine, il se sent soudain épié. Il accélère encore quand tout à coup un craquement retentit derrière son dos. Il se fige sur place, le cœur battant, et se retourne lentement. Là, trouant la nuit, brillent deux yeux jaunes, étirés et obliques. Un loup, un loup énorme ! Avec cette neige, il doit être affamé !
Tout doucement, Bernard reprend le chemin de son village, espérant que le loup va se désintéresser de lui. Las ! Il entend la bête se remettre en mouvement pour le suivre. Alors il se met à courir, il court à perdre haleine. Et tout en courant il réfléchit, il cherche il cherche… à tout hasard, il plonge la main dans son sac, à la recherche d’un quelconque objet qui pourrait lui servir d’arme. Reconnaissant au toucher le pain de noces, il lui vient une idée. Il en brise un morceau qu’il jette dans la neige derrière lui, et il continue sa course. Le loup s’arrête pour profiter de cette nourriture inattendue et docile.
Bernard se croit tiré d’affaire mais il n’a pas fait cent mètres qu’il entend la respiration haletante de la bête se rapprocher. A nouveau, il coupe un morceau de pain des noces, le jette derrière lui et cours de plus belle…
Quignon après quignon, Bernard progresse vers son village. A l’instant où la lumière de sa maison apparaît au bout du vallon, il jette son ultime bout de pain des noces dans la neige. Le loup s’arrête encore une fois, mais le village est trop loin, Bernard sait qu’il n’aura pas le temps d’y arriver.
Alors il s’arrête lui aussi. S’il doit mourir, ce sera en combattant, pas en fuyant, fan de purge de cévenol ! Il se retourne. Surveillant du regard le loup qui mange, il fouille la sacoche, à la recherche d’un autre objet qui pourrait lui être utile, quand tout à coup sa main effleure les cordes du violon. Un accord cristallin monte dans la nuit froide. Et il se passe une chose incroyable. Le loup fait un pas de côté et lève la tête au ciel, comme touché par une émotion subite. Pour vérifier, Bernard gratte les cordes à nouveau. Le loup lève lentement une patte de devant et la repose dans la neige. Alors Bernard comprend. Ce loup est sensible à la musique. Ce loup danse, à sa manière. Ce loup a mangé du pain de noce, il veut maintenant danser, quoi de plus normal ?
Bernard saisit son archet, met son violon au menton et commence à jouer. Il choisit un air calme, une mazurka, pour ne pas exciter la bête, on ne sait jamais. Comme le joueur de flûte, il reprend son chemin et le loup le suit en faisant des pas de danse étranges. La lumière de la maison approche, alors Bernard ne peut pas s’en empêcher, il accélère le pas, et sa musique accélère elle aussi. Des polkas et des bourrées endiablées que personne n’a jamais entendues ni jouées naissent sous ses doigts, et derrière lui le loup saute, se contorsionne, s’agite, hurle de bonheur…
Bernard est arrivé devant la porte de sa maison. Il se retourne en terminant son morceau. Le loup s’est arrêté lui aussi, à quelques mètres, comme s’il savait que son monde prend fin à cet endroit. Encore essoufflé, il contemple Bernard d’un air comblé. Alors Bernard lui dit « Merci le loup, j’aurai beaucoup appris cette nuit avec toi ! ». Puis il ouvre la porte de sa maison, et rentre terminer la nuit à sa manière… mais ceci est une autre histoire !