Ce texte figure dans le livre « Sacré mont Blanc » (2020)
Oisan, Col du Casset, 3265 m, Oisans
Comme Pascal traîne un peu pour boucler son sac, je pars devant. Je l’attendrai plus haut, au col du Casset. Depuis quelques jours, nous arpentons le secteur des Agneaux, en Oisans, pour nous préparer à la grande aventure qui nous attend cet été : nous allons partir vers les sommets des Andes péruviennes et souhaitons tester le matériel… et le duo.
Tout se passe bien. Nous avançons sans programme, au gré de nos envies. Cette approche peu formelle de l’alpinisme nous est commune, à Pascal et moi. C’est bien normal : nous avons vécu ensemble une grande partie de nos aventures montagnardes, depuis le début. L’errance fait partie du style de notre cordée.
En approchant du col, je constate que sur toute sa largeur la surface de la neige est coupée net, formant une ligne d’horizon toute proche au delà de laquelle il n’y a que du vide. Pas de doute, il y a une corniche, là-dessous. De là où je suis je ne peux pas évaluer ses dimensions mais elle doit être énorme. Bigre ! Méfiance ! Cessant de progresser dans sa direction, j’adopte une trajectoire qui lui est parallèle, et me maintiens à une dizaine de mètres de distance. Tout est calme. Le soleil est doux. Je ronronne.
Quelques secondes plus tard, je sens un léger craquement sous mes pieds. Le temps se met soudain à s’écouler au ralenti. A toute vitesse, mon cerveau en alerte entame un silencieux dialogue avec lui-même :
« C’est quoi, ce bruit ? Bah, ça doit être une plaque à vent.
– Mais c’est dangereux, ça, une plaque à vent ! On pourrait partir avec !
– T’inquiètes, on est sur du plat, on ne risque rien !
– Mmm, ça ne me dit rien qui vaille. Ce n’est pas une neige à plaques.
– Tu as raison. Mais si ce n’est pas une plaque, c’est… La corniche ! »
En une fraction de seconde une bouffée d’énergie m’envahit. Sans le décider consciemment, je concentre toute ma puissance dans les jambes et saute dans la direction opposée à la corniche. A l’instant où mes pieds quittent le sol, un craquement retentit derrière moi et se propage de part et d’autres du col. J’atterris brutalement, la tête écrasée dans la poudreuse par le poids du sac. Étourdi, je reste immobile quelques instants. Le sol vibre. Un grondement sourd envahit la montagne. Dès que j’en suis capable, je m’éloigne de quelques mètres en rampant, et jette un coup d’œil prudent vers l’arrière.
Mes traces ont disparu. Une bande de terrain de quinze mètres de large sur cinquante mètres de long a été aspirée dans le vide. Des dizaines de tonnes de glace dévalent la falaise sous le col et explosent contre les parois. Assis dans la neige profonde, je fais le bilan des dégâts. En sautant, j’ai accroché mon mollet droit avec le crampon gauche. Mon pantalon est fendu sur 10 centimètres mais je n’ai qu’une estafilade. Je m’en tire à bon compte.
– Oho !
Pascal approche d’un pas rapide.
– Ca va ? Qu’est-ce que tu fous ? Moi je serais toi je resterais pas si près de la corniche !
Je tends le doigt en direction du vide pour lui faire comprendre ma mésaventure. Il jette un coup d’œil rapide mais ne remarque rien de particulier. C’est normal, il ne subsiste aucune trace de ce qui vient de se passer. La ligne de crête a juste changé de position.
– Oui ?
Je ne trouve pas de mots. J’abandonne.