Loin au dessous de nous, les hameaux de la vallée de Chamonix dessinent des taches de lumière dans l’obscurité. Depuis des heures, lacet après lacet, nous avalons dans la nuit le chemin qui descend depuis la Jonction jusqu’au village des Bossons. Descente interminable, sans fin. Nous sommes si fatigués !
Partis au petit matin du col du Midi après une nuit sous la tente, nous avons tout doucement traversé le mont Blanc du Tacul et le mont Maudit. Nous avons laissé nos sacs de 25 kilos au col de la Brenva pour terminer légers, et après les avoir récupérés nous avons entamé la redescente vers le Grand Plateau et la Jonction. Une bonne trotte ! Mais le problème est ailleurs : plus que crevés, nous sommes surtout assoiffés. Desséchés. Déshydratés jusqu’au plus profond des cellules.
Nous avons bu nos dernières gouttes d’eau au sommet. Nous n’avons pas voulu prendre le temps de nous arrêter pour faire fondre de la neige, car une fois le but atteint, toutes nos énergies se sont tendues vers un nouvel objectif : redescendre au plus vite, retrouver la verdure, la tiédeur de la nature en automne, quitter ce milieu qui nous a soudain semblé hostile. La sensation de soif n’est pas venue tout de suite : dans le feu de l’action, la joie des glissades sous le col de la Brenva, la traversée du Grand Plateau au petit trot, les corps n’ont pas remarqué le manque d’eau. Mais, lorsque la fatigue a commencé à se faire sentir, que nos pas se sont faits plus pesants, que le silence est retombé sur notre troupe défaite… elle s’est imposée. D’abord comme une soif ordinaire, de celle qui donne envie de boire un bon verre d’eau pour qu’on n’en parle plus. Puis rapidement, elle a totalement envahi les corps et les esprits, s’est transformée en obsession permanente. Boire, boire, boire, vite !
Dans certaines circonstances, l’attente peut être une torture délicieuse. Me reviennent les souvenirs d’innombrables retours au camp après une ascension fatigante. La soif nous tenaille. Il faut entasser de la neige dans une gamelle, la mettre sur le feu. Elle fond lentement, si lentement ! Pourquoi ne pas boire immédiatement les premières gouttes, puis attendre les suivantes, et ainsi de suite ? Parce qu’il est bien meilleur de dompter son désir, jusqu’à ce que le bol de thé brûlant procure un plaisir total.
Ce plaisir sadomasochiste n’est pas d’actualité : le besoin, trop fort, nous rend fous…
A la Jonction, nous avons tenu un court conciliabule : avaler les derniers 1500 mètres dans la foulée pour rejoindre la vallée, ou planter le camp ? L’ambiance au sein du groupe n’était pas très bonne : la traversée du glacier, très crevassé, s’était faite à la nuit tombante, dans l’urgence de rejoindre le rocher avant le noir total. Fatigue, soif, stress, chacun avait fait un peu moins attention à l’autre, et de corde trop tendue en glissade contre le voisin, l’énervement avait gagné. Des mots dépassant les pensées avaient été prononcés. Rien de grave, mais l’envie d’être seul m’avait traversé, comme tous mes amis probablement ! La discussion s’est faite à demi-mots, sans tendresse ni effort de communication. Le groupe s’est séparé. Trois sont restés, nous sommes trois à descendre.
Nous avons rejoint le sentier à la nuit noire. Le sol de terre humide nous a redonné espoir. Nous avons rapidement déchanté : il n’y a pas le moindre filet d’eau sur ce versant tout sec.
La bouche sèche comme du papier de verre, j’essaie d’humecter un peu ma langue rigide. Cette sensation réveille un vieux souvenir.
C’était au Pérou, il y a quelques années. Pascal et moi êtions sur le retour du Ranrapallca… Le sommet avait été loupé, et nous redescendions en courant vers Huaraz. Des heures et des heures d’effort. Soif, soif… Un torrent de montagne accompagnait notre descente, le chant de son eau nous torturait en murmurant « buvez-moi, buuuvez-moi ! ». Nous ne pouvions pas céder à ces sirènes : les troupeaux environnants avaient sans aucun doute contaminé l’eau, qui nous aurait rendu malades pour plusieurs jours. Soudain, alors que nous étions encore à des kilomètres de la première piste, une maisonnette de terre crue apparut sur le bord du chemin. Au-dessus de la porte, un panneau défraîchi, illisible mais au graphisme parfaitement reconnaissable : Coca-Cola. Une indienne à chapeau melon et jupon mité nous vendit deux magnum. La vie revint.
Soif… Sur le sentier les lacets continuent à s’enchaîner. Nous voici dans la forêt. De loin en loin, la vallée apparaît au travers d’une trouée. Elle est encore si bas… hors d’atteinte. Ça ne finira donc jamais ? Quelle connerie d’avoir continué à descendre ! Là-haut, à la Jonction, les autres se sont sans doute préparé une bonne soupe et un thé en faisant fondre un peu de neige récoltée sur le glacier. Désaltérés et rassasiés, ils sont déjà installés dans leurs duvets avec un bon bouquin. Des picotements envahissent mon corps. La tête commence à me tourner, je vois des points lumineux là où il ne devrait pas y en avoir. Il faut me rendre à l’évidence : nous sommes si déshydraté que le corps commence à faire des siennes… A partir de quel stade la déshydratation devient-elle dangereuse ? Avons nous encore une marge de sécurité, ou allons-nous nous écrouler les uns après les autres dans le noir ? Les fantasmes vont bon train dans mon esprit tout sec.
Soudain, la forêt prend fin. Définitivement. Une vaste prairie descend en douceur vers un petit groupe de maisons qui forme une tache encore plus noire que la nuit. Le lieu semble vide. J’espère que nous allons trouver quelqu’un ! Et si j’appelais à l’aide ?
Une lumière rougeâtre brille faiblement, sans doute un lampadaire anémié. Chaque pas secoue ma carcasse desséchée comme une brindille, et le point lumineux qui grossit tout doucement trace d’étranges formes aux lignes brisées sur fond de nuit.
Quelques centaines de mètres plus loin, un doute m’assaille. Qu’est-ce que c’est que ça ? En grossissant, le point lumineux a pris l’allure du logo Coca-Cola. Ça y est, la déshydratation a atteint son point critique, je délire ! Les souvenirs péruviens me montent à la tête. Deux heures du matin, dans un hameau à cinq maisons, une lumière allumée, et ce serait un bar, ouvert de surcroît ? Mes sens s’emmêlent, je crois entendre des bouffées de musique de variété… J’approche tout de même, on ne sait jamais… La musique enfle, les contours d’une porte et d’une fenêtre se précisent… Trois tables, des parasols, personne. Je franchis le seuil en titubant. Derrière le bar, une serveuse fait la conversation à deux habitués attardés et avinés. Je m’écroule à la première table.
– « Désolé, Monsieur, on ferme ! »
Le regard que j’ai lancé à la serveuse ce soir-là fut le plus expressif, le plus persuasif de toute ma vie. Devant ma mine désespérée, la demoiselle reste une seconde interloquée. Puis :
– « Mais d’où vous arrivez comme ça ?
– Du mont Blanc, on n’a pas bu depuis 18 heures !
– Oh, mon PAUVRE MONSIEUR, qu’est-ce que je vous sers ? Vous savez, j’voulais juste dire que j’allais pas TARDER à fermer, mais on a bien cinq minutes ! ».
Un quart d’heure plus tard, Sophie et Solveig émergent de la nuit et me rejoignent, stupéfaites comme moi par l’existence de ce lieu inespéré. En les attendant j’ai englouti un Coca, deux barons de limonade, plusieurs verres d’eau. Nous continuons à boire ensemble, fous de plaisir, en portant des toasts délirants à tout ce qui nous passe par la tête. Nous ne pouvons pas nous décider à quitter cette table…
3 heures du mat. Les cinq minutes ont duré une heure. Nos corps gavés de liquide peuvent à nouveau fonctionner. Le bar ferme derrière nous, petit îlot de bonheur simple mais d’une intensité folle, que je garderai toute ma vie dans mon cœur. Le camping est à une demi-heure d’ici. Durant cette courte marche, la soif revient, comme intacte. A l’entrée, un robinet.
A genoux dans les graviers, nous nous gorgeons d’eau, d’eau, d’eau…