En ce milieu de mois de mai 2003, les hasards de la vie m’offrent 3 journées de liberté, pour faire ce que je veux avec Lionel, un ami de la région d’Aix en Provence. L’an dernier, vers la même époque, Lionel m’a emmené découvrir les calanques. La traversée d’ouest en est, avec nuit dans une grotte au bord de la mer, m’a proprement stupéfait par sa sauvagerie, alors que les derniers quartiers de Marseille sont à deux pas…
Cette année, c’est donc légitimement à mon tour de faire une proposition d’objectif. Immédiatement, le démon de la neige me rattrape et je commence à échafauder des projets plus ou moins réalistes. Il y a tout de même quelques contraintes, que j’aperçois rapidement : en 3 jours il faut faire le voyage vers un lieu ou est plantée une montagne suffisamment haute… et puis, Lionel n’est jamais allé en haute montagne, encore moins en bivouaquant dans la neige (ce que je ne peux pas envisager de ne pas faire !), et il n’est pas ce qu’on pourrait appeler un très grand sportif.
Je lorgne un moment vers le Viso. Ce sommet attire mes regards depuis au moins 20 ans, je l’ai contemplé tant de fois de loin ou de près, il me fait rire avec sa gueule tordue, son pan de cube sommital qui se casse la figure vers la droite. 3800 m plantés au milieu de quasiment rien, c’est assez unique et ça fait envie. Malheureusement, une rapide étude des cartes m’apporte la preuve que le projet n’est pas réaliste : il faudrait accéder au massif par l’Italie pour être à pied d’oeuvre rapidement, sinon par la France il y a des solutions mais elles sont longues et rajoutent au moins une journée d’approche, nous sommes hors délai.
Je décide donc de traiter le problème de manière pragmatique, en partant du premier impératif : la proximité. Il me faut trouver « quelque chose » qui soit le plus haut possible, le plus facile possible, et le plus proche possible d’Aix en Provence. Commence alors une quête cartographique pas banale, durant laquelle je jongle avec les échelles pour identifier une grande zone géographique, puis un massif, puis une vallée, et enfin un sommet. Et comme j’ai envie d’un peu d’aventure, je me fixe la consigne suivante : pour faire le choix, pas de topo, pas de conseils : tout au feeling, en regardant les cartes et en observant la montagne elle-même une fois sur place.
Il apparaît très vite évident que l’Oisan est le massif glaciaire le plus proche. Mais vers quel endroit précis se diriger ? J’ai fréquenté l’Oisan à mes débuts, il y a près de 20 ans, mais plutôt dans sa partie nord, qu’il n’est pas réaliste de viser cette fois-ci car cela nous obligerait à entamer un vaste contournement en voiture pour atteindre les vallées qui mènent au coeur du massif (la Bérarde, Vallouise…). Aujourd’hui je dois trouver quelque chose le plus au sud possible, je suis en terrain totalement inconnu.
Pour en savoir plus sur cette zone il me faut m’approcher un peu plus. J’ouvre une carte au 100.000è, et surprise… les noms que j’y lis font affluer de nombreux souvenirs : Gouiran-La Valette-Vallompierre, Aup-Martin, Valgaudemar… Je réalise qu’en fait je suis déjà venu dans ce coin. Lorsque j’avais 15 ans nous avions fait en famille le tour de l’Oisan. Ce n’était pas encore de la haute montagne, mais ce GR nous avait emmenés au pied même des glaciers et des parois rocheuses, et c’est à cette occasion que j’avais compris ce qui m’attirait réellement en montage : être haut, très haut. Tous ces noms étaient restés enfouis dans ma mémoire, et jouent maintenant leur rôle de madeleine. Les images de grandes diagonales doucement parcourues au travers des pierriers entachés de névés sont nettes, comme d’hier.
Je suis enthousiaste à l’idée de revoir ces endroits… d’en haut, et continue ma prospection avec ferveur. Le Valgaudemar me paraît une vallée intéressante : elle est entourée de nombreux sommets à 3500, ce qui constitue je crois une bonne altitude pour nos possibilités. Cette fois je peux prendre la carte au 25.000ème pour affiner. Je parcours dans l’ordre toutes les possibilités. Les Rouies m’attireraient bien, mais d’après la carte le versant sud est relativement raide de bas en haut, et je crains de ne pas pouvoir trouver de quoi planter un camp le premier jour. Même problème pour le Gioberney et tous les autres sommets faciles du flanc nord de la vallée : leurs versants facilement accessibles sont tous situés de l’autre côté, hors de notre portée.
Reste le flanc sud. Pour y trouver des sommets élevés il faut aller tout au fond de la vallée, prendre une vallée secondaire vers la droite, et piquer vers le Sirac. J’élimine d’entrée de jeu ce sommet-ci qui est raide et présente probablement des parties rocheuses qui nous seront inaccessibles vu le poids que nous aurons sur le dos. Sans compter qu’il y a encore beaucoup de neige en altitude.
A vue de carte, il me semble qu’il existe par ici un sommet glaciaire facile : le pic Jocelme. Ce nom ne me dit rien… Allez, en route pour le Jocelme !
Quelques jours plus tard, après quelques heures de voiture, nous voici à pied d’oeuvre, sur le petit parking situé au départ du sentier. C’est une fois de plus pour moi le choc, la confrontation brutale entre ma vie de tous les jours et la grandeur de ce lieu… Les nuages sont bas, la météo a annoncé du temps médiocre jusqu’au lendemain soir, puis une journée de beau. Nous partons entre les volutes de nuages frais.
Le premier kilomètre emprunte un sentier large et bien tracé qui traverse un flanc herbeux d’une terrifiante raideur. Comment un tel cheminement a t’il pu s’implanter ici. Quels risques ont pris les premiers pour construire peu à peu une zone de passage sûre. Etaient-ce des bergers, des troupeaux, des animaux sauvages ? Je ne sais pas le deviner, mais une chose est certaine, sans ces chemins multicentenaires, beaucoup de sommets et de vallées d’altitude nous seraient inaccessibles.
Nous dépassons la cabane de Chabornéou, et la neige apparaît vers 2000 m. Elle est bien transformée (il n’est rien tombé depuis au moins 3 semaines), on y voit encore des traces de skis qui doivent pourtant dater car en cette saison le portage devient vraiment très, très long… Des ilots d’herbe trouent la couche neigeuse de loin en loin, mais pour le fun, histoire de faire comme si on était déjà en altitude, nous plantons la tente dans la neige. Un violent orage vient dans la nuit détrempe le sol, peut-être finalement avons nous fait le bon choix car sur le névé la pluie s’infiltre immédiatement dans les profondeurs et ne nous inquiète pas.
Départ 6 heures du matin. N’ayant aucun topo, aucune indication d’itinéraire, on navigue à vue. C’est à la fois passionnant (on se prend pour un explorateur en territoire inconnu) et légèrement inquiétant car rien n’affirme qu’au delà de ce qu’on aperçoit existe un passage, ou qu’un secteur délicat ou dangereux ne nous attend pas quelque part. Alors la progression se fait par tranches prudentes, et nous allons de surprise en surprise à chaque fois que nous franchissons un verrou ou un ressaut.
L’itinéraire se révèle en fait sans difficultés particulières : de grandes pentes neigeuses entrecoupées de petites langues rocheuses nous mènent vers un fonds de vallée perché. Nous progressons sans crampons dans une pente de 35 degrés environ. C’est le genre de pente pas encore très raide, mais déjà impressionnante : dans la position légèrement penchée qui est naturelle sur ce genre de terrain, on aperçoit déjà le bas de la montagne entre ses jambes. Tout est alors question de moral : parfois, sur 20 pas, tout roule, tout s’enchaîne en toute sérénité. Puis un regard un peu appuyé vers le vide rappelle au présent et au risque potentiel. Brutalement la confiance baisse. Les 3 cm sur lesquels la chaussure agrippe la neige paraissent soudain bien ténus. La tête tourne légèrement, et l’esprit s’emballe : « Si je glissais, là, où m’arrêterais-je ? Avant ou après la barre rocheuse ? ». Parfois cette inquiétude ne me concerne pas moi-même mais mon compagnon, que je sais moins aguerri. Et s’il glisse, que puis-je faire pour lui ? Courir me positionner en dessous de lui ? Aurais-je la force d’enrayer sa chute ?
Pour couper court ces interrogations, je cours jusqu’à un replat, sans plus faire aucune attention à la manière dont je positionne mes pieds. Le petit ilot de sécurité sur lequel je me trouve me redonne le moral, et j’observe intensément Lionel, attentif, prêt à bondir… Puis il est là, souriant, toutes les inquiétudes sont balayées et nous repartons plus insouciants.
Du sommet des pentes on aperçoit un bombement que j’interprète sans peine comme la langue terminale d’un petit glacier. Je ne sais pas pourquoi cette vue me remplit d’enthousiasme. L’idée de pénétrer en milieu glaciaire, alors même que cette transition est rendue quasi-invisible par la neige qui recouvre tout, m’excite au plus haut point.
Au loin, encore très haut, quelques crevasses et séracs percent la couche neigeuse au niveau d’un épaulement plus raide. C’est la haute montagne qui nous signale son existence. Nous avançons maintenant doucement : la neige commence à enfoncer car de fréquentes éclaircies nous plombent de soleil et de chaleur, avant que le nuage suivant nous oblige à remettre la veste en catastrophe.
Dans cette progression facile et monotone, le temps s’étire et chacun s’isole dans ses pensées. Enfoui au fond de moi même, je manque le départ d’un couloir qui oblique vers la gauche, passage obligé pour rejoindre le glacier de Jocelme. Il nous faut faire un léger retour en arrière lorsque je sors de ma torpeur…
Il n’est pas bien long ce couloir, 100 de dénivelé au maximum, mais nous nous y enlisons une bonne demi-heure, tournant et retournant dans des lacets serrés, épuisés par cette journée pourtant raisonnable… Il n’y a pas de doute : arriver de la plaine sans avoir fait le moindre exercice physique depuis des mois ne facilite pas la pratique de la haute montagne. C’est donc sans arrières pensées que nous décidons de planter le camp au sommet du couloir. C’est d’ailleurs un endroit admirable, parfait pour passer la nuit : une belle selle neigeuse vient s’appuyer contre un rognon rocheux. Il y a de la place, et l’ambiance est magnifique. Au travers de fugitives déchirures des nuages, nous apercevons le bas des parois rocheuses des sommets environnants, visions qui nous donnent le sentiment d’être en relative sécurité au milieu d’un monde sauvage et dangereux. Vivement le grand beau !
Il n’est que midi, il nous reste une après-midi complète pour dormir, flâner, lire, et boire des canons de rouge. Mais à vrai dire, l’effort ne nous rend guère friands d’alcool et nous redescendrons bien un tiers de l’excellent Cabernet Sauvignon qui a pesé sur nos épaules. J’en serai consterné, moi qui manque toujours de ce genre de gâterie en altitude.
Je profite d’une belle accalmie pour jouer à la neige un bon moment, comme un vrai gamin, creusant des toilettes inutiles, traçant des chemins qui ne mène nulle part… Vers la fin de la journée le temps se gâte, la neige commence à tomber assez fortement. Il est temps de nous calfeutrer dans notre univers douillet.
La nuit, la tempête se déchaîne. Un violent grésil martèle notre toile de tente, nous empêchant de dormir. Bon sang, combien de fois ais-je connu ce genre de situation ? Pour être bien en montagne, il faut qu’il fasse BEAU. La machine à inquiétude se met en marche : cela va t-il durer toute la nuit ? Continuer demain ? Allons nous être bloqués ici ? Et si même on n’est pas bloqués, la couche de neige fraîche va rendre la progression pénible… Il y a toujours une fraction de seconde durant laquelle, sous la tempête, j’aimerai être ailleurs. Devant ma cheminée avec un bon bouquin.
Mais le vent se calme et le silence se fait, au dehors comme au dedans. Et à 5 heures du mat’ le lendemain c’est l’émerveillement. Le grand bleu s’est installé, la montagne est couvert de 10 modestes cm de neige fraîche qui rendent tout magnifique mais ne nous gêneront pas pour avancer. Toutes les inquiétudes sont balayées, le coeur tape de joie. Il nous faut très, très peu de temps pour être dehors et partir en direction du sommet, laissant derrière nous un camp vide et silencieux…
Quel confort de terminer une ascension comme ça : nous démarrons à 3100, le sommet est à 3450. 350m les mains dans les poches. Une balade de santé. Rien que du plaisir. Le vent violent qui nous attend sur l’arête est presque un amusement : il faut compenser en marchant de travers, lorsque la rafale cesse brusquement on manque de se casser la gueule, il faut rétablir instantanément, comme en planche à voile.
Arête sommitale… D’un regard je découvre tous proches tous ces grands sommets du massif que j’ai fréquentés il y a 20 ans : Les écrins, le Pelvoux, les Rouies… Derrière nous, le Sirac, plus modeste, mais quelle face fantastique, on dirait un grand de l’Himalaya.
20 ans d’absence m’avaient fait oublier la beauté de ce massif si particulier : un dédale de vallées, un piquetage de sommets qui s’étend à perte de vue. Comme on est loin de l’aspect monolithique, énorme, du Mont-Blanc. Ici on a envie d’aller partout. Au mont-Blanc, on a envie d’aller… au Mont-Blanc, sinon rien.
Il faut absolument que je revienne faire un tour plus approfondi dans ce massif !
Septembre 2004 : ce retour ne s’est finalement pas fait attendre, avec une balade de 6 jours dans les glaciers de l’est du massif.