Depuis quelques années, la rue principale de Barre des Cévennes est le siège d’un fait intrigant. Sur une vingtaine de mètres de longueur, à proximité de l’extrémité occidentale du village, sont disposées, des bouteilles d’eau minérale de part et d’autre de la rue. Inclinées, le cul au sol et le goulot contre les murs, il y en a 2, 3 ou 4 de chaque côté. De ce que j’ai pu en voir, le nombre et la disposition ne sont pas toujours identiques. Les bouteilles elles-même changent parfois. Elles sont toujours de plastique, mais la couleur et la forme varient parfois, transparentes ou bleues, à goulets larges ou étroits. Mais toujours, elles sont là. Lorsque la neige de l’hiver a recouvert la rue, sans doute le chasse-neige les bouscule, les écrase ? Elles réapparaissent sans cesse. Plus ou moins mystérieusement, car pour ma part je n’ai jamais vu personne effectuer cette maintenance.
Comme tous les curieux qui passent par ici, je me pose beaucoup de questions à leur sujet. Qui se cache donc derrière cette mise en scène. Et surtout, pourquoi ? Le mystère attise la curiosité, la curiosité développe l’imagination, aussi chacun y va de son hypothèse. En voici quelques-unes, si vous en avez d’autres n’hésitez pas à les partager.
Un itinéraire de randonnée traversant le village, quelqu’un pourrait avoir pitié des (rares) marcheurs et mettre à leur disposition de quoi boire… mais pourtant, un peu plus loin dans la rue, une magnifique et historique fontaine s’offre généreusement aux passants déshydratés.
Cette sorte d’exposition permanente pourrait être commanditée par les grandes marques d’eau minérale en guise de publicité originale pour lutter contre l’hégémonie flagrante de la « Quézac1 » en Cévennes ?
Ou bien s’agit-il d’un code secret ? Deux bouteilles bleues et une transparente à gauche, trois grandes à droite, signifient : « Ce soir, 23h00, deux colis arriveront par le canal habituel ». Hypothèse hautement vraisemblable, car nous sommes ici au cœur d’un territoire de tous temps spécialisé dans la clandestinité depuis les guerres de religion. A trois kilomètre de Barre, un terrain de parachutage clandestin a fonctionné pendant la guerre, au nez et à la barbe des allemands. Si ça se trouve, un jeune de l’époque a pété les plombs, soixante ans plus tard il s’y croit encore…
Et s’il s’agissait d’un bête dispositif visant à empêcher les voitures de se garer trop près des entrées de maison qui s’ouvrent directement sur l’asphalte de la rue ?
Ou bien encore, derrière ces murailles sombres officie un club de buveurs de pastis tiède, ils mettent en permanence de l’eau trop fraîche à réchauffer pour allonger leur apéro préféré ?
Peut-être même s’agit-il d’un dispositif visant à empêcher les chiens de lever la patte sur les murs ? Il paraît que les reflets du soleil, déformés par l’eau, leur donnent envie d’aller voir ailleurs ?
Ou c’est un coup du club des joueurs de quille. Peut-être la municipalité ne leur a pas accordé la subvention indispensable pour acquérir un jeu de bois, alors ils pratiquent peur passion avec ces bouteilles, qu’ils rangent de manière ostensiblement visible pour rappeler au maire la misère dans laquelle se trouve leur belle organisation ?
Si ça se trouve, la réalité est encore plus triviale : chaque matin, un épicier ambulant passe dans la rue, il vend de l’eau au détail. Il remplit les bouteilles vides que les habitants lui laissent sur le bord de la route ?
Ne pas savoir est une torture – mais une torture délicieuse. J’envisage parfois de mener des actions pour en savoir plus. Je pourrais déplacer les bouteilles d’un bord à l’autre de la rue, les vider, les remplir d’un liquide différent (alcool à brûler, sirop de châtaigne, liquide de freins ?), les remplacer par des bouteilles de formes et de couleurs différentes ? Peut-être alors se passerait-il quelque chose qui me mette sur la voie ?
Récemment, un habitant de Barre m’a proposé de mener l’enquête auprès des gens qui habitent les maisons concernées. Par peur d’être déçu de l’explication, j’ai dit non, merci. Je préfère continuer à rêver…
1 Marque d’eau minérale produite à une vingtaine de kilomètres de Barre-des-Cévennes, célèbre par sa bouteille bleue à la forme fuselée.