Ce fût, cette fois encore, une drôle d’aventure. Écrire ces lignes me fait réaliser combien les histoires qui marquent le plus sont généralement celles qui n’ont pas tourné comme on l’aurait souhaité. Bien sûr, certaines grandes bambées effectuées d’une traite sous un ciel bleu profond restent chères à mes souvenirs, mais probablement la palme de mes souvenir va t-elle à toutes ces mésaventures, celles-là même qui m’ont fait pester, jurer que jamais on ne m’y reprendrait, et parfois craindre que jamais on ne me revoie tout court.
Cette fois ci nous étions 5. Si mes souvenirs ne me trompent pas il y avait Sophie, Pascal, Mireille, Yves et moi. Le projet était de changer un peu nos habitudes de Pyrénées, et de partir plus loin, plus haut, dans un nouveau massif. J’avais entendu parler du Valais suisse depuis longtemps, en des termes qui me laissaient penser que ce massif se prêtait bien au ski de randonnée : de vastes glaciers pas trop escarpés, des sommets large et accessibles (à part le Cervin !)… Les nombreux 4000 me faisaient bien rêver également, et je ne doutais pas de fouler très bientôt le sommet du Mont Rose (4600m) sans difficultés particulières.
La période choisie, quant à elle, fût à l’origine de la galère permanente que nous connûmes : les vacances de Noël. J’avais souvent skié à cette époque de l’année dans des massifs non glaciaires, et tout s’était bien passé. L’alpiniste le plus débutant sait pourtant qu’à cette saison les crevasses sont encore grandes ouvertes, pas encore colmatées par des chutes de neige suffisantes. Je me pensais expérimenté mais j’omis tout simplement ce détail, et j’allais avoir l’occasion de le regretter amèrement.
Le voyage démarra par un long périple automobile qui nous fit nous entasser à Rouen dans de vieilles bagnoles fatiguées, traverser la France en diagonale, faire un petit passage à Chamonix pour nous équiper en complément de matériel puis pénétrer en Suisse pour nous diriger vers Zermatt, point de départ programmé de nôtre virée.
C’est dans ce charmant petit village que nous fîmes notre première erreur : prendre le téléphérique du « Klein Matterhorn ». Ce formidable outil pour les skieurs en recherche d’ambiances de haute montagne causa notre perte : il nous déposa à 3600 m d’altitude, sans acclimatation, à 4 heures de l’après midi, dans la neige immaculée du glacier. Un vent glacé soufflait du sud et poussait vers nous des lambeaux de nuages. Il m’apparaît évident aujourd’hui que la transition fût beaucoup trop brutale : après une nuit passée en voiture, nous arrivions crevés, transis, absolument pas acclimatés, encore dans l’ambiance de la ville.
Déjà le mal de tête nous gagnait, et alors que nous chaussions nos skis face à l’immensité désertique et glacée, un sentiment d’erreur s’immisçait peu à peu en moi à l’idée de nous éloigner de ce lieu sûr que constituait la gare supérieure du téléphérique. Mon inébranlable optimisme de l’époque balaya rapidement ces appréhensions, du moins devant les autres, et nous poussâmes sur nos bâtons pour nous projeter vers l’inconnu.
Premier jour
Oh, pour sûr le trajet prévu pour cette première journée avait bien pris en compte le petit nombre d’heures dont nous disposions avant la nuit. Il s’agissait de rejoindre un minuscule refuge de 6 places situé sur une barre rocheuse à environ 3 km de la station du téléphérique. 3 km de faux plat et de pente douce, avec apparemment très peu de crevasses…
Oui mais voila, tout allait de travers. Les fixations réglées à la va-vite au magasin de Chamonix s’ouvraient insidieusement au moindre virage, je perdais mon gant dans une crevasse pas plus tard que 10 mn après le départ, l’une des peaux de phoque de Pascal se décollait fréquemment et finit rapidement par disparaître complètement dans le tréfonds de cette poudreuse au sein de laquelle il valait mieux ne pas tomber sous peine de rester enseveli, suffoquant, attendant une main secourable. Rien de très grave, au fond, non, juste de quoi rendre la progression très, très lente.
Peu à peu la nuit s’approchait, peu à peu les nuages s’approchaient. La barre rocheuse censée porter le refuge, quant à elle, n’approchait pas beaucoup, justement. Quand tout à coup nous nous retrouvâmes enveloppés par ce nuage qui nous tournait autour depuis si longtemps, nous n’y étions pas encore. La dernière heure se fit à la boussole, et lorsqu’enfin nous butâmes sur le rocher il faisait sombre. Les cartes suisses ont cette particularité (du moins à l’époque) d’être au 50.000è, dont assez peu précises par rapport à nos 25.000è françaises. Nous étions donc tout à fait incapables de dire si le refuge recherché se trouvait au sommet de la barre, à son pieds, vers la droite ou vers la gauche. Plusieurs tentatives pour le trouver échouèrent lamentablement et il fallut nous rendre à l’évidence : on allait dormir là.
Le pied de la barre n’était d’ailleurs pas un mauvais endroit en soi : le rocher surplombant nous protégeait des chutes de neige et autres cailloux, une grosse congère en forme de banane dressée devant nous ébauchait un solide mur contre le vent… Seulement, nous n’étions guère équipés pour une telle nuit. Nos duvets étaient conçus pour -5, pas pour les -25 ou -30 qu’il allait faire (à 3600 m à Noël c’est une température ordinaire).
Il y a toujours un moment très désagréable à passer lorsqu’on fait le constat qu’on est sorti du bon scénario et qu’on entre en galère : les pires idées tournoient alors dans les esprits, et on reste là à contempler la tourmente qui nous gèle les moustaches en se disant que ce n’est pas possible, que c’est un mauvais rêve, qu’on va se réveiller au chaud dans sa couette… A vrai dire nous battîmes des pieds un long, long moment (peut-être 2 heures) avant de nous décider à faire de cet endroit notre chambre à coucher. Alors, frénétiquement, nous avons creusé, au piolet, au pied, à la main, jusqu’à aménager un minuscule déduit dans la congère. 3 d’entre nous s’y sont entassés, les mieux équipés sont restés dehors. Mireille et pascal ont superposé leurs deux duvets et s’y sont enfilés de force tous les deux. Chaud, mais serré ! Serré, mais chaud !
Durant notre labeur le vent était tout à fait tombé. Lorsque quelqu’un planta une bougie dans le sommet de la congère, sa flamme monta tout droit sans vaciller, donnant à notre campement de fortune des allures de chapelle au calme respectable et serein. Et de fait, la nuit se passa sans mauvais tourments.
Il y a un Dieu pour les alpinistes imprudents. Un grand soleil radieux nous réveilla. Pas un nuage, pas un souffle de vent. La bougie brûlait encore, économisée par la faible teneur en oxygène régnant à cette altitude. Déjà de l’eau de fonte coulait le long du rocher, annonçant une journée estivale au sein de cet univers d’hiver. La vue portait à des centaines de kilomètres et un enthousiasme débordant balaya en un clin d’oeil les inquiétudes de la veille. Cette fois on y était, on allait faire une balade fantastique.
Pendant que tout le monde déjeune, Pascal et moi on prospecte les alentours pour trouver ce refuge. Comble de l’ironie, il se trouvait exactement à la verticale de notre bivouac. Pour l’atteindre la veille il aurait fallu virer beaucoup plus à gauche et monter progressivement pour passer au dessus de la barre, puis revenir sur la droite. Ca n’aurait même pas allongé la distance à parcourir, seulement voila, ce n’est pas ce qu’on a fait !
On redescend, enthousiastes, chercher les autres. Tout le monde se hisse au sommet pour voir l’adorable petite boite hémicylindrique que constitue le refuge. Ces Suisses sont uniques : là-dedans tout est nickel, propre et en ordre. 6 couchettes superposées, avec des matelas moëlleux… ça fait si envie. Chacun s’allonge 3 mn pour voir un peu ce que ça fait, pour prendre des forces et partir dans la foulée… Il fait si bon ici, c’est si agréable ! 2 mn plus tard, tout le monde dort à poings fermés, et c’est en dormant que nous passons glorieusement cette seconde journée de nos aventures suisses.
Il n’y a rien d’autre à dire, si ce n’est que c’est à cette occasion que nous avons fait l’intéressante expérience de manger des aliments surgelés par le froid de la nuit précédente. Avec de l’orange, c’est vraiment délicieux : on retrouve le goût des oranges givrées, et même lorsqu’il fait froid ça passe très bien. Par contre le camembert givré c’est immangeable je ne le conseillerai pas à mon pire ennemi.
Je réussis à m’extirper de ma couchette vers le milieu de l’après midi et décide de valoriser ma journée en montant tout droit au dessus du refuge pour atteindre le sommet qui est là, un sommet d’à peine plus de 4000m. Ca ne fait que 400m de dénivelé, les mains dans les poches, c’est comme si c’était fait. Je monte avec détermination, fier d’avance de pouvoir réveiller l’équipe en frimant de mon ascension éclair. Mais bientôt mes pas se font plus lents, mon coeur s’emballe, ma tête cogne… Je me retourne, contemple la vue à couper le souffle, je regarde vers le haut pour évaluer ce qu’il me reste à parcourir, mais putain pourquoi ça n’approche pas ? La mort dans l’âme je redescends vers la cabane. C’est ainsi que j’ai raté le seul sommet que j’aurais pu faire durant cette virée.
Deuxième jour
Seconde nuit dans cette maison de poupée. Seconde erreur au petit matin : nous prenons la chose cool et ce n’est pas avant 9 heures que nous démarrons.
Objectif : traverser un col à 3900 pour redescendre vers le refuge du Mont Rose. Après ? Hé bien tout droit vers le sommet lui-même ! Pas de difficultés particulières, d’ailleurs la carte mentionne un itinéraire de ski de randonnée. Il y a juste des petites croix sur la redescente du col, mais ce n’est pas ça qui va nous faire peur !
De fait la montée se passe sans problème : la neige est excellente, le temps magnifique, et vers 1 heure nous atteignons le col. Plus qu’à filer dans la descente après le pique nique au soleil ! Damned : un coup d’oeil rapide vers le bas et nous voilà abasourdis. Quoi, c’est ça que ça veut dire, des croix sur un itinéraire de ski de randonnée, en suisse ? Nous avons sous les yeux une pente de neige verglacée qui descend à 45 degrés sur au moins 300 m de dénivelé, une rimaye qui nous semble terrifiquement ouverte au pied, et puis ensuite des kilomètres et des kilomètres de glacier déchiqueté par des crevasses béantes. Loin, très loin en contrebas nous apercevons le refuge au soleil sur un éperon rocheux. Comme il est loin, comme il est inaccessible.
Changement de stratégie. Nous décidons de passer par un autre col, plus facile d’après la carte mais nécessitant de revenir un peu en arrière puis de parcourir une distance presque double, mais qu’importe, il est encore tôt ! Aussitôt dit, aussitôt fait. 1 heure de plus pour atteindre ce col et vers 2 heures nous y voici. La pente de l’autre côté est débonnaire, pas une crevasse en vue, ça va être du gâteau ! Je m’apprête en fait à effectuer la descente à ski la plus éprouvante de toute ma vie, mais je ne m’en doute pas encore.
Nous voici partis dans de grandes traversées sur cette neige immaculée. Le Cervin est devant nous, vu sous un angle inhabituel qui lui confère une silhouette nouvelle, avec un étrange ressaut à mi-hauteur. Peu à peu nous perdons de la hauteur et bientôt la pente s’accentue. De loin en loin les premières crevasses apparaissent et vers 16 heures, lorsque nous pénétrons dans l’ombre des sommets nous sommes encore hauts, si hauts !
Les crevasses deviennent nombreuses, nous nous encordons. Bientôt, Pascal qui est en tête ne cesse de passer au travers des ponts de neige. Arrêt, extirpation laborieuse à cause du gros sac et des skis qui se coincent… Nous avançons à une vitesse d’escargot. La troupe s’énerve. La distance qui sépare le premier du dernier est grande, imposée par la corde qui nous relie et doit toujours être tendue et comme le relief devient très accidenté on ne se voit plus, ça traîne, tout le monde demande des nouvelles… Nous voyons avec inquiétude la nuit s’approcher. Dormir dans ce champ de crevasses, pas question, il faut sortir de là au plus vite.
Lors d’une pause, nous sommes tous les cinq alignés dans la neige, immobile, lorsque tout à coup un pont de neige s’effondre de son propre poids, révélant à quelques mètres de nous une crevasse béante.
***
Enfin la pente se fait moins forte, les crevasses s’estompent. Il fait maintenant tout à fait nuit mais le ciel est clair, et comble de chance (si l’on peut dire) la lune est pleine. On y voit suffisamment pour avancer. Mais nous sommes si fatigués.
Yves passe devant et prend la position du skieur en pleine vitesse, jambes légèrement fléchies. Plusieurs secondes passent, et rien ne se passe : il reste immobile, planté là.
« hé, Yves
– quoi
– t’avance ?
-…
– t’avance ou quoi ?
– ben, j’avance ! »
Mais non, il n’avance pas. Dans cette obscurité, sur une neige uniforme, sans points de repères, Yves a l’impression de nous emmener à bon train vers le salut, mais il est désespérément immobile. Je le vois qui plante précautionneusement un bâton dans la neige pour évaluer sa vitesse. D’abord incrédule, il se rend enfin à l’évidence : « ben, c’est vrai que j’avance pas, ma parole ! ». Tout le monde rit de bon cœur, chassant momentanément l’inquiétude des esprits.
La fin de la descente du glacier fût longue, longue. Plusieurs zones crevassées se succédèrent, interminables et inquiétantes, mais nous finîmes par arriver sur le glacier inférieur, à peu près horizontal et dépourvu de crevasses. Il restait à le remonter sur plusieurs kilomètres pour atteindre le refuge. A vrai dire nous connaissions la direction générale mais de là a le situer précisément dans ces vastes chaos rocheux que nous apercevions au loin ! Nous commençons à avancer silencieusement dans le noir, en une cordée bien droite, bien tranquille. Conscients d’être sortis des difficultés, chacun est à présent plus serein et prend son mal en patience.
Il devait pourtant être écrit que nos aventures ne se termineraient pas ainsi. Un bruit sourd retentit dans la montagne à notre droite. Quelque chose approche, très loin, derrière le col dont nous arrivons. Tout le monde s’arrête et écoute la montagne. Le bruit grandit, devient énorme, résonne dans toute la vallée. un hélicoptère jaillit soudain au dessus du col, à plusieurs kilomètres de nous, et allume un puissant projecteur qu’il braque sur le sol à la recherche manifeste de quelque chose ou de quelqu’un.
Immédiatement j’imagine qu’il nous cherche, et pourtant cela semble impossible : personne ne sait que nous sommes là ! La haut l’hélico a fini par repérer notre trace dan la neige : il dévale la montagne, relié au sol par le pinceau de lumière qui suit avec assurance notre cheminement tortueux au travers des champs de crevasses. Implacablement il s’approche. Je m’affole : s’il vient nous chercher, il va falloir payer ! Vite, il faut lui dire qu’on n’a pas besoin d’aide. Je crie à la cordée : « levez le bras droit, tout le monde ». Bras droit levé, ça veut dire : « pas besoin de secours ». L’hélico est maintenant au dessus de nous, le bruit est énorme, il se répercute sur les parois environnantes. Nous voilà au centre du halo de lumière, tels des fuyards pris au piège. Implacablement, ne tenant pas compte de nos signaux, il se pose dans une tempête de neige tourbillonnante à quelques mètres de nous.
Hé bien voilà, je ne pensais pas que ça m’arriverait un jour, mais je suis secouru par hélico en montagne ! Contre mon gré. Et pourtant, un sentiment de soulagement m’envahit : ça va être si facile, tout à coup, de se laisser emmener, de retrouver la sécurité de la vallée, après ces moments de froid et de noir…
– Bonjour, nous lance avec son charmant accent suisse un type qui descend de l’hélico avec son casque anti-bruit en moumoute sur les oreilles, vous n’auriez pas aperçu une cordée ?
Je suis surpris, et même franchement interloqué… Non seulement il ne manifeste aucune surprise apparente à nous voir là, dans la nuit, mais en plus ce n’est pas du tout à nous qu’il s’intéresse. Ma parole, il ne réalise pas que nous sommes en perdition ? A l’article de la mort ? Que nous avons vécu des aventures terribles ?
– heu… non, on n’a vu personne depuis 2 jours !
– Ah, bon, qu’il répond d’une voix trainante… Hé bien, on va chercher plus loin…
Il commence à repartir vers l’hélico. Bon sang, mais c’est pas vrai, il repart, comme ça ? Il nous laisse ? Il va avoir nos morts sur la conscience ! Dans un ralenti théâtral, il s’arrête, se retourne, et demande :
– Et vous, ça va bien ?
Mais non, ma parole, je ne peux pas. Je n’arrive pas à baisser la garde, à jouer le vaincu, le faible. Avouer que je suis dépassé, c’est brusquement au dessus de mes forces. Je prends un ton faussement détaché et réponds, en faisant traîner mes mots comme si tout ça était d’un ennui fini :
– Oui, oui, ça va, on va au refuge du mont Rose… Boah ! Il ne doit plus être très loin !
– Drôle d’heure pour une montée en refuge ! qu’il répond le Suisse. Il me semble percevoir un léger, léger sourire abaisser le coin de sa bouche. Il est par là-bas, dans les rochers, ajoute-t-il en agitant le bras dans une direction imprécise. Bon, allez, bonne rando. Salut !
Et voilà t’y pas que tranquillement le gars remonte dans l’hélico, met les gaz à fonds et dans un vacarme de tous les diables décolle en nous faisant un dernier signe de la main. Mais ma parole, il ne nous secoure pas ! Voilà que ce type ne nous propose même pas de nous emmener, quelle inhospitalité ! Et d’abord, qu’est-ce qui lui disait qu’on n’était pas en danger ? Est-ce que je ne viens pas de faire la grande erreur de ma vie, celle de ma mort ? Le bruit s’estompe. Nous voici seuls dans le noir, à suivre des yeux la silhouette de l’hélico qui s’éloigne. Tout à coup, il allume son projecteur et projette deux flash sur le flanc du Mont Rose : mais oui, c’est ça, il nous indique le refuge : cette tache noire que l’on aperçoit là, c’est bien lui. Ah, ces suisses, quand même, quels chics types !
Tout est simple, maintenant… Qui a pu penser qu’on était en difficulté ? 2 heures plus tard nous dormons à poings fermés dans un refuge surchauffé.
Le lendemain, le temps est radieux. Tous les cinq debout dans la neige, nous contemplons la montagne. Sa beauté si pure qui nous serre le cœur. Comment croire que c’est dans ces mêmes espaces que nous avons vécu toute cette aventure ? Submergés d’émotion, nous nous étreignons longuement. Plus personne ne parle de monter au Mont Rose. Trop de peurs, trop de fatigue, trop de nuits dans la neige.
Nous entamons une traversée sans histoire vers Zermatt, et rejoignons les premières pistes de ski. Crasseux et puants, chargés comme des mulets, habillés de brics et de brocs, nous atterrissons sur une autre planète. Des êtres filiformes et multicolores montés sur ressorts fusent de tous côtés, nous évitant dans des hurlements de joie incompréhensibles. Nous revenons de si loin…
A quelques mètres de nous, un homme observe en silence notre réintégration du monde civilisé. Chemise de laine rouge à carreaux, pantalon cotelé, lunettes de glacier. Visage large et barbu, tout respire chez lui la force tranquille, le gars qui s’y connaît et à qui on ne la fait pas. Il nous salue, nous questionne sur notre ballade. Nous récapitulons du doigt tendu l’itinéraire que nous avons suivi les jours précédents. Sans manifester d’émotion apparente, il reste un moment silencieux à contempler la montagne enneigée. Au bout d’un long moment, il s’exclame enfin : « Ah, vous êtes passés par là ? Bien ! On est contents de vous revoir, mais… ne recommencez pas ! »