Mes années universitaires à Rouen m’ont permis de me lier d’amitié avec beaucoup de personnes qui sont aujourd’hui des amis chers. Un heureux hasard rassembla en cet endroit des personnes qui avaient un goût avancé pour les aventures sortant de l’ordinaire. Nous avions peu à peu pris l’habitude d’occuper nos soirées à mener des explorations insolites, et pour tout dire bien souvent peu autorisées.
Les sites intéressants à découvrir étaient nombreux. Nous avons ainsi exploré systématiquement les égouts du centre ville, trouvé les connections avec un certain nombre de réseaux souterrains datant des premières heures de la ville (la source Gaalor, par exemple), nous avions également pris l’habitude de franchir les ponts sur la Seine par en dessous, etc…
Mais Rouen, la « ville aux 100 églises », nous offrait de prime abord un divertissement de choix : l’escalade d’édifices religieux. Il y avait les 2 « grandes » (la cathédrale et Saint Ouen), les moyennes (Saint Maclou…) et les innombrables toutes petites… De quoi explorer dans fin.
Nous fûmes bien évidemment d’abord attirés par la « reine » : la cathédrale, avec sa flèche de fonte culminant à 152 m, la plus haute d’Europe depuis l’incendie de la flèche de la cathédrale de Cologne, disait-on (sans prendre la peine de vérifier l’information, toutefois). Le bruit courait dans le milieu étudiant que « des gens » en faisaient parfois l’ascension, la nuit, en cachette. L’idée nous séduit immédiatement et nous commençâmes à explorer de jour les abords de la vénérable dame pour imaginer un itinéraire menant vers le sommet.
Quelle que soit l’église à gravir, le problème est toujours le même, et il se situe… dans les premiers mètres ! En effet, la flèche, qui cristallise tous les fantasmes des grimpeurs, offre souvent tout ce qu’il faut pour une escalade facile : des gargouilles en grand nombre, des échancrures permettant de se faufiler, voire d’établir des relais confortables.
L’accès à la flèche se fait également assez aisément depuis les coursives situées à la base des toits. Il y a souvent, quelque part, une petite porte d’entrée donnant sur un étroit et interminable escalier en colimaçon qui émerge à la base de la flèche. Dans le cas de la cathédrale, il est situé à l’intérieur du toit couvrant le transept sud. Celui-là, il peut se vanter de nous avoir donné du fil à retordre : trois expéditions nocturnes ont été nécessaires pour en découvrir l’accès. Nous errions dans le noir, de niveaux en niveaux, passant et repassant devant l’entrée de ce toit sans imaginer que la solution se trouvait là… mais n’anticipons pas.
Le problème principal consiste donc à atteindre cette coursive. Car en dessous, ce sont les murs, verticaux et lisses. Au bas mot 20 mètres pour les « petites » églises, près de 40 mètres pour les géantes. La vraie épreuve est là, d’autant qu’à ce niveau, on est encore dans la ville, à la vue des passants et de la maréchaussée. Il faut trouver un passage qui puisse être franchi rapidement, silencieusement, discrètement. Nos équipées nocturnes avaient donc comme premier objectif de trouver le « point faible », le talon d’Achille du bâtiment. Dans la plupart des cas, il s’agit d’un échafaudage.
Les églises de Rouen, massacrées année après année par la pollution atmosphérique, sont en perpétuelle rénovation. Des ouvriers grattent la pierre, faisant disparaître à grand coups de brosse la couche noire incrustant les pierres, pour leur redonner leur blancheur originelle. D’immenses échafaudages sont mis en place pour des années, mais ils sont eux même protégés pour éviter les intrusions trop faciles de la part de gens comme nous. Les dix premiers mètres de tubulures, trop faciles à escalader, sont généralement recouverts de plaques de métal lisses. Voilà la première difficulté.
Les premiers mètres
Minuit. Le cœur battant, nous sommes tapis dans l’ombre d’un buisson, de l’autre côté de la rue qui passe au pieds de l’échafaudage du transept sud de la cathédrale. Nous avons mentalement répété les gestes que nous allons faire. Nous attendons qu’un silence suffisant s’installe, garant qu’aucune voiture ou passant ne surgira au mauvais moment.
Nous bondissons, traversons la rue en courant. Premier mouvement : empoigner le haut de la vieille grille, se rétablir au somment en évitant les piquants acérés, sauter dans le gravier. Courir jusqu’à la base de l’échafaudage, à l’endroit ou il fait jonction avec le mur. Il y a là une possibilité de passer une main derrière la plaque métallique, de placer les pieds en opposition sur le mur, et de s’élever ainsi par de vigoureuses tractions. A 5 m du sol, l’échafaudage fait un surplomb, il faut tendre le bras, s’accrocher au sommet du dévers et lancer la jambe par dessus la plaque métallique. La plupart du temps, une erreur d’appréciation fait donner un grand coup de pied dans celle-ci qui entre en vibration comme un gong tibétain, produisant un son qui nous paraît énorme dans le silence de la rue. Parfois, il est arrivé que des lumières s’allument dans l’immeuble d’en face, voire même qu’une fenêtre s’ouvre et qu’un homme énervé menace d’appeler la police… qui est d’ailleurs arrivée quelques minutes plus tard.
Inconscients que nous étions, ces situations stressantes nous faisaient rire et démultipliaient notre enthousiasme. Le premier tirait le suivant, le troisième le poussait, nous passions plus vite mais en faisant de plus en plus de bruit. Nos corps s’amoncelaient pêle-mêle de l’autre côté.
Une fois les plaques métalliques franchies, tout devenait facile : les échelles s’enchaînaient en quinconce, nous courrions de l’une à l’autre, légers, rapides et silencieux, observant avec jouissante la ville et ses lumières descendre sous nos pieds.
Lorsque ces escapades devinrent fréquentes, la police surveilla de manière plus étroite les abords de la cathédrale, prête à arriver au moindre appel d’un voisin. Je ne comprends toujours pas pourquoi ils allumaient leurs sirènes qui nous alertaient bien à l’avance. Il nous suffisait de nous allonger sur les planches de l’étage auquel nous nous trouvions et de faire silence, observant la scène d’un oeil glissé par la fente la plus proche. La voiture s’arrêtait, les flics descendaient, les portes claquaient, ils faisaient quelques allers-retours sur le pavé, observant l’échafaudage d’un air soupçonneux, avec une telle fixité que parfois nous nous disions « ah, là il m’a vu, cette fois ci mon compte est bon ! ». Mais non, le regard glissait un peu plus loin, puis tout le monde remontait en voiture et le calme revenait.
Dans de rares cas, l’accès à la coursive supérieure a du être gagné par d’autres moyens. Je me souviens d’une ascension originale de Saint Maclou, pour laquelle nous avions tout simplement été chercher… à Saint-Ouen, une immense échelle laissée là tous les soirs par les ouvriers. Nous avions, Pascal et moi, franchi tranquillement, et sans être le moins du monde inquiétés, les 500 m de rues piétonnes avec cette échelle géante sur l’épaule. Elle nous avait servi à monter sur le toit d’un premier cabanon, puis hissée à son tour, nous avait donné accès à la coursive.
Une autre fois, j’avais tenté seul l’aventure d’une manière qui me paraît aujourd’hui vraiment gonflée : un échafaudage suspendu circulaire avait été installé sur la tour nord est de la façade, très haut au dessus du sol, peut-être à 60m. De cet échafaudage pendait un épais câble d’acier servant à monter des charges pour la rénovation de la tour. J’avais imaginé me hisser le long de ce câble grâce à des noeuds bloquants utilisés en alpinisme, des « machard ». En conditions normales, 60 de remontée au machard peuvent se faire en 5 mn. Dans le cas présent la graisse recouvrant le câble me faisait redescendre 20 cm quand je venais d’en monter 30 et je progressais à une vitesse d’escargot. Le plus gênant était que ce câble pendait quasiment au dessus de la place de la cathédrale, brillamment éclairée et couverte de monde malgré l’heure tardive. Après quelques mètres protégés par la pénombre régnant au dessus du chantier de fouilles archéologiques interdit au public et donc laissé dans le noir, j’avais émergé au « grand jour », en plein dans les faisceaux des projecteurs. De ma position je pouvais entendre distinctement les conversations des passants et leurs pas claquant sur le pavé. Je passais une heure entière sur ce câble, à progresser comme un escargot tout en attendant qu’un passant lève les yeux et m’aperçoive. Curieusement j’atteignis l’échafaudage sans problèmes et me faufilai dans le noir avec soulagement.
Une autre fois fameuse pour gagner la coursive. C’était soirée d’élection municipale. L’Hôtel de Ville de Rouen bruissait d’une activité débordante. Les allées et venues étaient continuelles : journalistes, personnalités politiques entraient et sortaient par l’entrée principale, côté rue. Avec Sophie nous avions pourtant choisi de faire cette nuit là l’ascension de Saint Ouen, collée à la mairie par son transept nord. Côté jardins, nous avions en effet repéré, à la jonction de la mairie et de l’église, un épais tuyau de fonte courant jusqu’à la balustrade de la coursive, à environ 25 m de haut. Les immenses fenêtres arrière de l’hôtel de ville donnaient toute le lumière sur le sol gravillonné du parc à la française, qui éclairait en retour toutes les façades alentour. Notre angle était donc en pleine lumière. Il passait de temps à autre quelques couples énamourés dans le parc, il fallait donc faire vite. Le mur de la mairie était composé de plaques de calcaires séparées tous les mètres par des rainures profondes, parfaites pour passer le pied. L’ascension ne nous prit, à Sophie et moi, que quelques minutes. Cette fois encore rien de fâcheux n’arriva, il y a un dieu pour les ascensionnistes d’églises.
La coursive
Une fois le pied posé sur la coursive, et quel que soit le moyen utilisé pour y arriver, on pénètre, enfin, dans l’intimité de la cathédrale. Subitement, les bruits de la rue et la lumière des projecteurs ne peuvent plus vous parvenir directement. Une ambiance feutrée et tranquille s’installe. Le stress des premiers mètres, les plus exposés, s’apaise peu à peu.
La coursive est un univers à part entière. Il serait d’ailleurs plus exact de dire « les coursives », du moins pour les grandes églises. Plusieurs niveaux de toits peuvent en effet s’échelonner entre le sommet des murs latéraux et la base du toit principal triangulaire (là, il me manque un peu de vocabulaire architectural). A chaque niveau de toit sa coursive, reliées entre elles par des escaliers ménagés à la partie supérieure des arc-boutants. Les coursives constituent donc un véritable dédale, dont les inextricables et étroits méandres débouchent régulièrement sur de vastes espaces inoccupés, dans les tours des transepts ou au dessus du choeur. Généralement fonctionnelles et austères, elles se font plus décorées et esthétiques lorsqu’elles passent sur les façades avant des bâtiments, loin au dessus des portails d’entrée. Là, elles avancent cachées entre des forêts de tourelles ciselées buissonnantes de gargouilles de toutes tailles.
La coursive la plus élevée est généralement située à la base du grand toit triangulaire qui couvre la plus grande partie de l’église. A ce niveau, la vue sur la ville se dégage. On circule entre une solide rambarde de pierre sculptée et des toits de cuivre colorés par les siècles en vert de gris. De loin en loin, des sortes de « chiens assis » permettent d’entrer sous les toits. Il y a là d’immenses volumes, parfaitement inutiles à première vue. Le sol, formé de la partie supérieure de la voûte de l’église, présente donc d’immenses ondulations sur lesquelles nous n’avons bêtement jamais osé nous aventurer de peur que l’ensemble ne s’effondre jusqu’à choeur, 30 m plus bas. Il y fait une douce tiédeur, il serait possible d’y loger des centaines de sans-papiers. Tiens, il faudra que j’en parle à l’archevèque un de ces jours, l’idée devrait lui plaire.
Je ne sais combien de kilomètres de coursive j’ai parcouru sur toutes les églises de Rouen. Ce sont des promenades agréables, retirées du monde, silencieuses et recueillies. Le stress de la montée s’est calmé, celui de l’ascension de la flèche (car tel était généralement notre objectif final) pas encore présent.
La tour
Rapidement pourtant, l’envie de continuer vers le haut revenait. Il fallait alors commencer par trouver l’accès à la tour. La logique même de cet accès varie beaucoup selon les monuments. Pour les petites églises, il s’agit souvent d’une simple porte ouverte directement dans la coursive la plus élevée, au pied de la tour.
L’accès à la tour de la cathédrale fût beaucoup plus difficile à trouver. Si je me rappelle bien, 3 expéditions successives furent nécessaires. Le cheminement, assez complexe, nécessite de pénétrer sous le toit du transept sud, puis de se diriger vers le nord. Une porte donne accès à une coursive intérieure, à une hauteur vertigineuse au dessus du choeur. Pousser cette porte était toujours une émotion particulière. Arrivant de l’extérieur, d’une ambiance venteuse occupée par le sourd grondement de la grande ville, nous passions brutalement à ce silence si particulier des grandes églises, celui qu’un minuscule grincement fait résonner des minutes durant. Nous savions qu’un vigile faisait son métier ici, alors nous parcourions la coursive à pas de velours, troublant bientôt le silence de chuchotements entrecoupés de petits rires nerveux. La coursive court sur 3 côtés de l’intérieur de la tour, et prend fin sur la porte du paradis : l’accès à la tour.
C’était encore une épreuve pour les nerfs car cette porte minable grinçait horriblement jusqu’aux tréfonds de la cathédrale. Nous nous empressions de la refermer derrière nous et nous jetions à corps perdu dans l’interminable escalier en colimaçon, en criant et hurlant de rire, persuadés d’être dorénavant intouchables.
Une question m’a toujours habité : pourquoi aucune de ces portes n’étaient elles jamais fermées ? Il devenait de notoriété publique que cet itinéraire était l’un des circuit de découverte touristique privilégié de la ville, et l’esprit sain n’en était pas averti ?
Tous les 2 tours d’escalier, une mince meurtrière donne vue sur la ville, qui descend un peu plus à chaque coup d’oeil. A mi-hauteur de la base de la flèche, une première porte donne sur un colossal espace vide, un cube presque parfait dans lequel on pourrait aménager un loft monstrueux. Il y a peut-être 150 à 200 m carrés de surface, sur au moins 20 m de haut. De telles pièces, vides et sans fonction apparente, nous paraissaient tout à fait déplacées dans un tel endroit et nous reprenions notre ascension.
L’escalier débouche brutalement dans une vaste pièce très étrange, et dont le souvenir me fait aujourd’hui penser à certains dessins de cités fantastiques de Schuitten. Le volume et la forme sont à peu près équivalents à ceux de l’étage d’au dessous, mais l’espace est partiellement occupé par des poutrelles métalliques verticales et diagonales d’une disposition étrange car elle ne semble avoir aucune utilité particulière. Un escalier serpente dans cet étrange amas jusqu’à une trappe qui permet de continuer la progression au dessus du plafond.
Ces structures métalliques sont en fait le soubassement de la flèche de fonte. Cette flèche a été ajoutée au XIXe siècle à la tour d’origine, qui elle-même est d’époque. Imaginer que nous avons tout ce poids au dessus de la tête est effrayant. Comment les structures de pierre, conçues à l’origine pour supporter leur propre poids, peuvent résister à cette masse colossale perchée en plein ciel ? La question n’est pas si anodine puisque lors de la tempête de 99, un des 4 clochetons (ils font bien leur 15 m de haut tout de même) encadrant la flèche s’est tout simplement envolé, a fait une chute de 40 m, est passé au travers du toit puis de la voûte de la cathédrale et a achevé sa chute sur le dallage multicentenaire. Quel barouf monstrueux ça a dû faire ! Heureusement, c’était la nuit.
La progression dans cette pièce futuriste a des allures de procession macabre. Les pinceaux de nos lampes de poche balaient d’étranges formes dont nous ne percevons pas l’ensemble. Nous montons les marches de cet étrange escalier, et poussons la trappe du plafond…
Cette scène là me fait encore venir à l’esprit une BD célèbre : Philémon. Dans cet univers loufoque de Fred, le héros passe toujours au travers d’un objet anodin pour ressurgir dans un univers complètement différent, aberrant, pas à sa place. C’est cette impression que j’ai eue la première fois que j’ai poussé cette trappe. Car brutalement, après cette longue montée dans le noir et le calme, nous surgissons en plein vent, sur une plate forme carrée qui domine d’une hauteur vertigineuse le parterre lumineux de la ville. Au dessus de nous, une structure métallique énorme, écrasante, plonge vers le ciel. C’est la flèche, notre objectif.
La flèche
La flèche de la cathédrale de Rouen est en bronze. Huit grosses poutres convergeant vers le sommet forment l’ossature octogonale de l’ensemble. Elles sont reliées de plaques de fonte évidées dessinant des arabesques répétitives.
Tous les 2m80 environ, un motif métallique en forme de végétal sort de chaque poutre et s’avance d’un mètre au dessus du vide. C’est de la fonte massive, large de 20 cm. De fabuleux marchepieds égrénés tout au long de l’itinéraire, d’une solidité à toute épreuve, capables de supporter un relais pour éléphant. Au premier regard, nous comprenons que cette escalade ne présente aucune difficulté technique. L’excitation est à son comble.
Lorsque l’on se place au pied de l’un des piliers et que l’on lève le regard, la convergence des lignes, sur fonds de ciel étoilé, donne le vertige, et nécessite d’empoigner à pleine main la fonte pour ne pas perdre pied. Très, très haut au dessus, un surplomb circulaire élargit la flèche. C’est une ultime coursive perchée en plein ciel. On y accède d’ordinaire par un escalier tournant dont les premières marches démarrent à quelques mètres, au centre de la plate forme. Nous l’utiliserons bien des fois pour descendre, rarement pour monter.
Malgré la facilité, le démarrage fait battre le cœur. Enjamber la rambarde métallique oblige à prendre pied sur un étroit rebord permettant de poser la moitié du pied. Entre les jambes, un vide absolument vertical de 40 m donne directement sur l’arête faîtière du grand toit. J’imaginais chaque fois le résultat d’une chute à cet endroit : tel une goutte sur le rebord d’un pluviomètre, le corps se couperait par le milieu en deux moitiés parfaitement symétriques qui glisseraient chacune de leur côté jusqu’à la rue.
L’espace vertical entre deux gargouilles est trop haut pour que l’on puisse atteindre la suivante et étant debout sur la précédente. Heureusement, une plaque métallique culmine à hauteur des yeux et permet d’une solide traction de la main droite de se hisser jusqu’à permettre à l’autre main d’attraper la gargouille d’un court lancer. Le pieds droit pousse alors sur le sommet de la plaque, on pose le flanc sur la gargouille, on rétablit, et le tour est joué.
Main droite, lancer main gauche, pieds droit, rétablissement. Main droite, lancer main gauche, pieds droit, rétablissement… Commence alors la répétition inlassable des mêmes gestes, enchaînés dans un ordre immuable.
Malgré le vide, une telle répétitivité engendrait rapidement une sorte de transe. Chacun s’isolait dans son univers intérieur, perdant partiellement la conscience de l’endroit où il se trouvait pour se perdre dans ses pensées. Il fallait régulièrement se « réveiller », pour diriger à nouveau toute sa concentration sur chaque geste.
Parfois nous étions encordés. Tous les 30 m nous installions un relais et faisions monter le second en contemplant en silence l’univers nocturne de Rouen.
Lorsque nous étions entre habitués de l’escalade, nous montions en solo, tranquilles et tendus à la fois. Il ne nous fallait alors guère plus de 4 à 5 mn pour franchir les 80 m nous séparant du surplomb
Le surplomb
A une quinzaine de mètres de la croix sommitale, l’escalier central donne accès à une plateforme de 8 mètres de diamètre environ, alors qu’à ce niveau la flèche n’en fait plus que 4. Il se présente donc à cet endroit un surplomb d’environ 1m50 d’avancée, absolument vertigineux. Je me souviens lors de ma première ascension m’être demandé avec appréhension en approchant du surplomb « Bon dieu (expression adaptée en ces lieux) comment je vais passer ce bazar ! »
Là encore, la peur est plus grande que la difficulté. Une gargouille située juste sous le revers, permet d’équiper un relais à toute épreuve, et une autre est située sur le rebord extérieur du surplomb. Entre les deux il y a un écart de 2m50 environ, que nous avons rapidement su franchir vite et bien. En se tenant fermement d’une main au relais et en poussant très fort sur la pointe des pieds, la distance s’amenuisait suffisamment pour rendre possible un lancer de corde par dessus la gargouille supérieure. Avec un peu de chance, le geste réussissait après 3 ou 4 essais durant lesquels, toutefois, les coeurs tapaient assez fort.
Une fois la cordelette retombée derrière la gargouille, il suffisait de se pencher de tout son long vers l’extérieur pour la rattraper. Un noeud permettait enfin de constituer une marche rudimentaire dans laquelle en posant un pied on pouvait, après quelques balancés à faire chier dans son froc un non spécialiste comme moi, attraper la gargouille supérieure et s’y hisser puis rejoindre la plateforme, bien en sécurité derrière la rambarde métallique.
Inutile de dire que j’ai toujours franchi ce passage encordé. J’ai pourtant vu quelqu’un passer en libre. Un passage encordé lui a suffi, la fois suivante il s’est pointé les mains dans les poches. Arrivé à la dernière gargouille il a empoigné le câble du paratonnerre qui passait par là, et tel l’homme araignée il s’est accroché au plafond, il a oublié les 140 m de gaz et il a avancé. Le rétablissement sur la gargouille supérieure a ressemblé à un corps à corps, et Benoît m’a confié ensuite qu’à un moment il s’était « posé des questions sur la conduite à tenir ».
La croix
La plateforme est un havre de paix. La grosse difficulté est derrière, on s’y sent en sécurité, même si les jours de grand vent on y sent les oscillations de la flèche. Les derniers tours de l’escalier se font d’ailleurs dans le noir, entourés d’un tablier métallique à l’endroit ou il franchit le surplomb. Parfois, les copains les plus impressionnables avaient besoin de descendre se cacher dans le noir, pour oublier quelques minutes le souvenir du vide.
Au dessus de la plateforme, un dernier tronçon de flèche d’une dizaine de mètres mène à la croix. La structure n’est plus la même qu’au dessous. Plus de poutres ni de traverse, la structure est massive : c’est tout d’un seul bloc, avec quelques trous dans le base, puis plus que de petites gargouillettes d’une vingtaine de centimètres ensuite. L’ensemble est recouvert d’une épaisse couche de peinture qui rend la surface glissante, surtout lorsqu’il fait humide.
Rien d’infaisable, juste des conditions un peu moins sécurisantes que plus bas, juste ce qu’il faut pour faire légèrement baisser le niveau de confiance. Quitter la plateforme dans ces conditions est alors un effort moral important : après la retombée du stress, il faut le faire remonter, c’est trop injuste, on est si bien ici, mais qu’allons nous faire dans cette galère, je vous le demande. Heureusement, on a sa fierté, ce qui interdit de renoncer !
Finalement, les 10 mètres sont facilement et rapidement franchis, et me voilà au pied de la croix. Un poteau métallique d’une quinzaine de cm de diamètre, en fonte massive. Faut-il s’arrêter là ? Allez, non, il et encore possible de monter. En dressant les mains on atteint de justesse les deux bras. Une cordelette au dessus, une traction, un rétablissement… cette fois, ça y est, je suis debout sur les bras de la croix. Au dessus, rien d’autre… que le coq, juché sur une tige de quelques décimètres. Je le fais tourner et retourner.
La vue est à couper le souffle. Je ne me rappelle pas avoir eu un sentiment de vide plus important. De cet endroit, la cathédrale disparaît tout au fond d’une perspective terriblement étroite, la flèche elle-même n’occupe qu’une partie infime de l’espace visuel, on est réellement en plein ciel, sans rien autour, sans rien dessous.
Je suis monté toucher le coq à 17 reprises en 6 ans, si mes comptes sont corrects. L’ultime traction jusqu’au céleste gallinacé ne m’a jamais épargné une petite poussée d’adrénaline.
Quelques courtes minutes (souvent silencieuses) et nous entamions la descente jusqu’à la plateforme, qui marquait la fin de l’aventure. A partir de là, tout était « normal ». La décompression nous faisait nous déchaîner, courant dans les interminables hélices de l’escalier métallique jusqu’à nous étourdir, criant et riant comme des fous des imbécilités qui devaient s’entendre jusqu’à la côte Sainte Catherine.
Quelle époque !