En octobre 2005, avec plusieurs membres de l’association de conteurs « Paroles de sources », nous sommes partis randonner sur le flanc nord du Mont Lozère, pour chercher ensemble l’inspiration d’un nouveau spectacle, qui a finalement été créé en février 2006 à l’occasion du Festival « Contes et Rencontres ». Le texte qui suit a des points communs avec ce spectacle, mais ne constitue que ma vision personnelle de ces 24 heures étranges… et humides !
Depuis des heures, j’erre dans la lande noyée de brouillard. Vers où porter mes pas ? Le panneau « Sources du Tarn », un peu plus haut sur la crête, paraissait pourtant sans équivoque. Il doit y avoir, quelque part aux alentours, un lieu à partir duquel le Tarn commence sa longue route vers l’Atlantique. Pourtant, quelques méandres paresseux serpentent dans l’herbe piquante, mais aucune eau n’y coule…
J’en suis tout à coup persuadé : ce chemin ne mène nulle part. Il n’est là que pour égarer le promeneur crédule, l’éloigner de la vérité, le mettre en doute et finalement lui faire abandonner sa quête. Une vague de découragement m’assaille, et je reste planté là, indécis, rêvant d’un fauteuil moelleux face à un bon feu de cheminée. Un frisson me ramène à la réalité. Sur une impulsion, je sors du sentier et me dirige à grandes enjambées vers la droite, au travers des herbes hautes qui me trempent immédiatement et mes pieds. La progression est malaisée, les touffes herbeuses inégales tordent les chevilles et maltraitent mon équilibre. Mais quelque chose me dit que je progresse dans la bonne direction alors je continue sans douter.
Soudain, me voici au bord d’un ruisseau. Étroit, profondément enfoncé dans l’herbe, il est resté invisible jusqu’au dernier moment, et j’ai failli l’enjamber sans le voir. Un étrange enthousiasme m’étreint et je commence à remonter l’eau qui court. Peu à peu, la progression se fait plus facile : entre les herbes sauvages, une trace se dessine, à peine marquée et pourtant confortable comme une moquette. De toute évidence, elle suit le ruisseau. Des gens sont déjà passé par là. Je ne suis plus tout à fait seul. Et s’il y a un chemin, il y a forcément une source.
Parfois, le ruisseau disparaît complètement sous les touffes d’herbe piquante, et un instant je me crois arrivé. Mais toujours, quelques mètres plus haut, il reparaît, un peu plus ténu mais toujours vivant. Inévitablement, je le comprends, il viendra un moment ou il ne sera plus que la réunion de maigres filets de ruissellement au sein d’une vague flaque, et il me faudra accepter ce lieu ordinaire comme la source après laquelle je cours depuis si longtemps.
Pourtant, une force invisible me pousse toujours plus loin en avant, malgré le froids et la pluie glaciale qui me transpercent jusqu’à l’os. Le doute s’insinue plus profondément en moi. Au sortir de la forêt, un peu plus bas, j’ai croisé un étrange panneau. Son bois vermoulu témoignait de son très grand âge. J’avais été troublé par l’absence de toute inscription à sa surface, comme s’il voulait me dire « Mon gars, ici commence un autre pays, celui de ton chemin à toi. Qu’aimerais-tu que je t’indique ? Réfléchis-y bien, car tes pas t’y mèneront peut-être. »
Me voilà justement à me demander ce que je fais ici, brutalisé par les éléments, à courir après une source qui n’existe sûrement pas. Comment ais-je bien pu me fourrer cette idée en tête, et pourquoi faut-il que je continue encore et toujours à avancer et à souffrir malgré l’évidence ?
Au détour d’un méandre, j’aperçois soudain une vieille dame dans la pente d’herbe au dessus de la rivière. Elle est immobile, courbée sur un bâton noueux, et me regarde avec attention. Elle semble inquiète de je ne sais quoi. Que peut-elle bien faire ici, dans ce froids, si loin de tout lieu de confort et de sécurité ? N’en croyant pas mes yeux, je secoue mon visage ruisselant et chasse les gouttes qui brouillent ma vue. Lorsque je porte à nouveau mon regard vers elle, je constate qu’il ne s’agit que d’un vieux pin isolé dans la lande.
Je ne sais pourquoi, cette hallucination me remplit d’une vague d’énergie et d’espoir. Mon pas s’accélère, me voici malgré moi en train de courir. Les secondes se font minutes, mais rien n’apparaît, rien ne change, c’est absurde. Au loin la pente se redresse légèrement, ménageant un seuil rocheux que je me fixe comme ultime objectif avant de rebrousser chemin. Je le franchis à grandes enjambées puissantes, préparant mon demi-tour, alors que la pluie cesse soudainement.
La source est là. C’est une grande vasque d’un ovale parfait. Elle est profonde, totalement calme. Sa transparence absolue laisse voir le détail de toute une végétation microscopique et colorée accrochée au fonds. Aucun filet d’eau ne s’y jette, aucune rivière ne l’alimente. C’est le point de départ ultime.
Pourtant, en faisant plusieurs fois le tour de cet écrin, je finis par découvrir, à un mètre de la rive amont, un minuscule trou entre les rochers. Me penchant au dessus, j’aperçois un reflet clair qui scintille. Approchant l’oreille, je perçois le bruit de l’eau qui court, arrivant des profondeurs de la terre pour nourrir la source.
Mais oui, bien sûr. La source elle même doit être nourrie, sinon elle s’épuise à sans cesse donner naissance à sa rivière. Toute source doit forcément, quelque part, avoir sa propre source… et ainsi de suite. Un peu plus haut, j’aperçois ce qui m’avait échappé dans l’émotion de l’arrivée : la trace dans l’herbe ne s’arrête pas au bord de l’eau de la vasque. Elle la dépasse, et repart vers le haut.
Une colère soudaine me submerge. Marcher si longtemps dans la souffrance, se croire enfin arrivé, et découvrir que rien n’est jamais acquis, que le chemin continue et que le repos n’est pas possible ! Je reste un long moment immobile et découragé, debout dans la lumière grise. Peu à peu, la magie du lieu reprend le dessus. La colère me quitte, et bientôt je comprends le message de ce chemin et ce filet d’eau qui ne s’arrêtent jamais. Ils me racontent qu’atteindre son but est extraordinaire, mais ne représente qu’une étape au sein du grand voyage, qui forcément doit nous mener de but en but, pour avancer toujours plus loin. Toute l’humanité a suivi cette loi immuable depuis l’aube des temps. Chaque être vivant doit continuer à se donner des buts, à les atteindre, puis à s’en donner de nouveaux.
Méditant cette révélation, je n’ai pas vu approcher la vieille. Elle se tient sur un rocher à quelques mètres de moi et, comme tout à l’heure, m’observe intensément. Mais son regard n’est plus le même : l’inquiétude en a disparu, remplacée par ce qui me semble être une lueur d’espoir. Elle me fait un signe amical et encourageant de la main, puis se détourne et disparaît dans le brouillard.
Une pluie dense et glaciale s’abat soudainement sur la montagne. La surface de la source se pique de points crépitant. Un autre jour, dans une autre vie, je reviendrai, et j’irai, cette fois, à la source de la source.
A grandes enjambées, j’entame la descente.