L’ itinéraire de la balade racontée dans cette page est décrit ici
Depuis plusieurs années la route qui me conduisait des Cévennes vers le Mont-Blanc longeait les sommets de l’Oisan. La montagne sauvage toute proche inondée de soleil et la perspective de me retrouver bientôt dans le mauvais temps récurrent du Mont-Blanc allumaient un doute dans mon esprit : pourquoi ne pas s’arrêter là, profiter simplement de ces beaux sommets chaleureux, moins hauts certes, mais donc justement plus détendants…
Chaque fois le démon de l’altitude maximum avait gagné. Mais je ressentais qu’il était également temps pour moi de profiter à nouveau des choses plus simples. Alors j’ai ressorti les vieilles cartes de l’Oisan, et essayé d’imaginer une ballade qui, comme à mon habitude, permettrait d’avancer tranquillement, tente sur le dos, en restant « la-haut ». Dans mon esprit pourtant, cette balade ne restait qu’une alternative au projet « 3 nuits au Mont-Blanc » en cas de météo défavorable. Un pis-aller. Je parcourais donc tout d’abord les cartes avec une distance vaguement ennuyée, l’esprit ailleurs. Suivant du doigt les lignes bleues des itinéraires de ski de rando je rêvais à d’autres sommets. Et puis, à force d’essayer de visualiser les cols, de réfléchir aux sites qui pourraient accueillir une tente, d’évaluer la difficulté technique de tel passage glaciaire un peu plus raide, l’envie est venue. De ne pas céder. D’y aller pour de vrai !
Alors, avec mes petits camarades on a pris le chemin de l’Oisan.
Pendant ce temps, pour une fois il a fait grand beau sur le Mont-Blanc. Et alors ?
En route vers le monde de l’altitude
Altitude… Ce mot me fait frissonner. Quand je rêve à l’altitude, je bascule sans cesse et sans transition d’un état de bien-être profond à une peur sans nom, de l’avidité d’y être à l’envie de rester bien au chaud devant un bon feu dans la cheminée de Saint Laurent. Je suis bien incapable de comprendre ce qui m’attire à ce point. Je me demande même, question ultime, ce que signifie précisément ce terme pour moi.
A partir de quelle altitude puis-je décréter que maintenant, je suis « en altitude » ? 1000 m ? 3000 m ? 8000 m ? Rien de tout cela. Je vis à 870 m et il m’arrive de me sentir « en altitude » sur une basse colline de l’arrière pays méditerranéen. Je me suis promené à 6500 m sur quelques sommets andins et je suis toujours aussi excité à l’idée de gravir une dune sableuse de 6m50 au fond d’une baie de la côte bretonne.
L’altitude, peut-être que c’est le pays que l’on atteint lorsque l’on monte, tout simplement. Etre plus haut qu’ici et maintenant. L’envie de plus… c’est si banal, et peut-être si inutile.
Aujourd’hui, au petit matin je prends la route. Destination : le massif de l’Oisan. Dans la paix du trajet solitaire, en contemplant les lignes de crêtes cévenoles qui s’échelonnent à l’infini, je songe que pour moi le voyage vers l’altitude commence ici. Parfois, au coeur de l’hiver, ces montagnes modeste se couvrent de neige, et le vent peut y faire pousser des congères qui lui donnent des airs de haute montagne.
Pour l’heure, il me faut commencer par descendre de ce haut-pays et regagner la plaine, relier la montagne à la montagne par une trajectoire basse qui racle des centaines de kilomètres durant le socle de cette bonne vieille Terre. J’imagine un viaduc gigantesque, tendu entre le Mont Aigoual et la barre des Ecrins, grâce auquel je pourrais enfin vivre ce rêve d’enfant : ne jamais redescendre…
Du chalet de Vallouise, confortablement installés dans les profondeurs des fauteuils moelleux, nous pouvons à loisir contempler la montagne à travers la baie vitrée. D’ici, la notion d’altitude prend une réalité tangible : le monde de l’altitude, c’est là-haut. C’est à dire qu’en tout cas, ça n’est pas ici. Pour que je rejoigne cet univers chéri, il va falloir que je m’extirpe de ce cocon douillet et que je me bouge le cul. C’est peut-être ça, finalement, ma définition de l’altitude : c’est un lieu un peu plus élevé que le lieu dans lequel je me trouve à un moment donné, et qui nécessite un effort pour être atteint.
Et, bien sûr, comme à chaque fois je me demande avec appréhension comment nous allons bien réussir à l’atteindre, ce monde. Vus d’ici, les versants paraissent si… raides. Incertains. Instables. Paumatoires. Sans parler des parties glaciaires, aléatoires et mouvantes… Avant le départ, je le sais pour l’avoir si souvent vécu, le moral va et vient, au gré du passage d’un nuage fugitif devant le soleil, qui fait soudain voir les choses plus sombrement. Tant que la dynamique n’est pas enclenchée, que le corps ne s’est pas encore mis en mouvement, je n’arrive jamais à y croire vraiment. Dans ces moments là, c’est mieux pour moi d’aller me coucher, tiens.
Mais lorsque par miracle, au petit matin suivant il fait grand beau, le monde de l’altitude redevient instantanément un objectif presque acquis. La troupe se précipite alors sur le chemin pleine d’enthousiasme et de certitudes.
La première journée d’une montée vers l’altitude est un moment de grand bonheur. La haute montagne déjà proche insuffle en continu une énergie joyeuse et désordonnée. Un chemin confortable se déroule sous les pieds, qui permet chaque fois que l’on le désire de se perdre dans des pensées intimes sans se perdre vraiment.
Au travers du minéral, de plus en plus présent, perce encore la vie ordinaire de la vallée, et dans la douceur d’un arrêt on prend encore le temps de profiter de petites choses qui n’ont rien à voir avec le monde de l’altitude.
Durant cette journée, tout est possible, tout est facile.
Vers le milieu de l’après-midi cependant, au détour d’un rocher, l’herbe se fait subitement plus rare. Un léger voile s’installe devant le soleil et la température fraîchit. Un peu plus haut Cécile est tirée de son monologue intérieur par ce changement d’ambiance qui l’a fait frissonner. Elle s’arrête, intriguée, et balance la tête de droite et de gauche, interrogeant du regard les sommets et le ciel pour écouter l’explication de ce qui se trame. C’est le premier signal : ici va prendre fin le monde d’en bas. Plus avant, on pénètre dans l’espace intermédiaire, celui-là même qui fait le lien avec le monde de l’altitude.
Ici, selon son humeur et celle du ciel, on peut se sentir en bas ou en haut.
Mais c’est la dernière fois que l’on a le choix : déjà les taches vertes de végétation s’espacent, puis disparaissent complètement, laissant place à l’univers minéral de l’éboulis. Remontant le ruisseau, dernier élément vivant dans cet environnement silencieux, le regard finit par atteindre le glacier. Les nuages gris qui abordent l’arête rocheuse lui donnent un à présent aspect sinistre.
Le nez en l’air, en évoquant les difficultés ou les passages faciles nous suivons du doigt des itinéraires réalistes ou fantasmés. Rien ne permettra d’en savoir plus avant d’y être pour de vrai.
Ce soir, nous allons pouvoir passer une dernière nuit sur l’herbe.
Le second jour de la montée vers l’altitude est important : c’est dans ces heures décisives que va se dessiner le succès ou l’échec de l’épreuve de passage. Car il y a un seuil. Le franchir projette les heureux élus au dessus des nuages, et tout devient ensuite plus simple. Le louper signifie errer longuement dans les chemins de traverse en cherchant toujours plus loin un hypothétique passage, alors qu’un doute tenace nous travaille en nous laissant penser qu’il est depuis longtemps derrière nous. A la fin, découragé, apeuré, on entame une redescente qui n’est qu’une lugubre retraite, avec la sensation d’avoir été refusé à la porte du paradis. Ce seuil n’est pas connu de beaucoup de gens, car pour l’appréhender il faut être soi-même en charge de l’itinéraire et du groupe. A ceux qui vont en montagne avec un guide il restera imperceptible, toute la tension de l’épreuve reposant sur les épaules de celui qui mène.
A l’orée de cette seconde journée de montée vers l’altitude, tout en progressant le long de cette moraine raide mais facile et rassurante, j’observe le glacis rocheux au dessus duquel apparaît le glacier. Les pentes semblent plus raides, les rochers doivent facilement partir sur cette surface lisse. Là-haut il faudra trouver un itinéraire qui empruntera les moindre aspérités du relief. Il faudra aussi trouver un accès vers le glacier…
Comme la veille, le ciel se charge de nous envoyer un second signal. La brume s’approche et nous engloutit soudain. La recherche du meilleur passage devra donc se faire en aveugle.
Dans ma marche silencieuse, je l’ai compris maintenant : le SEUIL, celui qui donne accès au monde de l’altitude, ce sera précisément LA.
Une heure passe encore, silencieuse. Progressivement, la pente de la moraine s’aplatit, puis nous voici immobiles et silencieux sur le replat. Au delà commence la traversée. D’ici, malgré la brume, elle paraît à vrai dire peu menaçante. Nous nous y engageons au jugé. De loin en loin, un souffle de vent déchire la brume et la montagne apparaît. Je dois vite me rendre à l’évidence : nous progressons facilement et rapidement vers le glacier, dont l’abord semble des plus facile, sur ce qui ressemble fort à un chemin.
Une demi-heure plus tard, nous posons un pied triomphal sur la glace, marquant en grande pompe notre entrée officielle dans le monde de l’altitude. Je suis fier : mes compagnons n’ont pas l’air d’avoir ressenti la tension terrible de ce moment décisif, ce qui semble prouver sans équivoque mes capacités de leader maximo et mes compétences d’alpiniste de grande classe… Allez, en fait je mesure en silence ma bêtise de meneur qui construit des difficultés imaginaires et les affronte héroïquement dans la solitude de ses pensées tandis que les autres marchent tête en l’air et nez au vent, profitant simplement du paysage sans s’inventer de chimères.
Malgré tout, la suite de ma théorie semble rester valide. Une fois sur le glacier, malgré les nombreuses crevasses entremêlées, tout est plus simple. La progression devient plus homogène, le geste reste le même plusieurs heures durant.
Il y a bien là une sensation d’altitude nouvelle. La vallée a disparu sous les nuages et nous voilà quelque part ailleurs, sans plus aucun lien avec le monde d’en bas.
Bientôt, même les crevasses semblent se fatiguer de nous entourer sans cesse, et nous voilà simplement marchant au gré de nos envies sur un glacier simple.
Au loin, une excroissance rocheuse émerge de ce univers blanc. Seule émergence minérale dans la blancheur, elle nous attire irrésistiblement, nécessiteux que nous sommes d’atteindre un « quelque part », au lieu de rester posés là, au milieu de nulle part. C’est la pointe des Arcas, indique la carte.
Encore quelques centaines de mètres de dénivelé, durant lesquels ce foutu rocher semble reculer sans cesse, et nous arrivons à un col qui semble parfait pour accueillir un camp sûr, calme et confortable.
Les nuages s’ouvrent pour nous accueillir, apparaît un petit coquin qui était resté caché jusque là : le Pelvoux.
Voilà, c’est sûr : cette nuit, nous allons dormir dans le monde de l’altitude.
Y’a du monde au balcon
En revenant de la foire, de la foire à Montbrison
J’y ai rencontré 3 filles, tapes ta pine
Trois p’tites filles et trois garçons
Tapes ta pine contre mon con.
Puissante et bien posée, la voix de Christophe fend l’air cristallin et résonne sur les parois rocheuses alentour. Nous restons tous les trois figés par l’incongruité de ces paroles pécheresses dans un tel paysage de pureté. Et puis nous sentons la joie qui monte et nous voilà tous à rire de bon cœur.
Nous sommes au troisième jour de la balade. Après deux journées essentiellement consacrées à monter pour rejoindre le monde de l’altitude, nous pouvons à présent honnêtement prétendre y être pour de bon. Au programme de la journée : la traversée des glaciers du Monétier, de la pointe des Arcas au col du Monêtier. Un itinéraire qui a tout pour nous plaire : techniquement facile, pas fatigant pour deux sous car présentant peu de dénivelée, beau comme tout avec son profil en balcon qui nous maintient loin au dessus de la vallée de la Guisane, entre 3200 et 3400 mètres d’altitude, et nous donne l’impression de traverser le ciel au dessus du monde… L’air calme et tiède est d’une merveilleuse transparence qui met le Mont Viso à portée de main.
Au milieu de cette progression essentiellement glaciaire, nous traversons un site étrange : le glacier est couvert de sédiments ocre, rouille et jaunes. Le soleil du matin projette nos ombres sur une crête proche et donne à notre groupe des allures de caravane traversant un désert africain. L’image d’une pub pour Terre d’Aventure me traverse. Merveilleux dépaysement, qui cependant fait naître un doute dans mon esprit : qu’en est-il de l’avenir de ce massif ? Cette interrogation me préoccupera de manière croissante au fil des jours, pour culminer sur le glacier blanc.
De fait, après le lever de campement, la première partie de matinée est d’une douceur et d’une facilité que je crois bien n’avoir jamais rencontré en haute montagne. La neige au sol, transformée depuis longtemps par une absence totale de précipitation, porte parfaitement. Les lentes ondulations de ce glacier sans crevasse n’arrivent pas vraiment à nous donner l’impression de la montée et c’est sans efforts que nous découvrons, au sommet de chaque petite bosse, l’aspect nouveau du creux suivant.
Un terrain facile comme celui-ci donne de la souplesse au groupe : pas d’encordement, chacun peut choisir son itinéraire et son rythme, qui ne sont pas forcément les mêmes que ceux du voisin. Cette liberté est bien rare en haute montagne, je goûte avec bonheur cette ambiance si différente de celle de la cordée. Nous voici bientôt dispersés sur l’étendue blanche, peu à peu absorbés dans des monologues internes dont nous émergeons avec surprise de loin en loin, tournant et retournant la tête de droite et de gauche pour réaliser que le paysage a changé.
Une ou deux heures passent ainsi. Notre rythme tranquille n’est interrompu par aucune difficulté ni fatigue, et rend finalement la progression rapide et régulière. Il me semble que le col du Monêtier sera bien vite atteint.
Pour contredire ce bel optimisme, nous finissons par arriver au sommet d’un verrou glaciaire assez raide. Ma carte, vieille de 20 ans, indique une continuité dans le relief, mais la fonte de ces dernières années a fait son oeuvre et l’abaissement du niveau du glacier inférieur a accentué la pente et laissé émerger une barre rocheuse raide et instable.
Comme toujours, les lourdes charges que nous portons suffisent, malgré la faible difficulté technique du passage, à nous donner un sentiment d’insécurité qui nous fait nous mouvoir avec lenteur et précaution. Dans cet entrelac de vires rocheuses délitées, nous cherchons longtemps le meilleur site pour reprendre pied sur le glacier inférieur.
Par dix reprises, parvenu à un mètre de la glace je n’ai pas réussi à trouver un appui correct pour y prendre position en sécurité. J’ai dû remonter, et errer à nouveau dans l’ébouli instable, le doute s’insinuant un peu plus en moi à chaque fois. Mes altermoiements sont particulièrement malencontreux dans ce versant nord. Entre ombre et lumière, cette montagne pourtant clémente et accueillante présente au moins 25°C d’amplitude thermique, et il faut bien choisir les endroits où faire la pause ! Je passe et repasse au large de mes 3 camarades qui, comme les gallinacés d’une basse cour un petit matin d’hiver, se pressent frileusement les uns contre les autres, tapant du pied et se frottant le dos à grandes brassées, tout en manifestant leur impatience et en me lançant quelques remarques amusées sur mes déplacements erratiques et inefficaces..
Finalement, prenant mon courage à deux mains et une broche à glace dans la troisième, dans un grand fracas de cailloux instables qui dévalent la pente rebondissant en tous sens, je force ce bien modeste passage et ose enfin quitter la roche pour la glace.
En tee-shirt sur le glacier inférieur resplendissant de soleil, nous savourons la chaleur retrouvée.
Les garçons disaient aux filles
Tapes ta pine
Les filles disaient aux garçons
Tapes ta pine contre mon con.
Dans les montées, dans les descentes, à la pause… Christophe chante sans cesse. A force d’écouter avec attention, je commence à comprendre la logique des paroles de sa chanson et à en retenir quelques-unes. Au gré des respirations de Christophe, de l’évasion temporaire de ses pensées vers d’autres lieux ou d’autres personnes, la mélodie va et vient, se faisant parfois oublier pendant une minute, pour ressurgir soudain par bribes, souvent d’ailleurs sur le « tapes ta pine ». Plus d’une fois je m’aperçois que dans ma tête j’ai moi aussi gardé le fil de la chanson et que j’en suis approximativement au même stade.
Selon toute vraisemblance, l’itinéraire que nous empruntons à présent n’est presque jamais fréquenté : pour qui n’est pas en raid de plusieurs jours, les longues distances rendent à priori difficile (par manque de temps) ou peu intéressant le transit du glacier du Monétier vers le col du même nom. De fait, aucun cairn, aucune trace de passage ne sont visibles. La pente se redresse peu à peu. Nous progressons dans des éboulis très grossiers et assez instables sur lesquels je prends un grand plaisir à sauter de roche en roche, à l’écoute des sourds frottements annonciateurs de la chute, prêt à m’écarter en toute hâte lorsque le coin devient mauvais. Gambadant loin devant les autres, je m’amuse, sans comprendre que ce milieu mouvant fait peur à Antoine qui n’en a pas l’habitude. C’est en faisant le débriefing de la journée que je réaliserai combien je me sens chez moi dans cet univers, et comme ceux qui n’ont pas cette chance portent un fardeau d’inquiétude qui leur demande une énergie de régulation importante et permanente. Il ne faut pas que j’oublie ça dans l’avenir, sinon je vais en dégoûter… ou en perdre !
Retour à la neige, à une surface régulière, stable, dans laquelle les 10 pointes des crampons pénètrent profondément, donnant l’impression de maîtriser sa progression, sa sécurité.
Une sorte de fierté s’installe en moi : fierté d’être là, d’être capable de faire les choix qui mèneront à l’objectif, fierté d’être à l’aise dans ses chaussures de montagne. C’est bête, la fierté, je ne suis pas fier d’être fier, c’est prétentieux, mais je suis fier tout de même.
Nous nous élevons loin au dessus du glacier inférieur, qui s’enfonce vers la vallée, vers un autre monde dont nous nous éloignons un peu plus à chaque pas.
Aussi longtemps qu’elle reste dans mon champ de vision, cette langue glaciaire me fascine. Alors que je la sens en vérité mourante, elle semble couler à grande vitesse, aspirée par les profondeurs de la vallée invisible. Il me semble percevoir son mouvement hypnotique, matérialisé par une couronne de vagues concentriques à l’endroit de la rupture de pente.
Comme dans un cauchemar de ma jeunesse, je m’imagine alpiniste la gravissant laborieusement, sur les pointes avant de mes crampons. Au début tout va bien, mais bientôt je m’aperçois avec horreur que la glace descend de plus en plus vite, contrant ma propre progression. Malgré tous mes efforts pour accélérer, je reste indéfiniment immobile, condamné à lutter sous peine d’être englouti dans l’obscurité de la vallée profonde.
Si vous n’étiez pas si bête, soulèveriez vos jupons
Vous y verriez une p’tite bête, tapes ta pine
Pas plus grosse qu’un hérisson, tapes ta pine contre mon con
Christophe voue un véritable culte à cette chanson. Après l’avoir entendue pour la première fois, il nous raconte qu’il en a soigneusement noté les paroles pour pouvoir les apprendre, il dit que c’est venu très vite. Il a aussi fait un enregistrement « live » pour bien mémoriser la mélodie et pouvoir chaque fois qu’il le veut se remémorer ce beau moment. Mais ça ne suffisait pas à assécher son envie de rendre hommage à la chanson, aux paroles et aux interprètes, alors il a créé un livre d’or de la chanson, dans lequel il fait écrire les auditeurs de la version originale et de ses propres déclinaisons. Il sort le carnet de sa poche et l’exhibe avec fierté. C’est pas vrai, il l’a amené en montagne ! On fait une chasse impitoyable au gramme de trop et lui il amène en haute montagne le livre d’or de la chanson Tapes ta pine. Je crois rêver. Mais je vais m’empresser d’y consigner le torrent d’émotions de toutes sortes qui me traverse à l’écouter !
Progressivement la pente de glace s’est adoucie. Nous pénétrons peu à peu dans le dernier cirque glaciaire avant l’arrivée au col. Un endroit… bizarre. De hautes parois rocheuses raides et austères nous entourent de toute part. A leurs pieds la neige est constellée de pierres de toutes tailles. Une crevasse unique mais énorme et très torturée traverse le cirque dans un mouvement compliqué qui oblige a négocier son itinéraire. Jusqu’au dernier moment, le col reste invisible, nous donnant l’impression d’être un gibier fuyant devant son prédateur vers un cul de sac au fond duquel on va se retrouver dos au mur, face à son destin. Une sourde hostilité se dégage de ce lieu dans lequel je me sens piégé.
Le col du Monêtier n’est pas seulement un col. C’est un passage entre deux mondes. Au nord, c’est la glace, l’ombre, le froid. Au sud, la roche, le soleil, la chaleur. En quelques mètres, l’ambiance « haute-montagne » s’évapore comme par miracle. Un chemin bien tracé part dans la descente, comme n’importe quel GR de moyenne montagne. Cette ligne qui nous relie au monde civilisé me déleste instantanément de tout souci. A partir d’ici, plus d’initiatives à prendre, plus de choix d’itinéraires à faire : le chemin se charge de tout, il sait ce qu’il faut faire.
Nous sommes plusieurs à estimer que la vue sur les Ecrins constitue un arrière-plan très acceptable pour faire quelques photos, pour une fois complaisamment posées. Chacun va s’asseoir à son tour sur un rocher proéminent placé là fort à propos, et choisit l’attitude qui lui semble le mettre le plus en évidence.
Le cas de Christophe mérite quelques commentaires. En bras de chemise malgré la petite brise glacée, il fixe l’objectif droit dans les yeux d’un air décontract. Il réfléchit à la manière dont il va se présenter sur sa plaquette de promo d’accompagnateur moyenne montagne, et ça lui semble vraiment hy-per-sym-pa de se monter comme ça. Il prétend que les filles vont tomber raides à voir cette photo sur sa plaquette. Il imagine des slogans : « Avec Christophe, vivez la montagne autrement », et nous les annonce avec fierté, sans se troubler des plaisanteries douteuses qui fusent de toute part, pleines de pines et de hérissons au poil doux. C’est les vacances.
Si un jour vous tombez sur une plaquette d’accompagnateur avec cette photo, sachez que c’est mon copain Christophe, qu’il est très bien, qu’il faut absolument aller avec lui. Si vous vous ennuyez il pourra vous chanter des chansons (il en connaît au moins une). Mais sachez aussi que cette photo a une histoire marrante, qui vous sera contée un peu plus loin.
Vous y verriez un’p’tite bête, pas plus grosse qu’un hérisson
Avec du poil bien moins raide, tapes ta pine
Mais aussi beaucoup moins long, tape ta pine contre mon con
Ce que j’aime particulièrement dans cette chanson, c’est ce ralentissement réjouissant sur le mot « Tapes ». En fait, pour de vrai, Christophe chante « Taaaaaa – p’ta pi – neu ». J’ai l’impression qu’il en rajoute, qu’il force le trait pour faire mieux, mais non, il m’assure que lorsqu’il a entendu la chanson pour la première fois, chantée par deux filles, c’est exactement l’intonation qu’elles avaient donné, et que lui ne cherchait qu’à reproduire fidèlement la chose. Chantée par des filles ! Qui faisaient aussi traîner le « Tapes » ! Comme je regrette d’avoir raté ça.
Quittant le col à regret, nous plongeons vers la vallée. Une descente peu agréable à mon goût, monotone et casse genou.
Elle permet cependant une étonnante rencontre avec l’une des statues de l’Ile de Pâques arrivée là on ne sait trop comment.
En regardant grandir le refuge du glacier blanc, nous hésitons. Trois jours hors de la civilisation ont déjà commencé à nous changer, y repasser maintenant ne nous fait pas envie. Nous préférons finalement nous arrêter bien avant et prolonger la sensation de solitude. Seul le Pelvoux est autorisé à rester.
Toilette dans la rivière, lecture, assoupissement au soleil… c’est une belle fin pour une bien belle journée.
Empruntant l’arête d’une moraine, je m’éloigne un peu et m’assois sur un rocher posé au milieu du ciel. Je laisse le silence m’imprégner. Le calme me gagne et peu à peu je plonge en moi-même, explorant tranquillement les méandres de mes sensations. Mais je suis ramené à la réalité par une mélodie lointaine qui résonne au travers des vallées.
Que faites-vous là roustons ?
Nous attendons là nôtre maître, qu’est entré dans la maison
Il y est entré bien raide, tapes ta pine
Il en sortira moins long
Tapes ta pine contre mon con
En contemplant le camp qui s’enfonce peu à peu dans l’ombre des sommets, je me demande si cette chanson est issue de fantasmes de garçon ou si certaines filles expriment vraiment, parfois, des choses comme ça, et si elle les ressentent pour de vrai. Parce que moi, aucune fille ne m’a jamais demandé ça… en tout cas pas comme ça !
Seuls dans un massif mort
Cette nuit, les nuages se sont installés sur la montagne. Le bleu de la journée d’hier, si pur qu’il en était presque douloureux à contempler, n’est plus qu’un lointain souvenir. Un souffle humide a passé sur chaque pierre et déposé une mince pellicule d’eau.
Assourdie par l’épais brouillard au travers duquel nous taillons notre itinéraire, la respiration de la montagne n’est plus la même. Un étrange silence s’est installé, fait d’une note très grave, inaudible mais que l’organisme ressent jusque dans ses tréfonds.
Voilà trois jours que nous déambulons au travers de ce massif sans croiser âme qui vive. Sur le glacier du Monétier, à l’écart des sentiers battus, cela n’avait rien d’étonnant. Aujourd’hui, à l’approche du glacier Blanc, coeur touristique du massif, en toutes saisons point de convergence de caravanes hétéroclites et bruyantes d’alpinistes et de promeneurs de tous niveaux, le silence prend soudain un nouveau relief, plus inquiétant. Il n’y a pas âme qui vive. Ou sont-ils donc ? Et si, en quelques jours, un cataclysme nucléaire avait détruit le reste du monde, nous laissant seuls survivants errant dans une montagne désolée, sans espoirs de redescente sous peine de périr irradiés ?
A l’approche du refuge du glacier blanc, des mouvements furtifs attirent notre regard. Voici enfin d’autres êtres humains. Non que nous en recherchions la compagnie, bien au contraire. Mais apprendre qu’ils existent toujours est un petit soulagement. Ce sont une vingtaine de chasseurs alpins. Ils partent apprendre le maniement des crampons un peu plus haut, sur le ressaut du glacier. Nos chemins se confondent un moment, mais les quelques blagues échangées entre nos deux groupes ne suffisent pas à repousser le brouillard et laissent rapidement place à des chuchotements qui vont s’amenuisant. Derrière de lointains rochers, de sombres silhouettes que l’on n’entend déjà plus disparaissent une par une, et bientôt le silence retombe sur notre colonne fantomatique.
Le glacier apparaît au travers d’une soudaine trouée du brouillard. Il est sombre, tourmenté, dénué de toute neige. Si loin de l’étendue blanche, lisse et immaculée dont je crois conserver le souvenir de mon dernier passage, voilà 20 ans. A cette vision le sentier sur lequel nous progressons nous semble tout à coup accueillant : ici au moins le sol est ferme !
Presque à regret, il faut finalement poser le pied sur la glace et s’écarter de la rive. La glace est dure, grise, marquée en profondeur de stries noires concentrant toute la crasse de l’atmosphère et des moraines. Bientôt, les formes sont hachées, entrecoupées de crevasses aux mouvements chaotiques. Toute couleur a disparu de ce monde au contraste absolu qui ne laisse exister que le noir et le blanc. Une impression de destruction par le feu règne ici, comme si cette surface était faite d’un plastique qui aurait fondu sous l’effet d’un chalumeau géant.
Quelques heures ont passé. La sombre tempête de glace s’est progressivement transformée en un clapotis de petites crevasses se croisant en tous sens qui obligent à des détours incessants. Parfois, trompés par cette hypnotique répétition à l’infini de formes qui diffèrent et se ressemblent toutes, le regard s’égare, le sens de l’orientation s’affole, le plafond déjà si bas semble descendre encore, et les pensées s’évadent.
Me reviennent en mémoire des images de voilier au mouillage : le vent froid et humide nous glace la moelle tandis qu’à bord d’une fragile annexe ballottée par un ressac haché et moutonneux nous pagayons pour rejoindre la côte proche qui semble ne pas approcher. Chaque vague qui nous trempe un peu plus fait grandir l’inconfort. Je me sens sur le fil d’une situation encore normale mais qui pourrait virer au scénario catastrophe si ce boudin de caoutchouc se retournait, nous projetant dans l’eau glacée.
Vers le fonds du glacier, au pied du col des écrins, la neige apparaît enfin sur la glace. Grise elle aussi, humide, pourrie. Déjà presque en eau, incapable d’apporter à ce glacier le froid dont il a besoin pour se régénérer, résister à la fonte le temps que l’hiver amène son chargement de nouvelle neige. Au dessus de nos têtes, les glaciers qui dévalent les pentes des sommets les plus fréquentés du massif sont si maigres ! Des pointes de rochers commencent à apparaître ici et là, témoins qu’il ne reste que la peaux sur les os.
Ce massif est mourant, je le sens dans mes tripes.
Dans un silence vide de toute résonance humaine nous avons monté notre camp, le lendemain nous en avons installé un autre au sommet du couloir de barre noire, le surlendemain, après un passage au Dôme des Écrins nous avons entamé la redescente. Au bas de la pente, à l’endroit ou le glacier redevient horizontal, à travers une déchirure du brouillard tiède, nous avons aperçu, très loin sur l’autre versant du glacier, une cordée qui progressait en sens inverse. Les trois points noirs reliés par un mince fil suivaient un itinéraire étonnant, erratique, ne menant à rien. Nous les avons observés pendant une heure, reconnaissants d’avoir quelqu’un avec qui partager la majesté du lieu. Sans doute ont-ils fait de même, se demandant d’où nous venions et souriant intérieurement de la beauté de l’existence d’autres humains sur cette planète de glace fondante.
Puis, les voyant rejoindre l’un après l’autre des piquets fichés dans la glace à intervalles réguliers, et s’arrêter auprès de chacun d’eux pour y manigancer d’impénétrables opérations, nous avons cru comprendre : il s’agissait de glaciologues venus prendre le pouls du glacier, afin d’estimer la vitesse de sa fin irrémédiable et de se mettre à son chevet.
Le soir, au pré de Madame Carle, de retour dans le monde des hommes après 6 jours de solitude, en faisant du stop en direction de Vallouise, je me suis demandé pour quelles raisons ce massif était il à ce point vide qu’en une semaine pas une seule personne n’ait pris le chemin du Dôme, ni même du refuge des écrins.
La réponse à cette question ne m’a été apportée que quelques semaines après le retour, lorsque j’ai montré quelques photos à mon fils, pour essayer de lui donner envie d’aller un jour en montagne. En voyant apparaître la photo ci-dessus, prise le troisième jour depuis le col du Monêtier, au lieu d’admirer la pose virile de Christophe il s’est écrié : « Oh, regarde papa, il y a des gens sur la montagne ! ».
Moi, je savais bien qu’il n’y avait eu personne de toute la semaine dans cette montagne morte, mais Nils a insisté, il a dit : « Regarde, là ! »
Oui, là, regarde de plus près !
Encore plus près !
Apercevoir ces deux points noirs, seuls sur cette montagne que j’avais crue vide, m’a procuré une émotion difficilement descriptible. Alors, tout n’est pas perdu, il y a encore de la vie par ici ! Cet hiver, j’en suis sûr, il neigera. Beaucoup. Comme jamais. Et les glaciers de l’Oisan vont recharger les batteries, et recommencer à grossir.
Vers le dernier camp
Ce matin, il y a comme une ambiance… de fin. Au pied de la face des Écrins, nous avons encore quelques efforts à faire pour atteindre le point culminant du parcours. Alors d’où me vient cette impression que tout est fini ? Que continuer est vain ?
Quatre jours que nous avançons à notre rythme tranquille. Quatre jours de plaisir et de rêverie, de tours et détours tricotés à travers cols, arêtes et glaciers de traverse… Journées aux humeurs et paysages changeants, pleines du charme de l’incertitude. Quel vallon se cache derrière ce col, où seront-nous demain ? Le passage sera t-il possible ?
Ici, sur cette vaste pénéplaine blanche, tout est différent. Binaire. Simple. Prévisible. Un plan horizontal blanc, un plan incliné à 30 degrés. Sans surprise. En haut, nous serons arrivés. Au sommet. Mais au sommet de quoi ? Sera-ce l’aboutissement de notre voyage ? L’objectif qui donne sens à tout le reste ? Comment l’arrivée sur un sommet, quel qu’il soit, peut elle donner ou enlever de la valeur à ce que nous avons vécu ces derniers jours ?
Non, ce n’est pas ça qui me pèse. Je le comprends maintenant : nous allons monter, monter encore, et arriver au sommet. Mais derrière ce sommet, il n’y aura pas d’autre sommet, pas d’autre vallon caché, plus d’inconnu. Après ce sommet il faudra redescendre. Entre ce lieu précis où je me tiens debout dans l’air à peine froid de ce petit matin glauque, et le sommet, il n’y a qu’une seule et simple montée, linéaire et sans surprise. Et quand nous serons arrivés, ce sera fini. Ce sera à nouveau la vie ordinaire.
Dans les premières pentes, en passant sous l’arc de séracs, alors que nous montons pesamment, concentrés, silencieux et soufflants, des images du paléolithique me traversent. Nous sommes en début de période glaciaire. Le froid est partout. Année après année, les pâturages ont maigri, il n’y a plus de gibier plus rien à manger. L’instinct de survie nous a poussé à aller voir ailleurs, à franchir le grand glacier, derrière lequel, aux dire des anciens, le climat a toujours été plus chaud.
Maintenant que nous sommes engagés, plus question de faire demi-tour. Il faut passer. Braver les crevasses, éviter les pierres qui passent en sifflant sous les barres rocheuses, essayer de deviner à quel endroit se déclenchera l’avalanche qui balaiera la montagne en grondant. Malgré notre peur, il n’y a aucune question à se poser, la présence en ces lieux inhospitaliers est vitale, alors on avance, sans se poser de question. Le sens des choses est tracé.
C’est peut-être une réminiscence de ces périodes lointaines qui parfois me brise le cœur quand je dois envisager de quitter la montagne et le glacier. Quand je suis dans ces lieux, tout est évident : il y a des moments pour se battre contre les éléments, d’autres plus tranquilles que par contraste je savoure totalement, sans rien rechercher d’autre que la sécurité et le confort. Pourquoi faut-il toujours que ça cesse ?
Nous voilà finalement sur l’arête, but que nous nous étions fixés pour poser le camp. La journée est encore longue, nous aurions le temps de pousser jusqu’au Dôme tranquillement. Mais là n’est pas l’envie. C’est notre dernier camp, et nous avons la ferme intention de profiter au maximum de ce site magnifique, si loin au dessus du monde.
Le temps est curieux, très changeant. Chaque bande nuageuse qui passe, poussée par le vent, nous plonge dans la tourmente la plus sombre et nous laisse croire que nous serons bientôt en perdition, immobilisés dans une tente croulant sous la neige. Puis une rafale chasse brusquement la brume, laissant le champ libre à un immense ciel bleu.
Antoine et moi passons de longues heures à piétiner autour de la tente, incapables de nous décider à rentrer, absorbés par l’incroyable vue, ne supportant pas l’idée de rater quelques minutes de ces instant fondamentaux. Nous sommes là, plantés, nous balançant d’un pied sur l’autre, parfois transpercés de froid. La certitude de pouvoir nous mettre à l’abri lorsque nous le déciderons n’est probablement pas étrangère à notre endurance.
Les homo sapiens qui ont traversé les Alpes, passaient-ils eux aussi de tels moments à contempler sans raison pratique la montagne malgré la souffrance du froid, la peur… on se sont-ils enfermés au plus profond de leur abri dès qu’ils l’ont pu ?
Lorsque, finalement, nous avons tous rejoint l’abri tiède de la tente, nous remettons nos énergies en phase avec notre mère la nature. Dans le recueillement, écoutant le vent siffler sur la corniche neigeuse, nous entamons le rituel de remerciement.
Demain, si les dieux le veulent, nous serons dans la vallée.
Passage au sommet
La montée au Dôme a finalement constitué la partie la plus ordinaire de la ballade. Du camp, à 3700 m, il ne nous restait que 300 malheureux petits mètres à monter. Certes dans un décors grandiose, sous la barre. Certes avec quelques beaux passages neigeux ou glaciaires. Mais ce n’était, comme je l’avais craint la veille, qu’une montée ordinaire vers un sommet. Voilà tout.
Alors, au petit matin, nous avons démonté le camp de l’arête, nous avons rejoint la trace à quelques centaines de mètres de là, et après avoir déposé nos sacs à l’abri d’un sérac, nous sommes tranquillement montés là-haut.
Il n’y avait rien ni personne, juste un vent furieux et glacial qui nous faisait bégayer et avancer en crabe, buste rigide et épaules remontées autour des oreilles pour supporter. La montagne alentour luisait de soleil tandis qu’un insupportable nuage nous plongeait dans une ombre permanente et démoralisante. Il n’y avait aucun endroit accueillant où se mettre, aucun abri, rien à y faire.
Alors nous avons entamé la redescente.
Que dire de la descente… ce retour à la civilisation qui se fait si vite, au regard de ces longues journées d’isolement. Il ne faut, du sommet aux premier brins d’herbe de la moyenne montagne, que quatre ou cinq heures d’une marche à allure raisonnable. D’abord dans la neige blanche, puis la neige sale, puis la glace grise. Très vite, il faut quitter le glacier pour le pierrier. Bientôt, la trace se transforme en sentier.
Déjà, l’intense solitude que nous avons connue n’est plus qu’un vieux souvenir. Le refuge du Glacier Blanc a retrouvé son statut de belvédère touristique. Ses alentours grouillent de familles pique-niquantes, de promeneurs de tous poils et d’alpinistes qui gagnent à leur tour la haute-montagne. Ils sont nombreux à monter aujourd’hui, c’est à croire que, suprême délicatesse, ils ont attendu de nous voir revenus pour ne pas déranger notre tranquillité.
Le glacier blanc, malgré son spectaculaire recul de ces dernières années, accompagne notre descente, dernier témoin de l’existence d’une haute-montagne, quelque part au dessus. C’est un bonheur, dans la chaleur retrouvée de la végétation et des rochers constellés de lichens multicolores, de l’avoir à nos côtés. Contempler le détail de la surface tourmentée d’un glacier depuis un terrain doux et rassurant est l’un des plaisirs les plus simples que je connaisse… qui prend bien sûr toute sa dimension lorsqu’on revient précisément d’un long séjour là-haut. Croisant des promeneurs eux aussi absorbés par ce spectacle époustouflant, une bouffée de l’orgueil de « celui qui y a été » m’envahit soudain. Nos regards sur ce glacier qui recule ne seront jamais exactement les mêmes, c’est comme ça…
Plus bas, le chemin devient large comme une autoroute et fréquenté comme une galerie marchande d’hypermarché. Au détour de ses nombreux lacet, nous croisons un certain nombre de marmottes qui semblent parfaitement habituées à la présence de l’homme, c’est le moins qu’on puisse dire. J’ai surpris celle-ci à prendre la pose pour moi. Immobile, elle a patiemment attendu le bruit du déclencheur pour pouvoir déguerpir quémander une cacahouète au promeneur suivant. J’ai un appareil photo numérique, qui ne fait pas de bruit au déclenchement. Je crois qu’elle attend encore.
Puis j’ai couru, couru dans la descente, sautant comme un cabri pour écourter cette dernière descente ne me plaisait pas. Au pré de madame Carle, plusieurs couples de jeunes de motards branchés étaient attablés à la buvette. J’ai continué à trottiner sur la route pour faire du stop. Des voitures allaient et venaient, indifférentes sur fonds de langue glaciaire mourante.
Cette tâche blanche, c’est la porte de mon pays.