Bienvenue là-haut…

Il y a le silence, que je ne côtoie pas assez souvent dans ma vie de tous les jours. Celui-là est un silence vivant, fait de sons amples et résonnants ou de minuscules petits bruits délicats.

Il y a l’espace, qui libère la tête, qui m’hypnotise. Lorsque la vue se dégage à l’infini, la pression sur l’être se libère, les limites du corps se font plus floues et l’interpénétration avec l’univers plus profonde.

Il y a les paysages, qui ont cette particularité en montagne d’être les plus changeants du monde. Chaque rocher contourné amène son lot de surprises, chaque crête franchie est un basculement d’univers. Il y a des paysages immenses, infinis, d’autres minuscules.

Il y a le minéral, le végétal et l’animal, qui se répondent, s’opposent, se battent pour leur survie, se complètent. C’est un spectacle sans fin.

Il y a le climat. La neige, le froid, le vent, le soleil, dans leur alternance permanente, font en permanence passer le corps de la jouissance à la souffrance, et par là même ils me signifient que je suis vivant, et bien vivant.

Il y a l’effort physique. Qui centre les pensées, calme le tourbillon intérieur. Et qui peut, justement s’il est distillé au long d’une progression douce, être si léger.

Il y a l’altitude… je ne saurais dire pourquoi elle me fait du bien, mais je le constate. Avoir un jour souffert du mal de l’altitude, et sentir aujourd’hui son corps s’acclimater, adapter finement son fonctionnement à une atmosphère de plus en plus ténue… La comparaison est sans doute attendue, mais je me sens m’élever spirituellement en même temps que mes pas me portent plus haut…

Voilà pourquoi j’aime tant être en montagne. Pour être immergé dans toutes ces sensations qui me font du bien. Voilà pourquoi, ce qui m’importe lorsque je prends le chemin de l’altitude, ce n’est pas d’atteindre un objectif (un sommet, un col…), c’est d’Être en montagne. D’y passer le plus de temps possible. C’est ce que j’appelle « l’immersion douce ». Il ne s’agit pas d’une formule officielle, vous ne la trouverez pas dans le dictionnaire des expressions de haute montagne, mais d’une appellation personnelle pour décrire la manière dont j’aime aller en haute montagne. Comme ce site tout entier est dédié à cette approche, prenons le temps d’en parler un peu, qu’il n’y ait pas d’ambiguïté.

Cela implique pour moi d’entrer doucement en montagne. Dès que j’arrive dans une région de montagne, avant même de passer à l’action, je commence à en profiter pleinement. L’ambiance générale, le redressement des paysages, le bâti caractéristique, le son des clarines, la vue des sommets, me mettent déjà en état de bonheur. Au moment de mettre le sac sur le dos, je suis déjà pleinement en montagne depuis longtemps, psychologiquement et émotionnellement prêt pour la suite.

Même si souvent j’ai un projet de sommet, envie de monter le plus haut possible, chaque étage d’altitude m’importe et me touche au plus profond. La vallée avec ses humains affairés (dont certains sont affairés à des occupations de montagne !), la forêt, l’alpage, les pierriers, la roche, les glaciers… C’est à pas lents que je les traverse. Je m’y arrête, je m’en imprègne au maximum, j’y dors aussi souvent que je peux. L’étage supérieur de cette pyramide, celui des sommets, n’a aucune valeur à mes yeux sans les étages qui le portent. Foncer là-haut, ou y être parachuté, ne présente aucun sens pour moi. Voilà pourquoi, sans que cela soit une religion, j’utilise très rarement les remontées mécaniques. Le téléphérique, cet extraordinaire instrument de découverte est aussi un grand castrateur. Un empêcheur de communier en rond.

Là-haut…
Merci Claudine pour cette aquarelle qui illustre si bien mes ressentis

L’immersion douce, c’est ensuite la démarche de ralentir. J’ai souvent entendu les guides dire « en montagne, la sécurité c’est la rapidité ». Plus vite on est redescendu, mieux c’est. Je comprends évidemment la logique de cette affirmation, mais elle ne s’applique pas à ce que je vais chercher là-haut. Si je peux parcourir en 2 ou 3 jours une course qui se fait ordinairement dans la journée, je le ferai. En réfléchissant certes à la sécurité, aux endroits ou je poserai mes camps, aux échappatoires possibles en cas de coup dur ou de mauvais temps.

Le simple fait de disposer d’une tente ou d’un matériel de bivouac affranchit d’ailleurs d’une partie des risques de l’alpinisme : combien de fois m’est-il arrivé de poser le camp dans des conditions météo épouvantables après une subite et inattendue dégradation du temps, et de passer des heures délicieuses à lire au fonds du duvet pendant qu’ailleurs des alpinistes luttaient pour redescendre en vie dans la vallée.

Ralentir est d’ailleurs une nécessité, dans cette approche : impossible de tenir les mêmes horaires avec 15 ou 20 kilos sur le dos. On marche moins vite, et on marche moins longtemps aussi. C’est un tout : on est plus lourds, on est plus lents, on est plus autonomes, on est plus longtemps dans la montagne. Et lorsque le camp est en place, on est au cœur du sujet, beaucoup plus que dans n’importe quel refuge. C’est alors un bonheur absolu de découvrir les environs, de monter au sommet proche sans rien sur le dos, de s’assoir sur un rocher pour rêver, de construire un igloo, d’aller voir si la vue est différente au tournant de la crête.

Voilà ce que je mets derrière les mots « Immersion douce ». Voilà ce que j’essaie de décrire, et peut-être de transmettre, au cours de ces pages. J’espère que ça vous parlera autant qu’à moi.