Les dernières centaines de mètres de l’ascension de la Croix de Belledone depuis le lac du Crozet sont d’une curieuse diversité. C’est d’abord un enchaînement de lacs assez classiques, quoique tout à fait charmants, au fond d’une vallée légèrement austère mais rafraîchissante. Puis, par l’intermédiaire de pentes plus raides d’éboulis instables, il faut s’extirper de ce monde bien connu et gagner progressivement un univers plus minéral, qui évoque la haute montagne malgré une altitude encore modeste.
Des langues neigeuses trainassent dans les talwegs. De loin, j’avais cru reconnaître des névés, mais maintenant que j’approche, je constate que ce sont les derniers lambeaux de glaciers agonisants. D’incontestables mouvements de glace remuent les surfaces, et de minuscules crevasses partent vers les profondeurs, si fines qu’elles sont tout à fait inoffensives. Quant aux reflets bleu et gris, ils m’apportent la preuve ultime : il y eut ici, en des époques encore récentes, de véritables glaciers. Réchauffement global ? C’est l’interprétation qui me vient immédiatement à l’esprit lorsque François répète plusieurs fois d’affilée « C’est ahurissant la fonte en quelques années ». Mais un jour il reneigera, et peut-être…
Encore quelques pentes sauvages et l’émergence au col me plonge brutalement dans une ambiance totalement minérale. Plus la moindre tache de couleur. Rien qu’un immense pierrier rouillé entrecoupé de courts verrous rocheux. Tout là-haut, juste sous le sommet, se déploie une vaste épaule de cailloux, comme un fantastique cairn à l’échelle des géants du lieu. Le coup d’oeil est impressionnant. Une ligne pointillée serpente dans la face, marquant l’itinéraire préférentiel des randonneurs. Quelques points noirs se meuvent lentement et silencieusement le long de cet axe qui rejoint la grande croix sommitale. L’ensemble impose le recueillement et c’est en silence que je gagne les dernières pentes.
Les alentours du sommet hébergent déjà une vingtaine de personnes (très peu compte-tenu du lieu et de la saison, m’affirme François). Deux ou trois petits groupes pique-niquent à l’abri du vent en versant ouest. Je passe mon chemin et dirige mes pas vers la croix elle-même. Le plateau sommital se resserre en une courte arête depuis laquelle la vue se dégage brutalement. Côté nord ouest, une face vertigineuse plonge vers le glacier de Freydane, impressionnant malgré sa petite taille d’agonisant. Côté sud-est la perspective est très large. La barre des Grandes Rousses apparaît dans toute sa longueur, constellée de glaciers. Les massifs de l’Oisan et de la Vanoise, plus lointains, présentent cependant des allures altières. Rapide tour d’horizon… pas de massif du Mont-Blanc. J’en déduis qu’il se cache juste derrière le Grand Pic de Belledonne (tout proche mais de toute évidence très difficilement accessible depuis la Croix en raison d’une succession de gendarmes très raides) qui nous surplombe d’une cinquantaine de mètres…
Je suis isolé dans la contemplation pensive et émerveillée de toute cette création lorsqu’une conversation proche attire mon attention.
« Moi en fait, quant un mec qui me plaît me rappelle, je sais que c’est dans la poche. Mais tu vois, je cherche pas forcément ça non plus !
– Oui, je suis pareil, j’aime beaucoup engager des relations approfondies avec des filles, mais pas forcément sur le mode amoureux. Tu vois, c’est un peu comme nous, là, c’est sympa, on discute, tout… »
La fille qui sait que c’est dans la poche a la vingtaine, elle parle avec un ton affirmé et un rien maniéré. Le gars a quelques années de plus, il suit la conversation de manière à la fois attentive et lointaine, à moitié intéressé seulement mais de bonne volonté pour ne pas lâcher le morceau. En gros ils se disent de plein de manières différentes qu’ils sont copains-copains et que baiser l’autre ne les intéresse pas du tout. En vrai ils donnent l’impression que s’il y avait un fourré pas loin de ce sommet pelé ils consommeraient immédiatement leurs contradictions.
La conversation me ramène à la réalité. Poussé par mon côté obscur et voyeur, je suis tenté de rester là à écouter mine de rien pour en savoir plus et éventuellement assister à l’inéluctable aboutissement de cette affaire, mais après un bref combat intérieur je privilégie finalement la recherche de silence. Je m’éloigne un peu sur l’arête en direction du Grand Pic et d’un hypothétique Mont-Blanc caché par là. Quelques mètres plus loin, un jeune couple est assis, échangeant ses impressions à voix basse. Un homme d’âge plus mûr, en qui on devine un sportif de la montagne, leur tourne le dos, chaussures posées à ses côtés, orteils ostensiblement en éventail, dans des socquettes bleu marine. Il semble isolé dans une contemplation pensive des Grandes Rousses, et croque de temps à autres un concombre non épluché. Il cache bien son jeu car tout à coup, intervenant sans y être invité dans la conversation des jeunes tourtereaux, il lance « Et d’où venez-vous ? ».
Le couple est légèrement interloqué, mais flatté peut-être d’être remarqué par un vieux briscard. La conversation s’engage sur un mode surréaliste. Le briscard interroge, répond, donne son avis… sans tourner la tête vers ses interlocuteurs, les yeux toujours fixement pointés vers l’Alpe d’Huez.
Les « Moi, vous savez, je suis un rapide », les « La Croix de Belledonne, vous savez, c’est le sommet le plus dur du massif, il n’y a pas beaucoup de gens qui arrivent à le faire dans la journée » ou les « Moi je suis d’ici, je suis toujours en montagne, c’est normal que je sois à l’aise » s’enchaînent à un rythme accéléré, momentanément interrompus par des listes de sommets gravis ou des descriptifs d’aventures vécues en d’autres lieux. Les yeux ne quittent toujours pas l’horizon.
Vaguement déprimé par cette illustration de l’esprit montagnard je me déplace de quelques mètres sur l’arête et entre à nouveau dans le périmètre phonique du couple dragueur.
« Allo, doudou ? C’est moi ! » C’est dans la poche téléphone à son petit copain, resté seul à Paris pour une raison que je ne peux pas élucider. Elle parle de telle sorte que les skieurs de la Grande Rousse puissent l’entendre par delà les vallées et les collines bleutées. Une fois cette entrée en matière de haut vol terminée, elle entreprend de décrire à Fred (car c’est son nom), la vue circulaire à 360 degrés qu’elle a d’ici (elle se trompe, le Pic de Belledonne rogne au moins 20 degrés de vue, il reste moins de 340 degrés utiles). Elle explique que c’est vraiment for-mi-dable, qu’elle aimerait tant partager ce moment avec Fred, quel dommage que tu ne sois pas là, mais heureusement j’ai de la compagnie j’ai rencontré un gars super sympa qui m’accompagne, c’est extra, mais que non, on ne fait rien de mal ! On dirait que ça chauffe à l’autre bout du fil.
C’est dans la poche raccroche, l’air renfrogné, et explique à attentif et lointain que Fred est vraiment un mec gé-nial, mais hy-per-hy-per-ja-loux.
« Il m’a demandé si on n’était pas en train de faire des câlins, c’est dingue comme il est parano !
– Ah mais moi, tu sais, je ferai jamais une chose pareil, je suis hyper réglo là-dessus ! », rétorque immédiatement attentif et lointain en parcourant les alentours du regard pour voir si merde y aurait vraiment pas un seul buisson sur ce foutu sommet, mais pourquoi on n’a pas choisi de faire l’ascension du Puy de Sancy (non, là c’est moi qui rajoute !)
Sur ces entrefaites arrive mon copain François. Il m’attendait en bas de l’éboulis sommital depuis 20 minutes, on s’était perdus de vue et il me croyait derrière. Voilà de quoi détourner momentanément mon attention de la fébrile activité de convivialité à l’oeuvre sur ce sommet.
Nous ne somme pas assis côte à côte depuis une minute que débouche au pas de course du dernier ressaut une jeune fille blonde, cheveux courts, short moulant, cuisses musclées et bronzées, tee-shirt auréolé de transpiration, peau luisante, tout souffle dehors, accompagnée d’un berger allemand. Waouh ! François et moi lançons un « Bonjour » bien audible à la donzelle qui ne répond pas et s’installe dos à la croix. Ce silence nous étonne et nous met mal à l’aise, car il est peu vraisemblable qu’elle ne nous ait pas entendus, et puis une fille qui a cette allure, on a envie de l’imaginer conviviale et chaleureuse, et puis merde, il doit bien y avoir des gens normaux sur ce sommet ! Comme si elle entendait nos pensées, elle se tourne vers nous et nous lance un sourire à faire fondre ce qui reste du glacier de Freydane. Sans trop comprendre la raison de ce revirement, notre niveau d’espérance dans l’humanité remonte aussitôt.
Pendant ce temps, le jeune couple se décide à entamer la descente. Ils disparaissent doucement derrière le premier ressaut. Le vieux briscard immobile n’a pas bougé les yeux. Il ne saura jamais à quoi ressemblent ces deux êtres humains à qui il a parlé durant un quart d’heure dans ce lieu magique.
Nous décidons de redescendre en faisant un léger crochet par une antécime que l’on aperçoit à droite de l’itinéraire habituel. C’est un plateau rougeâtre sur lequel j’ai aperçu, durant la montée, des ensembles de pieux ou de cairns très fins qui m’ont intrigué, et que j’aimerai aller voir de plus près. Quittant le sentier, nous coupons à droite vers le lieu en question, au moment même où des nuages commencent à envahir l’arête. C’est dans une ambiance de coton que nous abordons le site porté sous la carte sous le nom de « Col des rochers rouges ».
Nous pénétrons subitement dans un autre univers. En quelques mètres la roche change radicalement de nature. Elle prend une couleur rouge, marron, et parfois violette qui trahit sa richesse en minéraux, probablement du fer. La roche semble écrasée en couches flasques et irrégulières qui dessinent des ensembles de vagues comme figées par une glaciation minérale. Entre ces blocs torturés, un liant qui ressemble fort à un béton armé coloré apporte l’impression que tout ça est issu de la main d’un humain possédé.
Nous progressons en silence dans cet univers étrange. Des nappes de brouillard courent au ras du sol, modifiant sans cesse la profondeur de champ et les perspectives. Il règne ici un silence surnaturel, juste troublé de temps à autres par le bruit d’une pierre déplacée par François, que je n’aperçois plus. Instinctivement, nous nous sommes écartés l’un de l’autre, sans doute pour vivre séparément et intimement ce moment que nous pressentons spécial.
Soudain, des silhouettes élancées apparaissent au travers du brouillard. Des pierres… dressées. De simples écailles de cette roche rouge. Mais des pierres de toutes tailles et de toutes formes. Les plus courtes on 40 cm, les plus hautes me dépassent. Il y en a des dizaines, des centaines… Lorsque le brouillard se densifie, seules quelques-unes sont visibles, toutes proches. Puis brusquement un coup de vent balaie les nuages et l’on se retrouve au milieu d’une immense armée de pierres.
Un sentiment mystique s’éveille en moi. Pourquoi de simples pierres dressées ont-elles ce pouvoir évocateur, pourquoi cette image de gestes multimillénaires s’impose t’elle ? Alors que ma raison sait que ces pierres ont été dressées par des promeneurs amateurs de land-art, mes tripes ressentent ce lieu comme rescapé d’un autre âge… Porté par ces sensations, je fais ce que toute personne sensée ferait à ma place : je dresse une pierre à mon tour. Des raclements lointains m’apportent la certitude que François est en train de faire de même quelque part là-bas dans le brouillard.
Nous restons là longtemps, silencieux, assis hors de vue l’un de l’autre, avant de nous décider à entamer la redescente.
En vue du chemin, nous apercevons la jeune fille blonde qui redescend du sommet. Elle est maintenant accompagnée d’un homme avec lequel elle échange de grands gestes. En passant à proximité, nous entendons leur silence, ponctué de quelques grognements, et nous comprenons : elle est sourde et muette. Elle se tourne vers nous, et à nouveau, nous offre un sourire radieux. Elle à l’air heureuse d’être là.
Nous courons dans la descente en emportant ces images de la Croix de Belledonne.