Préface à la seconde édition du livre « Sacré mont-Blanc«
sorti en juin 2020
Quoi de neuf au pays du mont-Blanc depuis la première édition de ce livre ? Quoi de neuf sur cette planète, pourrait-on aussi bien se demander. Tout interagit avec tout.
J’écris ces lignes en pleine pandémie de Covid-19. La pause obligatoire imposée par le confinement m’offre le temps nécessaire pour travailler sur cette seconde édition. Mais ces circonstances dramatiques, annonciatrices de plus grands dysfonctionnements encore, ne sont pas neutres. La période amène naturellement à faire le point, à réfléchir aux directions que nous souhaitons prendre, individuellement et collectivement. Des voix s’élèvent partout pour demander que demain ne ressemble pas à hier. Je vis la période intensément, comme tous les habitants de cette planète, et alors que je rédige ces chroniques d’alpinisme, je m’interroge sans cesse sur le sens de ce loisir d’occidental aisé dans la fresque complexe du monde d’aujourd’hui.
Et notre héros le mont-Blanc, qu’en pense-t-il ? Il a entamé sa croissance il y a un milliard d’années, et atteint sa taille adulte voilà 15 millions d’années. Il a résisté à la météorite qui a décimé les dinosaures. Plus fort que l’érosion, il a été à peine égratigné par les gigantesques marées glaciaires qui ont submergé les Alpes à plusieurs reprises. Comment les histoires humaines pourraient-elles le concerner ?
Et pourtant… La mer de Glace fond si vite que chaque année, les échelles permettant d’y accéder doivent être allongées de quelques barreaux. Les moraines s’effondrent, emportant les sentiers qui y serpentent. Un pan entier de la face ouest des Drus, sur lequel filait une voie d’escalade mythique, a disparu dans un colossal nuage de poussière dont les images évoquent le 11 septembre 2001. Les plantes ont chaud, elles migrent vers le haut pour chercher la fraîcheur.
La montagne change, c’est une banalité que de le dire. Mais le réchauffement climatique y est à l’œuvre de manière encore plus flagrante qu’ailleurs. Les alpinistes le constatent chaque jour. De nombreux itinéraires sont devenus dangereux. Il faut apprendre à se protéger de nouveaux dangers, inventer de nouvelles pratiques.
Plus encore que la montagne elle-même, c’est le rapport des humains à la montagne – et à la nature en général, le raisonnement est valable à toutes les échelles – qui s’est transformé ces dernières décennies. L’homme d’aujourd’hui détruit, pollue, tue, gaspille à tout va sans faire attention aux conséquences sur le monde qui l’entoure. De temps à autres, il se paie une immersion dans la nature sauvage pour se ressourcer. Le mont-Blanc, destination prestigieuse, est devenu un objet de consommation particulièrement prisé. Comme n’importe quel grand site touristique, il est submergé par la fréquentation. Pour garantir la sécurité, pour limiter les dégradations environnementales, il a fallu limiter les flux, réglementer, interdire.
Après la parution de la première édition de ce livre, un critique avait prédit que le type d’alpinisme qui y est décrit, en autonomie, sans refuges-hôtels, sans remontées mécaniques… ne serait bientôt plus possible dans le massif du Mont-Blanc. Je n’avais pas pris cette affirmation au sérieux. J’avais tort. Comment imaginer que cette pratique vertueuse, source de progrès pour l’individu et légère pour la planète, doive disparaître ?
En 2019, 17 ans après l’ascension dont le récit constitue le fil rouge de ce livre, j’ai rendu une nouvelle visite au Mont-Blanc, par le même itinéraire qu’à l’époque. Notre équipe remonta la mer de glace et traversa les grands 4000 jusqu’au sommet avant de redescendre par la voie normale. Cette virée de quatre jours, ample et vagabonde, très différente des ascensions rapides et « efficaces » d’aujourd’hui, aurait pu n’être qu’un triste pèlerinage sur les traces d’une époque révolue. Heureusement, Raphaël et Aurélien, deux passionnés d’escalade et d’aventure plus jeunes que mes propres enfants, nourrirent l’aventure d’un souffle particulier. L’inépuisable énergie et l’enthousiasme communicatif de ces compagnons de cordée permirent de composer une équipe solide et légère à la fois. Mais ce sont leur attention aux problèmes du monde d’aujourd’hui et leur engagement pour un avenir meilleur qui me marquèrent le plus. Comme de plus en plus de jeunes aujourd’hui, pensant le monde dans sa complexité, ils savent profiter d’un moment privilégié tout en ayant conscience de sa valeur, de ses impacts, des efforts à fournir pour en compenser les effets. Et ils sont enclins à plus de sobriété, plus d’égalité, pour que chacun puisse mieux vivre et réaliser ses rêves. La tente sur le dos, nous avons parcouru les crêtes et les glaciers en riant et en réfléchissant à la fois.
Peut-être est-ce dans cette direction qu’il faut chercher les formes de l’alpinisme de demain ?
Marc, avril 2020