Le Viso est un sommet singulier, par bien des aspects. Ses 3800 mètres d’altitude ne le classent pas parmi les plus hauts des Alpes (il a des centaines de prétendants devant lui !), mais sa position isolée au dessus des plaines italiennes, éloigné de tout concurrent, lui donne l’allure d’un « grand ». J’ai appris tout jeûnot à reconnaitre sans hésitation son profil asymétrique et ses deux têtes anguleuses. Il m’impressionnait, je l’imaginais difficile à gravir, voire dangereux, et tout en le contemplant de tous les sommets alpins que je gravissais, je reculai sans cesse le projet de lui rendre visite.
C’est en réfléchissant à une balade d’acclimatation à l’altitude, avant de partir vers les 4000 suisses, que je suis passé à l’action.
L’itinéraire d’ascension le plus couru démarre au Pian del Ré (nord-est du sommet), fait étape au refuge Quintino Sella et traverse le pas des Sagnettes. Mon affection pour les détours m’a porté vers une variante un peu moins fréquentée, qui démarre de Castello (sud-ouest du sommet) et fait étape au bivouac Boarelli.
Dès les premiers mètres, cette montagne m’est apparue rude et austère. Sur toutes les montagnes du monde, la montée depuis une vallée vers une cîme, transite par des étages intermédiaires apaisants que sont une forêt ombrageuse, un alpage verdoyant aux reliefs tout en douceur… ces étapes incontournables d’une ascension permettent de préparer le corps, l’esprit et le coeur à l’entrée dans la haute montagne.
Rien de tel ici. Après un court cheminement en fond de vallée, un vallon secondaire charmant au premier abord se resserre et se redresse rapidement en un couloir raide, trop étroit pour que le sentier puisse y déployer des lacets. La montée, droit la pente, est éprouvante, longue, monotone. C’est absorbés par cet effort uniforme que l’on dépasse sans le croiser l’étage des alpages bucoliques. Impossible de préparer correctement son coeur et son esprit ici.
Lorsqu’enfin on atteind le sommet du couloir, l’on débouche à 2800 mètres au sein d’un univers étrange, totalement minéral. Sur ce vaste replat ondulé, la végétation n’existe plus. Plus étonnant encore, la roche-mère elle-même semble avoir disparu : le sol n’est composé que de cailloux fracturés, comme si l’on progressait sur un éboulis horizontal. De loin en loin, plusieurs petits lacs s’étagent dans des dépressions successives. Comment l’eau peut-elle être retenue par ce sol criblé d’interstices ? Et pourquoi aucune berge accueillante n’entoure les surfaces d’eau ? L’endroit pourra évoquer le Mordor aux fans de Tolkien.
Au milieu de l’immensité désertique apparaît bientôt le pignon triangulaire du bivouac Boarelli. La journée est bien avancée, un petit vent frais s’est levé, il va être bon de se mettre à l’abri. Le refuge, comptant peu de places, est parait-il souvent bondé. Mais le silence et l’immobilité absolue des environs nous donnent bon espoir d’y trouver deux couchettes libres. Peut-être même y serons-nous seuls ?
Une délicieuse bouffée d’air tiède nous souffle au visage lorsque nous poussons la porte. Une vingtaine de personnes s’agitent là-dedans. Toutes les couchettes sont déjà occupées, et plusieurs personnes sont en train de s’installer à même les bancs et le sol. Il va falloir aviser. Derniers arrivés, trop tard arrivés, nous n’avons qu’à nous en prendre à nous même ! Sauf que… à bien y regarder, les duvets allongés sur les couchettes semblent bien espacés ! Les premiers ont pris leurs aises, ils sont moins de 10 à occuper les 14 places disponibles. Et de toute évidence, ils ne semblent pas disposés à faire de la places. Notre arrivée ne leur fait pas plaisir, comme en témoigne l’absence de réponse à nous salutations, et l’attitude d’évitement subtil qu’ils adoptent, évitant de regarder dans notre direction.
Consternation… moi qui, précisément pour ce genre de raison, fréquente très rarement les refuges ! L’envie de fuir cet endroit inhospitalier nous saisit. Les duvets sont dans les sacs, mais ou nous poser dans ce désert de pierraille balayé de vents glacés ? Une bonne âme, de celles qui se sont installées par terre, nous vient en aide. Il se trouve, à un quart d’heure de marche en direction du sommet, une sorte de grotte qui peut constituer un bon abri pour deux personnes. Le tuyau est valable. Nous allons passer une nuit somptueuse sous les étoiles.
Le lendemain matin, notre quart d’heure d’avance nous lance seuls sur l’itinéraire, suivis de très loin par une chenille lumineuse qui ondule sur la trace. Nous suivons en silence les points jaunes du balisage. Ils sont si proches les uns des autres qu’il semble impossible de se perdre, et pourtant, lorsque monte la nebbia, il paraît qu’ils semblent toujours trop espacés.
A 3200 mètres, le passage au bivouac Andréotti, bizarrement placé au pied d’une barre rocheuse qui semble menaçante alors qu’un magnifique espace horizontal sécurisant s’étend juste à côté (à garder en mémoire pour y monter la tente, une prochaine fois !) marque une étape dans l’ascension. La pente se redresse, et les 600 derniers mètres se feront sur un mode de randonnée escarpée entrecoupée de quelques passages nécessitant de poser les mains.
Aucune difficulté technique, mais la roche, totalement fracturée, dégueule en coulées de gravats de toutes tailles, que l’on peine à ne pas faire partir sous nos pieds. Il faut être attentif en permanence, sans recevoir en retour le plaisir d’un rocher franc et sain sous la main. A 3500 mètres d’altitude, alors que la fatigue commence à poindre, ce n’est pas forcément une partie de plaisir.
Mais, bon an mal an, prenant son mal en patience, on finit par atteindre le sommet. Une bonne vingtaine de personnes nous rejoindront dans le quard d’heure suivant, transformant l’étroite plateforme en dance floor.
La vue me déçoit un peu. L’isolement, qui rend le Viso si impressionnant vu d’en bas, éloigne à l’infini les autres sommets, qui ne constituent qu’un horizon dentelé peu impressionnant.
Seule exception, à quelques centaines de mètres en direction du sud-ouest, le Viso di Vallanta (3781), seconde pointe du massif, semble spacieux, confortable… et surtout beaucoup plus calme. Immédiatement, l’envie d’y planter la tente pour une ou deux nuits tranquilles m’assaille. Ce sera pour la prochaine acclimatation !
A la redescente, nous croisons les dormeurs trop espacés du bivouac Boarelli. Un peu gênés, ils font mine de rien, certains nous décochent même quelques sourires. Allez les gars, sans rancune, merci de nous avoir offert cette magnifique nuit sous les étoiles, qui aura finalement constitué le meilleur moment de ces deux journées un peu trop minérales à mon goût.