Ce texte figure dans le livre « Sacré mont Blanc » (Juin 2020)
Les récits de montagne sont peuplés de catastrophe. De corps martyrisés, engloutis par une crevasse, éclatés sur la roche après une chute vertigineuse, étouffés sous une coulée d’avalanche, perforés par une chute de pierres, gelés dans la tempête… Face à ces images affreuses, glaçantes, l’esprit se réfugie souvent dans le déni pour ne pas sombrer : ce ne sont que des histoires, cela ne nous concerne pas. Rien de tel ne pourrait nous arriver. On les enfouit au plus profond et on pense à autre chose.
Si l’on a soi-même vécu des situations limite, c’est plus difficile. Là-dedans, une angoisse reste tapie. Souvent, cela prend par surprise. Au détour d’une conversation, un mot fait apparaître une image fugace. Un bruit évocateur déclenche une peur soudaine… De sombres pensées tournent quelques secondes, finalement évacuées par la vie qui continue. La nuit, au moindre réveil, par une bizarre malédiction, les pensées dérivent vers le souvenir de ce moment et s’y accrochent. Dans l’obscurité silencieuse, la scène se joue et se rejoue sans cesse. L’angoisse monte, le corps se tend, le cœur tape… Les scénarios défilent, les questions fusent. Et si ? Et pourquoi ? Aurais-je pu prévoir ?
Celui qui dit qu’il n’y pense jamais est un menteur.
Là-haut, il est rare que l’on y pense. L’action anesthésie la peur. Le soleil éclatant des cimes dissout les idées noires. Il faut pourtant savoir les regarder, ces risques, savoir les revisiter, ces incidents, savoir les reconnaître, ces erreurs. Sans se laisser dévorer par l’angoisse, qui peut être mauvaise conseillère ou mener au renoncement, mais lucidement. C’est aussi dans ce douloureux face à face que se fait l’apprentissage pour, peut-être, éviter le pire une prochaine fois.
Épaule du Tacul, 4 août 2019
Depuis notre camp à l’épaule du Tacul, la vue embrasse le versant nord du Mont Maudit. Trois cordées y sont engagées, nous suivons leur progression du regard en démontant la tente. Elles approchent d’une grande crevasse qui barre la pente à mi-hauteur. Avant la rimaye du col du Maudit, quelques centaines de mètres au dessus, c’est la seule modeste difficulté sur le chemin du sommet.
Alors que notre propre cordée s’ébranle, les points noirs s’immobilisent. Ça semble embouteiller au pied de la crevasse. Une demi-heure plus tard, alors que nous approchons à notre tour, la situation n’a pas évolué. Un homme a franchi la crevasse et posé un relais quelques mètres au dessus. A l’autre bout de la corde, une femme est immobile. Elle semble bloquée sur un pont de neige pourtant sans difficulté. Derrière, deux autres cordées patientent. Nous prenons la queue. Un très long et inexplicable moment s’écoule sans que rien ne se passe. Au bout d’un quart d’heure, la femme se met enfin en mouvement, à une vitesse d’escargot, encouragée par son premier de cordée dans une langue que je reconnais comme étant du russe. Malgré quatre mois de travail aidé de ma méthode ASSIMIL, quelques années auparavant, je n’y pipe rien… mais point n’est besoin de saisir le sens des mots pour comprendre que ces deux là sont impressionnés. Malgré leur équipement flambant neuf, ils n’ont manifestement pas d’expérience des pentes de neige, de la glace et des crevasses, et ils ont peur. Je le comprends aisément, cela m’arrive souvent !
La seconde et la troisième cordée franchissent à leur tour la crevasse, montrant la même appréhension, prenant autant de temps. Une interminable heure plus tard, c’est notre tour. Nous remettons en mouvement nos membres gelés par cette longue immobilité à l’ombre de la lèvre de la crevasse. La minuscule difficulté franchie en quelques secondes, nous émergeons au soleil sur une belle trace qui s’élève tranquillement vers le col du Mont Maudit. L’air est tiède, la lumière éclatante… mais ce que nous apercevons quelques centaines de mètres plus haut ne présage rien de bon : la première cordée a atteint la pente de glace sommitale depuis une heure… mais ne s’y est pas encore engagée. Nous ne sommes guère étonnés : le passage est plus difficile que la crevasse de tout à l’heure. S’ils ont eu peur en bas, ils ont encore plus peur ici. Les trois cordées russes sont maintenant immobilisées les unes derrière les autres. Rapide calcul mental : à raison d’une heure par cordée, il nous faudra au minimum trois heures pour nous engager à notre tour. Je suis plein de compassion pour ces russes apeurés, mais attendre comme ça… ce n’est pas humain ! D’autant qu’ils ne manifestent pas la moindre intention de nous laisser passer. Nous aurions pourtant pu leur donner un coup de main, installer une corde fixe une fois en haut, ou simplement leur montrer la démarche, ce qui les aurait sans doute rassurés. Mais non. Personne ne bouge, personne ne s’engage, rien ne se passe. Il faut trouver une autre solution.
Il n’y en a qu’une, et elle est évidente : il faut passer par le sommet du Mont Maudit, un peu plus à l’est. Le détour est raisonnable : à peine 130 mètres de dénivelé en plus… et cela fait si longtemps que j’ai envie d’y monter, au lieu de foncer tête baissée vers le mont Blanc ! Il suffit de traverser la face à l’horizontale puis de remonter l’arête nord-est jusqu’au sommet.
Nous quittons sans regret la trace engorgée et suivons la rimaye vers l’est, à la recherche d’un pont de neige pour la franchir. La neige est immaculée, le soleil brille… quel bonheur de se retrouver en action dans un si bel endroit ! Après quelques centaines de mètres, nous découvrons un site idéal pour franchir la rimaye : elle est totalement obstruée de neige, à tel point qu’on n’en devine même plus la présence. Notre projet alternatif se présente sous les meilleures augures.
La pente, raide, nous impose de raccourcir notre encordement. Une dizaine de mètres séparent maintenant le premier de la cordée, Aurélien, du dernier, Raphaël. Je suis au milieu.
Aurélien démarre. Chacun de nous s’ébranle à son tour dès que la corde se tend et nous voilà bientôt tous trois en mouvement. Après quelques mètres de progression, Aurélien se trouve au delà de la position présumée de la rimaye, et se prépare à poser une broche dans une plaque de glace vive qui affleure. Tranquillement, il en détache une de son baudrier, la saisit fermement au creux de son poing droit, et la plante dans la glace d’un coup sec.
Une courte vibration ébranle le sol sous nos pieds, tandis que retentit un craquement étouffé, cet horrible son que j’espérais ne plus jamais entendre, et dont je ne connais que trop bien la signification. Le bruit de la neige qui casse. Celui de la catastrophe en marche. Quand il se fait entendre, il ne reste que quelques fractions de seconde pour réagir. Mais quoi faire ? Il est déjà trop tard ! Une fente noire court à la surface, découpant à l’emporte pièce un énorme morceau de neige autour de nous. Le sol se dérobe et entame une chute lente qui s’accélère instantanément. Nous tombons, tous ensemble, faisant corps avec cette masse de neige qui accompagne notre chute, donnant l’impression bizarre que nous sommes en apesanteur. Nos sensations corporelles sont en contradiction avec ce que voient nos yeux. Nos pauvres corps, incapables de démêler les informations qui leur parviennent, sont tétanisés, ils se laissent faire, déconnectés des pensées. Crions-nous ? Appelons-nous ? A quelques mètres de distance, toujours reliés par la corde, chacun vit sa propre chute totalement seul, en intériorité, face à ses propres démons. Vers quoi tombons-nous ? Est-ce que ça va faire mal ? J’agite bras et jambes en tous sens pour essayer de remonter, d’enrayer la chute, mais je ne sais déjà plus où est le haut, où est le bas. Ma tentative désespérée est dénuée de toute efficacité. Au bout d’un temps infiniment long, peut-être une demi-seconde, m’apparaît l’évidence : je n’ai aucune capacité à réagir, je suis dépassé, mon destin s’écrit indépendamment de moi, dans quelques fractions de secondes tout sera joué…
Soudain, le sol cesse de fuir. Dans un grondement sourd, la masse de neige sur laquelle nous volons s’écrase lourdement sur quelque chose de solide. L’arrêt est rude mais progressif, pendant un cours instant nous pesons une tonne, et puis tout s’immobilise. Le silence revient.
Éberlués, sonnés mais dopés par l’adrénaline, nous nous ébrouons pour évacuer la neige pulvérisée qui nous couvre. Nous nous redressons, poudrés et hirsutes, jetant autour de nous un regard circulaire concentré et craintif, tentant de comprendre la situation, prêts à réagir à la moindre alerte. Mais plus rien ne bouge. C’est vraiment terminé.
Tout le monde va bien. Pas le moindre bobo. Après ce cataclysme, nous n’en revenons pas.
Nous sommes au fond d’un trou d’une douzaine de mètres de diamètre. Sous nos pieds, l’énorme pont de neige a chuté à la verticale et est venu colmater le fonds de la rimaye, formant une sorte de bouchon penché vers l’intérieur de la montage. Sa surface concassée ressemble à une coulée d’avalanche immobilisée en fin de course. Côté vide, Raphaël n’est descendu que de deux mètres. Côté montagne, la paroi de glace atteint huit mètres de haut. C’est la hauteur de la chute qu’a fait Aurélien.
Brassant la neige, nous escaladons la pente raide pour quitter au plus vite cet endroit détestable. Le soleil nous intercepte à la sortie, et nous réchauffe instantanément le corps et le cœur. Nous reprenons peu à peu nos esprits. A quelques centaines de mètres, les russes toujours à l’arrêt agitent les bras vers nous, ils ont assisté à notre chute et tentent de savoir si nous avons besoin d’aide. Nous leur faisons signe que tout va bien.
Mais bon sang, que s’est-il passé ? Observant la configuration du trou qui s’ouvre à nos pieds, je commence à comprendre. Supposant (bêtement) que la rimaye avait ici la même largeur que là-bas, à savoir 1 ou 2 petits mètres, je n’ai pas envisagé le cas de figure que découvrent nos regards effrayés : elle formait en fait une colossale carie de 10 mètres de diamètre. Sans le savoir nous traversions un vide énorme sur une feuille de papier à cigarette. Faute ? Pas faute ? L’introspection viendra en son temps. Pour le moment, il faut se ressaisir, passer au dessus de l’émotion et envisager la suite.
RAPHAEL. - Comment est-ce possible que nous nous soyons fait avoir aussi bêtement ? Marc ne laisse rien paraître, il joue son rôle de leader, se focalise sur la suite. Nous reprenons la progression. Je suis un peu en colère je crois. Et surtout j’ai peur. J’examine avec méfiance la pente terriblement verticale au-dessus de nous. Pourquoi une coulée de neige ne viendrait-elle pas nous balayer ? Pourquoi mes crampons ne pourraient-ils pas s’emmêler et m’envoyer dévaler la pente ? Ma perception devient totalement phobique, mon esprit se focalise sur chaque élément aux alentours et déroule des scénarios de plus en plus noirs.
Au bout d’une heure, je commence à me calmer, la montagne est tellement belle, la neige est ferme et nous montons régulièrement. Arrivés à une cinquantaine de mètre en contrebas du Mont maudit, nous devons traverser la face à notre droite pour franchir une arête et basculer du côté du col de la Brenva. La pente déjà raide s’incline à plus de 50°, je m’y engage. Tailler une marche pour le pied droit. Une pour le pied gauche. Planter fermement le piolet. Trouver l’équilibre, creuser le prochain trou pour le pied droit. Avancer de 40 cm. Recommencer. Encore, encore, encore. J’en peux plus !
L’arête n’est plus qu’à cinq mètres. Dans n’importe quel autre contexte, deux ou trois mouvements vigoureux auraient suffi pour m’y réfugier. Seulement, la pente est si verticale, je ne sens plus tellement mes mains, enfouies en permanence dans la neige depuis une demi-heure, mes jambes tremblent dans ces marches que je n’arrive plus à tailler bien profondes, et je crains de perdre l’équilibre. Je n’en peux plus, j’ai envie de laisser tomber, me laisser tomber. A peine deux heures après avoir été avalé par une crevasse, j’ai de nouveau le sentiment que l’environnement dans lequel je me trouve aura le dernier mot. Tremblant de peur et de fatigue, tout doucement, marche après marche, je finis par me traîner sur cette arrête tellement désirée. Aurélien et Marc me rejoignent sur le col, Aurélien semble transis par l’attente, Marc pas tellement. Tout sourire, il s’exclame : « Ah ! Ça commence à ressembler à de l’alpinisme ! »
Ah oui. En fait, depuis mes Cévennes, je crois que je n’avais pas bien saisi ce que c’était l’alpinisme. Le danger potentiel de chaque pente, de chaque surface, le risque omniprésent. A tout moment, la neige, la glace, les rochers autour de moi peuvent prendre le contrôle de mon existence sans me laisser plus aucun droit de regard. Faire de l’alpinisme, très sommairement, c’est accepter de mourir pour le plaisir. Mais qu’est-ce que ça veut dire alors, risquer sa vie en haute-montagne pour son loisir ?
Je dois bien me rendre à l’évidence : jusqu’à mes 21 ans, je n’ai eu qu’une expérience fantasmée du risque. J’avais envie de me mettre en danger. Tant historiquement que socialement, c’est improbable… C’est sans doute l’illustration la plus triviale de mes privilèges d’homme cis, blanc, aisé, français.
Il a fallu que je me rende à 4 000 mètres d’altitude, dans un environnement particulièrement hostile, pour toucher du doigt ce que tant de personnes ressentent dans leur quotidien. Quand on est une femme, trans, non-blanc.he, pauvre… la menace physique et/ou économique est omniprésente. C’est peut-être pour cela que l’alpinisme est un sport d’occidental aisé… La plupart des gens ne peuvent pas se payer le luxe de monter à 4 000 mètres pour connaître le danger. J’en ai eu confirmation il y a quelques temps. Nous discutions Aurélien et moi de notre passion pour l’escalade et l’alpinisme avec Julius, un ami Sierraléonais qui a récemment obtenu le statut de réfugié. Après avoir écouté nos récits, ce dernier avait jugé : « Ça, ce n’est pas du courage. Le courage c’est de faire face aux problèmes quand ils se présentent à toi. Chercher les problèmes de cette manière, c’est seulement de la bêtise ». Mes parents m’ont sûrement répété ce genre de phrase de nombreuses fois, sans que cela ne me fasse beaucoup d’effet. Mais venant d’une personne qui, à mon âge, a passé plusieurs années à traverser le Sahara, la Libye et la Méditerranée, en manquant de mourir plusieurs fois, ces mots prennent une autre dimension. Ils me renvoient aux différences entre nos deux expériences de vie : l’un risque sa vie par nécessité, l’autre par plaisir. Quand on est dominant, on a souvent tendance à considérer que ses conditions d’existence sont la norme. Mais un tel contraste me révèle que si je suis capable de partir gravir des sommets à 4 000 mètres d’altitude, ce n’est pas par bravoure ou grâce à des compétences particulières. Cela m’est permis par des privilèges liés à ma condition sociale, qui m’assurent le soutien de la société dans presque tous les instants de ma vie quotidienne.
Au col de la Brenva, nous rencontrons la première cordée de russes qui nous rejoint par l’autre versant. L’un des hommes nous adresse un grand sourire en dressant son pouce vers le ciel :
– Lucky, lucky, very lucky !
Incapable d’engager une conversation de cette teneur en anglais, je me contente de lui retourner son sourire en songeant « Lucky, lucky, je ne sais pas. Mais avertissement, certainement. Ne baisse pas ta vigilance, Marc, fais toujours plus attention à tout. Apprends. Sois modeste. »
La dernière cordée russe est arrivée trois heures plus tard, comme prévu.