Ce n’est pas l’alpinisme qui donne du sens à ma vie. Il y a tant d’autres choses importantes, graves et ressourçantes de par le vaste monde… Pourtant, chaque séjours en haute montagne enclenche en moi des réflexions profondes, et génère des changements durables. D’une certaine manière, l’alpinisme est une sorte de thérapie (parmi d’autres) qui m’aide à travailler sur moi et à réévaluer le sens de ma vie. C’est l’un des aspects sur lequel j’ai envie d’échanger avec d’autres, voici pourquoi j’ose avancer ce titre qui peut paraître un peu grandiloquent…
J’ai lu avec passion les livres de grands alpinistes. Lionel Terray, Gaston Rébuffat… La question du sens y est omniprésente. Pourquoi fait-on ça, est-ce que les rares et courts moments de plaisir et de récompense justifient les moments de souffrance qu’ils nécessitent ? Sans les partager, je suis admiratif des sentiments exaltés qui sont décrits par presque tous ces grimpeurs exceptionnels. La beauté du geste pur, la recherche de la simplicité, de l’itinéraire « absolu »… Je comprends tout cela, en restant conscient que ça n’est offert qu’aux meilleurs, ceux dont la pratique extrême a modifié les façons de penser et de faire… Mais ce n’est pas exactement de cette manière que ces moments se raccrochent pour moi à la question du sens de la vie.
Un jour, au cours d’une ballade de plusieurs jours, les conditions météo avaient viré à l’épouvantable. Le vent soufflait en rafales glacées, portant d’énormes flots de neige qui s’accumulait heure après heure sur l’arête que nous remontions de plus en plus laborieusement. Nous avions inexplicablement continué d’avancer dans ce néant douloureux, lorsque tout à coup une vague d’angoisse m’avait assailli. Nous étions trempés et glacés jusqu’aux os, et il m’apparut soudain que cette situation pouvait à tout moment basculer dans le désastre. Nous avions décidé de nous arrêter là. L’installation du camp reste dans mon souvenir comme une lutte effrénée contre le temps qui nous engourdissait inexorablement.
Je me rappelle très précisément les longues heures qui suivirent. Le silence s’installa sur nos deux tentes. A l’intérieur, nous étions comme de automates, dont le moindre geste était conditionné par un impératif : vivre. Inlassablement, heure après heure, nous frottions nos membres glacés pour les réchauffer, les sécher. Les habits fumaient de l’évaporation de l’eau.
Il n’y avait plus la moindre place pour autre chose dans nos têtes vides. La conscience même qu’ailleurs, en bas, loin d’ici, pouvait exister une autre vie, avec d’autres types de soucis, des impératifs fabriqués par nous-même… tout cela avait totalement déserté nos consciences concentrées, calmes et lucides.
Au travers de ces gestes frustres, de ces réflexes de survie, j’ai cru comprendre ce que devait ressentir mon ancêtre Cro-magnon lorsqu’il veillait à l’entrée de sa grotte pour la survie immédiate de son clan. Dans ces situations partagées, il n’est plus de place pour les questionnements existentiels ou superflus. C’est le cerveau reptilien qui prend le dessus et guide les gestes essentiels à la survie. Le cerveau rationnel, lui, est déconnecté. Momentanément inutile. Inapte à se poser la question du sens de la vie. La réponse bestiale donnée par le corps est : le sens de la vie, c’est de tout faire pour la préserver !
Chaque moment d’une balade en haute-montagne n’est pas forcément chargé d’autant d’intensité primale. Mais pour moi, ils participent à donner du sens aux autres moments. Lorsque, le lendemain matin, le ciel est bleu, et que l’on peut à nouveau projeter vers un sommet de son choix une trace sereine dans la neige fraîche, le simple fait d’être encore en vie pour connaître un moment d’une telle simplicité est ressenti comme une grâce dont on veut profiter pleinement sans se poser plus de questions.
Bien sûr, ce ne sont que des moments fugitifs. Bien sûr, je ne perçois pas ma vie « normale » comme une alternance de périodes de survie et de renaissance. La civilisation moderne nous a apporté suffisamment de trucs efficaces pour niveler tout ça. N’empêche, quand je suis en proie, pour une raison ou une autre, à des tourments internes, je repense à ces gestes essentiels. Et je sens que les tourments ne surgissent, précisément, que lorsque l’essentiel n’est plus suffisamment perceptible. C’est souvent ce genre de souvenir qui me permet de mettre les soucis en arrière-plan. Je me donne alors un objectif simple, concret, plein de sens. Cela peut être fabriquer quelque chose d’utile, organiser mieux un lieu, être au jardin… Et je poursuis ce but jusqu’à l’atteindre, pour découvrir soudain, lorsque je ressors de cette bulle de non questionnement, que la sérénité est revenue.