Prendre un bloc de rocher sur le coin de la figure constitue une méthode assez élégante pour passer l’arme à gauche.
S’envoler d’une vire pour aller s’écraser 600 mètres plus bas ne manque pas non plus d’un certain panache.
Laisser le froid sibérien vous transformer en un bloc figé pour l’éternité relève carrément de la grande glace. Classe, pardon.
Mais de toutes les vilénies que nous réserve la montagne, assurément celle que j’préfère c’est la crevasse, c’est la creva-a-sse !
poum ta-poum ta poupoupoupoum (air connu de Brassens, pour sa délicieuse chanson « La guerre de 14-18 »)
L’alpiniste entretient une relation singulière avec cette grande dame de l’altitude. Quelles que soient les précautions prises, déambuler à la surface d’un glacier mène, un jour ou l’autre, à crever la surface d’un pont de neige trop fragile et à se retrouver les jambes gigotantes au dessus du vide. C’est comme ça, il faut s’y faire. Mais cela demande un peu de temps.
Je me rappelle cette première fois que je m’aventurais sur le Glacier Blanc, aux premiers jours de ma vie d’alpiniste. La couverture neigeuse trop régulière semblait louche au jeune blanc-bec que j’étais. Certain qu’elle cachait des abîmes insondables, j’avais prudemment choisi de progresser à quatre pattes, poussant devant moi la pointe du piolet pour éprouver chaque arpent de surface. Les compagnons de cordée que j’emmenai, encore plus novice que moi, ne doutaient pas un seul instant que ma curieuse posture constitua une méthode académique pour ce genre de situation. Un quart d’heures plus tard nous n’avions pas progressé de 20 mètres. Je fus contraint d’admettre que nous n’arriverions à rien et nous rebroussâmes chemin avec soulagement vers la berge rocheuse toute proche. Je priai pour qu’aucun alpiniste expérimenté n’ait suivi ma ridicule aventure à la jumelle.
Cette première expérience me laissa dans un doute profond. J’avais eu peur, mais sans savoir si cette peur était justifiée car à aucun moment mon piolet n’avait détecté le moindre vide caché. Des crevasses, il devait forcément y en avoir ça et là, certes, mais peut-être pas tant que je me l’étais imaginé. Comment savoir ? Je ne comprenais pas comment il fût possible de tracer sa route sereinement sans plus de certitudes. Dans les jours qui suivirent, l’observation des vieux briscards arpentant le glacier en tous sens m’apporta beaucoup. Ils progressaient debout, lentement mais régulièrement, sans jamais sonder le sol de leur piolet. De temps à autres des cordées s’arrêtaient quelques instants, l’attitude du guide révélait une concentration particulière, parfois une courte discussion s’engageait entre les membres de la cordée, puis celle ci redémarrait en entamant un détour, sans doute pour contourner une zone douteuse. A deux ou trois reprises j’observai toutefois l’un des membres d’une cordée s’affaisser bizarrement et se relever quelques instants plus tard pour reprendre la progression. Je compris peu à peu que que les crevasses représentaient un risque, certes, mais un risque calculé, contre lequel un encordement et une progression correcte représentaient une protection raisonnable. Je compris que si je voulais avancer, sur ces glaciers, et non pas rester scotché sur place, il me faudrait accepter ce risque et, de temps à autres, accepter d’être partiellement ou totalement englouti par une de ces fentes scélérates. Je compris que cela ne me mènerait sans doute pas à la disparition.
« Je me tiendrai si possible à l’écart de toi, mais de temps à autres je subirai ton étreinte, en espérant qu’elle ne sera pas fatale ». Il en est donc ainsi du dialogue entre l’alpiniste et ses crevasses. Une fois maîtrisée la peur irraisonnée, la crevasse devient vite une compagne ordinaire des séjours là-haut. L’infinie diversité de ses formes et de ses couleurs a même fini par me toucher, et chaque fois que le terrain le permet, je m’empresse de descendre en explorer les tréfonds. Je suis capable de rester de longs moments à caresser amoureusement les stalactites, à détailler le nombre et les épaisseurs de couches de glace superposées, à ressentir les masses énormes de neige accumulées par les hivers du passé. La crevasse me fait rêver.
Un soir, nous avions longuement erré dans le blizzard à la recherche d’un refuge qui se dérobait sans cesse. A la nuit noire, une crevasse s’était présentée à nous. Son sol de neige douce, sa paroi surplombante protégeant du vent du nord nous l’avaient rendue accueillante et la nuit n’avait pas été aussi mauvaise que nous aurions pu le craindre. La crevasse peut sauver, parfois.
Mais comme avec tout ami, la relation connait des hauts et des bas. Après quelques virées sans incidents s’installe parfois une trop grande confiance. Combien de fois, circulant décordé sur un glacier que je jugeai débonnaire, ais-je passé la jambe au travers d’un pont de neige que je n’avais pas su détecter. La colère me prend alors de ne pas savoir apprendre comme il faut des erreurs passées, et pour un temps je me persuade que cette fois sera la dernière.