3 Mont-Blanc ratés… ce titre trompeur pourrait laisser penser qu’il n’y en eut que 3 ! Rien qu’à penser à cette montagne, les souvenirs des nombreux échecs que j’y ai connus affluent en un torrent. Les endormissements soudains sur l’arête des bosses, les retraits précipités sous le feu du grésil qui transperce le visage, les enjambées qui diminuent et le moral qui tombe tout doucement lorsqu’on prend conscience qu’on n’est pas acclimaté et qu’il faudra revenir une autre fois…
L’un des sujets de discussion récurrents, autour des tablées de refuges, tourne autour du niveau de prestige que revêt l’ascension du mont Blanc par ses voies les plus faciles. Certains prétendent que la difficulté est surfaite, qu’il suffit d’être en forme, de courir sans se poser de questions, et que ceux qui n’y arrivent pas sont des minables. D’autres se fâchent tout rouge contre les précédents en prétendant qu’il est criminel de faire croire à la facilité, que la difficulté est importante et l’engagement immense…
Je me suis toujours prudemment tenu à l’écart de ces polémiques qui dégénèrent souvent en noms d’oiseaux, chacun prenant l’autre pour un vantard, un nul, ou tout simplement un con fini… Mais puisque finalement j’entre dans la discussion, tiens, j’ai envie de dire à tous ces gens qui s’engueulent que zut, oui, on a le droit d’être faible ou d’avoir une volonté de fer, d’être débutant ou expérimenté, que là où l’un aura l’impression d’être au jardin public l’autre en bavera, et que c’est leur droit à tous, et que j’en ai marre de tous ces gens qui affirment plein de trucs et de ces discussions où je ne sens pas le respect de la différence. J’apprécie avant tout le silence. Je m’arrange généralement pour me trouver là-haut avec des gens qui partagent ce besoin, et avec lesquels ce genre de discussion stérile n’a jamais lieu… Mais ça ne m’empêche pas d’avoir un avis.
Je crois que le mont Blanc, c’est un peu tout ça à la fois. Un jour, tu es acclimaté correctement, il fait frais et sec, le soleil brille à l’infini, la neige porte parfaitement et le vent est tombé, les crevasses sont fermées et les filles sont belles. Ce jour-là, le mont Blanc est une promenade de santé. On traîne au sommet, l’idée de redescendre est une souffrance. Un autre jour, trop vite arrivé de la plaine, la nausée au bord des lèvres, tu vois le ciel virer au gris, puis un énorme rideau de neige te tombe dessus, poussé par un vent épouvantable. Tu es sur le dôme du Goûter, les sens brouillés par l’horizontalité du lieu qui efface tout repère. Le tonnerre approche. L’enfer se déchaîne et il faut se battre pour sa vie. Redescendre devient un rêve fou.
Chaque fois que je pense au mont Blanc, aux souvenirs de bonheur total viennent se mélanger ceux des nombreux échecs que j’y ai connu. Les retraites précipitées sous le feu du grésil qui transperce le visage, les jambes qui ramollissent, vaincues par l’épuisement, les demi-tours misérables dans un passage trop technique, les errements dans le brouillard, à la limite du découragement absolu… Comme avec la femme que l’on aime, la relation au mont Blanc est complexe et changeante : souriante un jour, difficile le lendemain, et douce à nouveau le jour d’après. Si tu tiens à ton couple, tu survivras aux moments difficiles, qui viendront enrichir le vécu commun et renforceront encore l’amour. C’est comme ça aussi avec Lui.
Avec le recul, j’ai bien sûr pris conscience que ces moments ont été fabuleux : à chaque fois, 5 ou 6 jours en haute montagne, dans la tourmente, et pourtant le confort des camps posés à toute force, m’ont beaucoup appris sur la manière de se comporter là-haut en mauvaises conditions… et puis aussi sur nous, les humains pris dans ces éléments, avec nos propres fardeaux de peurs et de souffrances irraisonnées, et nos difficultés de communication…
Quoi de plus normal que de ne pas toujours arriver en haut ? Cela fait partie du jeu, et si l’on n’est pas trop attaché à l’idée de fouler le sommet, la frustration peut même laisser place au plaisir d’avoir, tout de même, partagé un moment fort, avec ses amis et avec la montagne. C’est aussi dans ces moments-là que l’expérience s’enrichit le plus, bien sûr. Que sait un alpiniste qui n’a jamais été confronté à ses limites ? Ces échecs furent nombreux, vous les raconter tous serait désespérant de monotonie. Mais pour que vous compreniez leur importance dans une vie d’alpiniste, je vous en distillerai la substantifique moelle sous la forme d’un unique récit imaginaire, compilant les souvenirs de plusieurs tentatives ratées.
Partir, c’est mourir un peu
Dans quelques kilomètres, au tournant de la vallée, le massif du Mont-Blanc va apparaître. Par beau temps, cette première entrevue avec le géant est magnifique, malgré la distance encore importante. Après plusieurs heures de trajet en voiture, pour les alpinistes du dimanche comme moi qui ne fréquentent ces lieux qu’une ou deux fois par an, c’est toujours une grande émotion.
Aujourd’hui, l’ambiance est pourtant silencieuse et sombre dans la voiture. La météo, mauvaise depuis des semaines, est annoncée à l’aggravation pour les jours suivants. Vent, froid, précipitations… tout ce qu’on ne souhaite pas rencontrer lorsqu’on est là-haut. La décision de quitter nos provinces a tout de même été prise : comment laisser passer sans rien tenter la seule occasion annuelle d’en découdre avec la haute montagne ? Et puis, il y a toujours, quelque part enfoui au fond du cœur, cette fantastique capacité à espérer, à rêver qu’il va se produire un miracle, qu’une chance du tonnerre va nous accompagner et écarter les nuages, laissant le mauvais temps aux voisins.
Le Massif apparaît. C’est pire que ce que j’imaginais. Seule la base des versants, raides et sombres, est visible. Les sommets eux-mêmes disparaissent dans des nuages lourds, épais, qui arrosent abondamment les pentes. Et puis, bas, si bas, une ligne blanche horizontale barre la montagne : la neige commence déjà à tenir en moyenne montagne, au dessous de 2000 mètres. Pourquoi la malchance s’acharne-t-elle ainsi sur moi ? C’est la troisième année de suite que le Massif me fait ce coup-là… Fin juin, mi-septembre, juillet… rien n’y fait, quelle que soit la date choisie un petit hiver s’installe malicieusement juste avant mon arrivée. L’objectif que nous nous sommes assigné ces trois années n’a guère évolué d’une tentative à l’autre : parcourir une portion de traversée du Massif, du sud vers le nord : aiguille de la Bérangère, dômes de Miage, aiguille de Bionassay, mont Blanc et redescente par les Grands Mulets. Un itinéraire facile mais long, que nous comptons parcourir tranquillement grâce aux tentes qui nous permettent de le fractionner en autant d’étapes que nous le souhaitons. Par deux fois, les années passées, nous avons subi une météo franchement mauvaise. La neige fraîche à hauteur des hanches, le vent, le froid, nous avaient fait rebrousser chemin sur les dômes, après quatre jours de bagarre éprouvante.
Malgré mes espoirs déraisonnables, les conditions sont les mêmes que les années passées, et l’éternelle question se pose à nouveau : partir ou pas ? Dans la solitude de mes interrogations tourne ironiquement cette maxime : « Partir, c’est mourir un peu ». La question qui me taraude la conscience, en l’occurrence, serait plutôt de savoir si partir n’équivaudrait pas à mourir tout à fait. Mais tout le monde a envie de monter, de se mesurer avec les éléments. La tente nous le permet. On verra bien jusqu’où on peut aller !
Chamonix sous la pluie
Faire les dernières emplettes à Chamonix sous la pluie a quelque chose d’irréel. Comme tous les alpinistes désœuvrés par la mauvaise météo, nous flânons au centre-ville pour passer le temps. Dans les magasins de montagne, l’ambiance est feutrée. Les vendeurs sont en tee-shirt, la discussion est calme, comme hors du temps. Mais nous ne sommes pas très à l’aise. Au travers des vitrines, on entend la pluie tomber dru sur le pavé. On n’y croit pas vraiment, à cette virée.
Entre deux magasins nous passons près de la pharmacie de la poste, haut lieu de l’alpinisme chamoniard : le bulletin météo est affiché dans la vitrine en permanence ! Une flèche lumineuse rouge pointe vers le bas et confirme nos pires craintes : c’est mauvais-mauvais.
L’après-midi d’emplettes se termine au restaurant pour notre dernier vrai repas avant le départ (en espérant qu’il ne s’agisse pas du dernier tout court). Assis au chaud, un peu grisés par le petit blanc et ballonnés par la fondue, nous sommes parcourus d’ultimes interrogations silencieuses : on est si bien ici !
La progression
Au petit matin, la décision de monter malgré le mauvais temps tient toujours. Nous sommes animés d’un enthousiasme extraordinaire, et à vrai dire tout à fait déraisonnable. Encore gorgés de la fondue de la veille et de la chaleur de la nuit, nous sommes invulnérables. C’est sûr, ce mont Blanc on va l’avoir, fût-il nécessaire de creuser un tunnel au travers de la neige.
Les premières heures sont les plus difficiles. Marcher sous la pluie n’est jamais agréable, mais pour un alpiniste, cela prend une dimension quasiment antinaturelle. La pluie est une adversaire sournoise, avec laquelle aucune affinité ne peut être établie. Elle s’infiltre partout, elle glace le corps. Selon mon code déontologique personnel, seule la neige devrait être autorisée en montagne. La neige mouille très peu, car les flocons glissent sur les habits sans y pénétrer. Ce contact furtif rafraîchit le corps en marche juste comme il faut. Et puis, il y a quelque chose de tendre, entre l’alpiniste et les flocons. Ils nous incitent à la rêverie.
En été, dans le massif du Mont-Blanc, la limite pluie – neige se situe généralement quelque part entre 3000 et 3500 mètres. Enfin… en temps normal ! Alors que nous atteignons à peine 1700 mètres, les gouttes cèdent sans transition la place aux flocons. Enfin ! Vers 2000 mètres, une couche déjà consistante s’accumule sur le chemin. La progression se fait maintenant en silence, dans un air glacé aux sonorités étouffées par la couche ouateuse. Le plafond nuageux, écrasant, est sombre, menaçant… Mais le moral, lui, tient bon. Nous sommes dans notre élément.
Cet univers de moyenne montagne hivernale cède progressivement la place à un terrain plus technique, une arête rocheuse aérienne dont le brouillard ne nous dévoile que quelques dizaines de mètres à la fois.
Parfois, le ciel se ferme brutalement, la luminosité baisse jusqu’à faire croire à l’arrivée de la nuit. Une tourmente s’abat sur nous. Tête baissée, la main tirant sur le rabat de la capuche pour protéger le visage des milliers de petits projectiles de glace piquante, nous courbons l’échine sous les rafales. Deux fois, trois fois, dix fois la progression reprend, lente, laborieuse. C’est bientôt le grand froid en permanence.
Enfin, au coeur d’une nuée plus noire que les autres, nous n’avons pas le coeur d’aller plus loin, le camp est installé. Chaque tente est un îlot de sérénité dans l’immensité hostile. Dans les pires moments, nous avons pris nos aises, et sommes restés deux jours d’affilée au même endroit. Repos, lecture… et même jeux dans la tempête de neige alentour, lorsque les longues heures d’immobilité donnent à nouveau envie de se confronter aux éléments… La proximité de la tente donne un sentiment de sécurité qui ôte toute arrière pensée inquiète, et le plaisir est celui de l’insouciance pour quelques heures à construire des igloos ou creuser des souterrains tordus dans les corniches.
Les lendemains sont d’autres jours, pas tout à fait semblables, pas tout à fait différents. Tourmente, vent, rafales, progression à l’aveuglette. L’arête de Miage commence à se dérouler sous nos pas. Quatre journées d’efforts pour arriver là où il n’en faut qu’une et demie en conditions ordinaires. Mais nous continuons à avancer, laissant derrière nous une trace ténue qui disparaît rapidement sous la neige fraîche.
Cette volonté d’aller de l’avant, dans la souffrance quasi-permanente, m’étonne moi-même. Quel est le sens de cette marche ? Une sorte de fierté de ce qui a déjà été fait, et l’espoir d’aller encore un peu plus loin, nous donnent des forces venues d’on ne sait où…
Parfois, il y a… une brèche, une déchirure dans cet enfer permanent. Le ciel s’ouvre en deux, une couleur depuis longtemps oubliée fait son apparition éclatante : le bleu. Chacune des tentatives avortées vers le mont Blanc a bénéficié d’une de ces ouvertures miraculeuses. Oh, pas bien longue, mais la petite heure durant laquelle le soleil réchauffe nos couennes suffit à redonner du sens à notre présence ici. Sur l’arête de Miage, ou sur le glacier de Tré-la-Tête, un bonheur total s’installe pour quelque temps. Une de ces années, Olivier, regonflé à bloc par les rayons de l’astre puissant, criait à la montagne que cette fois il allait foncer jusqu’au mont Blanc, déniant toute réalité à la reprise inéluctable du mauvais temps annoncée pour la nuit suivante. Il avait fallu parlementer pour lui faire accepter l’évidence : le moment était venu de redescendre… Lors d’une autre de ces miraculeuses « fenêtres », alors que nous étions installés pour l’étape sur le glacier de Tré-la-Tête, surmonté d’un ciel bleu intense, deux petits avions de voltige rouges sont venus fêter la vie en un somptueux ballet de tonneaux, glissades et poursuites d’une arête à l’autre, du col Infranchissable au sommet du mont Tondu… Un cadeau inoubliable. Et puis la fenêtre se ferme, et la progression reprend, face aux éléments déchaînés.
La redescente
Un moment vient où il faut prendre une décision. Ça ne peut pas durer à l’infini. La progression, trop lente, ne nous mènera sur nul sommet… Chaque pas en avant, malgré la beauté qu’il porte en lui, nous éloigne de la civilisation, et sera un pas de plus à refaire dans l’autre sens, rendant plus difficile la retraite.
La décision se prend chaque fois d’une manière différente, sur la base d’un événement particulier. La météo annonce une aggravation pour le lendemain. Nous sommes tout au bout des Dômes de Miage, au dessus du col Infranchissable. La nouvelle, prise au portable, est une épreuve de plus. Tout à coup, l’envie d’aller de l’avant s’évanouit.
Autre année : je progresse, très lentement, sur la pointe la plus élevée des Dômes. 30 kilos sur le dos, 1m20 de neige fraîche, tombée les 3 jours précédents. Un véritable tunnel. Un brassage infernal, une allure d’escargot, mais j’avance, les pensées en veilleuse, peut-être par peur de découvrir qu’il n’y a plus aucune raison de continuer. Soudain, alors que je viens de passer sur l’autre versant, une rafale de vent encore plus forte que les précédentes, chargée d’une uche et mes narines sont colmatées par une poudre asphyxiante, mes yeux pourtant réduits à l’état de fines fentes sont blessés puis obscurcis, le vent tournoyant me fait perdre tout repère. Pendant quelques secondes j’étouffe, malmené par les éléments sans rien maîtriser de mon corps. Je retombe lourdement de l’autre côté de l’arête, partiellement à l’abri de cette fureur. En une seconde, je viens de comprendre que nous n’irons pas plus loin. Ni aujourd’hui, ni aucun autre jour.
Il est trop tard pour entamer la descente : le jour commence déjà à baisser. Il faut trouver très vite un endroit pour installer le camp. Voilà justement un replat neigeux. Nous laissons lourdement tomber nos sacs. Un sentiment d’insécurité extrême nous envahit soudain. C’est la marche qui donnait du sens à notre présence ici, or nous voici maintenant immobiles dans la pénombre, trempés et frigorifiés, comprenant la précarité de notre situation.
En quelques secondes, le froid nous pénètre au plus profond. Plusieurs d’entre nous se mettent à trembler violemment. Un moment l’idée me traverse que si je ne me mets pas à l’abri très vite, je vais crever là… Une violente poussée d’adrénaline chasse cette pensée, nous nous ruons sur les sacs ; il y a tant à faire. La pelle à neige passe de main en main, maniée avec l’énergie du désespoir qui laisse chacun d’entre nous haletant et les tempes bourdonnantes après quelques minutes d’activité déchaînée. Les autres tassent la neige du pied, montent les tentes qui se déploient comme d’immenses spinnakers dans les rafales. Attention, gars ! Si tu lâches cette toile, elle s’envolera jusqu’aux Contamines, deux mille mètres plus bas, et tu vas passer une très, très mauvaise nuit. Nous jetons les sacs dans les tentes et les premiers se précipitent à leur suite. Pas le temps de penser à la manière dont on va s’organiser, faire à manger, récupérer de la neige pour l’eau… Nos cerveaux reptiliens sont désormais à l’œuvre et ordonnent bestialement à nos corps de se mettre à l’abri de ce vent glacial qui nous tue doucement.
Olivier et moi sommes les derniers à tourner dans les rafales, terminant de monter autour des tentes un bourrelet de neige pour empêcher le vent de s’engouffrer sous le double toit. Nous travaillons courbés, en silence, cherchant vainement des positions qui mettent nos visages à l’abri de la bise glacée. Enfin, c’est fini. Un cri devant la porte de la tente pour avertir, et vite, vite, je plonge la tête la première, j’atterris dans une épaisse couche de matelas et duvets empilés en vrac. Les chaussures volent, le pantalon trempé est arraché, un survêtement sec est enfilé à la vitesse de l’éclair. Je m’allonge dans le fatras d’affaires tièdes, laisse la chaleur envahir tout doucement mes membres.
Malgré l’enfer qui se déchaine au dehors, à l’intérieur il fait calme, doux, sec. Un luxe incroyable en ce lieu si inhospitalier. Comment pourrais-je jamais oublier, lorsque j’aurais réintégré la vie de tous les jours, dans cet autre monde que j’ai quitté quelques jours plus tôt, la valeur de ce confort ? La vie peut recommencer.
Une sourde inquiétude m’empêche de dormir. La descente va-t-elle être facile ? Il est tombé tant de neige depuis trois jours… Quel itinéraire sera le plus sûr ? Le plus rapide ? Faut-il retourner sur nos pas ou tirer tout droit dans le versant ? Et s’il y avait un risque d’avalanche ? Il m’est parfois arrivé de prendre un cachet de calmant pour faire cesser cette inutile ronde de questions. Autant profiter de la nuit pour reprendre quelques forces, j’en aurai besoin demain.
Au petit matin, même sous la neige qui tombe dru, même dans le vent hurlant, même au cœur d’un brouillard impénétrable, tout semble toujours plus facile. Les démons nocturnes sont repoussés par la lumière, et au dernier moment surgissent des réponses évidentes aux interrogations de la nuit. Une énergie incroyable monte en moi, qui balaie tous les doutes. Nous nous jetons dehors, démontons le camp avec hargne, et plongeons vers le bas dans la tempête.
Lors de ces descentes rapides, presque des fuites parfois, je suis toujours traversé par le même sentiment : chaque pas, en faisant baisser notre altitude, est une petite victoire qui rend un peu plus vraisemblable notre retour à la civilisation, au confort, à la vie…
Les premières pentes, raides, sont les plus difficiles. En plein brouillard il faut contourner des crevasses, chercher le meilleur passage dans les rochers, rebrousser chemin… Le temps se fige, les scènes se répètent ; nous avançons si lentement. Progressons-nous au moins dans la bonne direction ?
De longues heures plus tard, nous atteignons un glacier presque horizontal. Nous savons maintenant où nous sommes : loin de la civilisation – il serait encore possible de mourir ici – mais tout devient plus facile. Nous serons bientôt en lieu sûr.
Une joie indicible me saisit, la fierté d’avoir réussi à ramener tout le monde à la base après une mise sur orbite engagée. Nous poursuivons la descente en courant dans le brouillard, faisant basculer les suivants le nez dans la neige lorsque la corde se tend trop brusquement. Ça râle, ça rit… Déjà nous passons sous le plafond nuageux, émergeant d’un autre monde pour réapparaître sur la terre des vivants.
A plusieurs reprises, l’un ou l’une d’entre nous, une fois de retour sur le sentier, au sortir du glacier, a senti la tension de ces journées hors de la vie normale se libérer brusquement. Des amis qui montaient en haute montagne pour la première fois m’ont avoué plus tard avoir eu souvent l’impression d’être en grand danger, de risquer la mort à chaque instant. Alors les nerfs lâchent, libèrent une crise de larmes sans raison apparente… Faculté des êtres humains à tenir lorsqu’il faut mobiliser tout son potentiel, et à ne relâcher la pression que lorsque la sécurité est retrouvée.
Lors de l’une de ces descentes, nous passons au refuge des Conscrits. Les mains dans les poches, à l’abri sous l’auvent, le gardien nous regarde arriver avec des yeux ronds comme des soupières :
« J’aurais jamais cru qu’il y avait quelqu’un là-haut ces jours-ci, tiens ! »
Bientôt la langue glaciaire se dénude des dernières traces de neige. Des vents d’air tièdes montent de la vallée, et une couleur oubliée réapparaît : le vert de l’herbe et des arbres. La nature nous fait une dernière farce : devant nous, au sortir de la vallée, le reste du monde est baigné de soleil. Olivier fulmine, persuadé qu’il aurait été possible de continuer. Les sommets, eux, sont toujours invisibles, et pour longtemps encore. Nous vivons les dernières heures comme une randonnée tranquille.
Le soir, à Chamonix, nous rejouons le ballet des chercheurs de restaurants. La pluie qui tombe dru dans les rues noires nous ravit et nous indiffère à la fois, si ordinaire et familière comparée à la neige qui continue là-haut de gonfler les corniches de l’arête de Miage.
Premier vrai repas depuis une semaine. Le petit blanc sec nous obscurcit les pensées et la fondue nous plombe l’estomac. Entre deux éclats de rire qui font se retourner les tablées voisines, nous parlons à voix basse, serrés les uns contre les autres, saoulés par le vent des cimes qui nous manque déjà…
Quelques photos sombres parmi d’autres…