Être seul, dans le silence. S’imprégner de l’esprit du lieu. Se ressourcer.
Ou bien… partager, vivre à plusieurs ces moments.
Entre les deux, mon cœur balance sans cesse. Bien souvent l’envie de partage emporte le combat silencieux qui se fait en moi. Que restera t-il de tout ça si je suis seul à le vivre ? Si personne ne SAIT que ça existe, que j’y suis, à quoi cela peut-il bien servir.
Je sens bien que cette position ne tient pas. Que tout ce qui est vécu ne peut être perdu, que ce dont je me nourris ne peut m’être repris. Il y a forcément dans l’envie de partage quelque chose qui tient à l’égo. Quelqu’un doit savoir que j’ai vécu de belles choses… une sorte de fierté personnelle qui doit trouver à s’exprimer ?
Dans la seconde d’après mon avis bascule une fois de plus comme une girouette. Non, le partage n’est pas que ça. La présence d’un être cher à ses côtés, c’est aussi et encore un enrichissement. Plaisir de voir son plaisir. Communication directe entre les êtres, qui fait son chemin dans par d’autres voies que la parole, et fait avancer la conception qu’on a de l’autre et du monde.
Si la question se pose régulièrement de savoir « avec qui » je vais partir la prochaine fois, il est une envie secrète qui, même si elle n’est pas consciente à mon esprit depuis longtemps, y existe pourtant depuis toujours. C’est le désir de partage avec mes enfants. Qu’à leur tour, ils en viennent à aimer de toutes les fibres de leur corps ce milieu qui me fait tant de bien. Dans l’existence ce désir, je le sais, interviennent de très vieux souvenirs d’enfance, de pierriers et de sommets parcourus en famille, moments de bonheur partagés et constructifs. Monter la haut avec mes enfant, c’est la promesse garantie de retrouver ces moments.
Du moins l’ais-je cru. Car les choses ne sont pas, hélas, aussi simples. Mes enfants sentent bien mon attachement à la montagne. Ils le respectent, en sentent toute l’importance pour moi. Ils m’en parlent parfois, me questionnent (un peu). Mais ils ne sont pas tous réellement attirés eux-mêmes.
Hasard ? Force de la convention sociale ? Mes deux filles ne semblent pour le moment y accorder qu’un intérêt intellectuel. Chez Nils, le garçon, je sens l’éveil progressif de quelque chose de plus profond, qui touche aux émotions et pas seulement à la pensée.
Alors, j’ai décidé d’accompagner cet éveil, en essayant de ne pas me laisser seulement emporter par mes envies à moi, mais de rester à l’écoute de ce dont il aurait vraiment envie. Vers quoi cela ira-t-il, je n’en ai aucune idée. De temps à autres, on fait ensemble un petit pas en avant… ou en arrière quand je n’ai pas été assez respectueux.
Voici la chronique d’un partage…
J’irai plus jamais dormir dans la neige
« J’irais plus jamais dormir dans la neige ». C’est en scandant cette phrase entre deux sanglots désespérés que Nils continue à avancer face au vent glacial qui nous fouette le visage et nous aveugle à moitié.
Moi qui aime par dessus tout dormir là-haut, ne pas redescendre, j’ai l’impression d’un immense gâchis, d’avoir fait rater à mon fils l’entrée dans le monde merveilleux de la montagne, d’avoir réduit à néant, et pour longtemps, les premiers signes d’intérêt qu’il a commencé à y porter depuis quelques mois.
Mais surtout, pour le moment, j’ai peur.
Je croyais pourtant avoir tout prévu, tout préparé pour que l’aventure ne soit faite que de plaisir. Une météo excellente, un matériel bien chaud, des livres, de quoi préparer à Manon et Nils un bon repas chaud avec de choses qu’ils aiment… une marche courte, dans un endroit bien connu et facile d’accès : le Mont Lozère; autant dire pas encore les aiguilles de Chamonix !
Et c’est vrai que tout avait bien commencé. Pas un souffle d’air en sortant de la voiture, les enfants enthousiastes qui partent en courant dans la neige, se jouant du sac à dos pourtant d’un bon volume, la montée tranquille et facile au soleil couchant…
On avait choisi ensemble un coin qui nous plaisait à tous, plat, recouvert d’une épaisse couche de neige dans laquelle Nils et Manon s’étaient précipités pour fabriquer un igloo pendant que je montais la tente. Au coucher du soleil on s’était tous mis au chaud, dans notre douillette montagne de duvets et de couettes.
Après avoir bien mangé Manon et Nils avaient longuement joué avec la buée qui oscillait en bloc dans la tente lorsque l’on remuait la toile, donnant une impression de monde vacillant.
Bientôt de la glace avait commencé à apparaître sur les parois (il faisait -20° dehors), nouvelle source d’amusements…
Il y avait eu beaucoup de rires et de joie.
Dans le silence de la tente, une fois mes deux petits diables endormis, déjà je pensais que c’était gagné, qu’ils étaient conquis…
Quelques heures plus tard, un élément nouveau, imprévu, était apparu : le vent s’était levé, puis j’avais bientôt reconnu le bruit caractéristique du grésil qui tombe sur la toile de tente. Je n’étais pas bien inquiet : on était si proche de la route, de la voiture… un petit kilomètre de descente en longeant la lisère de la forêt, pas moyen de se perdre, 10 minutes au pas de course et on y serait. Pas inquiet, mais embêté : un voile sur le déroulement idéal de cette première expérience… et puis… quand même, un questionnement qui commence à m’occuper l’esprit : et si ça n’était pas si facile que ça ? Me reviennent des souvenirs de fuite dans le mauvais temps… et ce sont de mauvais souvenirs. Comment des enfants vont-ils prendre ça ?
Comme toujours, la réapparition du jour avait chassé ces sombres pensées. Après tout la situation n’était pas si terrible. Une quinzaine de centimètres de neige fraîche, un brouillard au travers duquel la vue porte à plusieurs centaines de mètres. Petit dej’ rapide, démontage de la tente en laissant les enfants à l’intérieur jusqu’à la dernière seconde… pour l’instant ils gardent le moral.
Nous voilà partis.
A 200 mètres du camp, la lisière de la forêt fait un coude vers l’est. Nous débouchons en plein vent. Il est très fort, exactement face à nous. Et glacial. Je connais bien cette sensation : le visage et les extrémités se refroidissent très vite, puis rapidement deviennent douloureux. Il n’y a pas à tergiverser dans ce cas de figure : il faut actionner, marcher à pas forcés, et se mettre à l’abri quand on s’immobilise. Ce ne sont jamais des moments agréables, mais rien de plus…
Seulement, là je suis avec des enfants. Qui n’ont jamais connu ça. Inattentif, pensant qu’ils me suivent, je pas devant. Je les entends dire qu’il fait froid, que ça fait mal, je les encourage encore gaiement : « Allez, on avance, vite ». 20 secondes plus tard, je me retourne pour surveiller leur avancée et je comprends mon erreur. Manon est assise dans la neige, se tenant les yeux. Nils erre au hasard, la manche sur le visage, et il appelle.
En une seconde mon état d’esprit bascule. Ils sont en difficulté. Il fait tellement froid qu’une telle attitude va rapidement les mettre en danger. Mon sang ne fait qu’un tour. Je remonte à la course, je les prends par la main, les encourage. Ils pleurent. Je me fâche, j’essaie de les réchauffer, je les encourage à nouveau. Je suis perdu, désemparé. Des images de mort m’effleurent. Je ne sais pas comment réagir. Finalement, on décide de se donner la main tous les 3. Ils avancent en aveugles, en se protégeant le visage. Ils sentent qu’il faut aller très vite. Accélèrent le pas. Tout en continuant à pleurer. Mais ils sont acteurs, ils ne se laissent plus faire.
Voilà la route, la voiture… prise dans une congère, heureusement petite, que je déblaie facilement avec la pelle à neige, pendant que les enfants se calment à l’intérieur dans leurs duvets… Je travaille avec hargne, furieux contre moi-même. Je sens encore dans mes membres l’effet de l’adrénaline qui m’a secoué.
C’est un sacré avertissement.
Sur la route du retour, tout près de là, le soleil réapparaît. L’habitacle de la voiture chauffe au soleil du matin, la vie revient.
Maintenant je suis un vrai alpiniste
Seconde expérience avec Nils.
Nous voici dans les Pyrénées ariégeoises en avril. Du chalet on aperçoit les les montagnes printanières encore chargées de neige briller au soleil. Nils a maintenant 11 ans, et je sens, imperceptiblement, son intérêt s’éveiller avec mes commentaires faussement innocents. Veut-il plaire a son papa ou ressent-il une réelle attirance pour ces pentes que je lui montre du doigt ? Cette question ne reçoit pas encore de réponse claire, mais je décide de profiter de l’occasion.
Attention, Cette fois, je le sens, doit n’être que plaisir… Je réussis avec peine à résister aux envies de grands sommets qui me tenaillent, et finis par choisir un sommet modeste, le Tarbesou (2300 m), en ne m’abaissant tout de même pas à l’envisager par sa voie normale. Une arête courte et aérienne se détache de l’antécime et part vers le nord rejoindre la station d’Ascou-Pailhères, maintenant fermée. De quoi nous offrir de belles ambiances.
Lever à 5 heures. Le silence de la maison encore endormie me replonge 30 ans en arrière. Nous passions souvent nos vacances en montagne dans des maisons familiales, sortes de villages vacance bien pratiques pour les parents de familles nombreuses qui trouvaient là une respiration grâce aux activités proposées aux enfants. Ca ne nous empêchait pas de vivre de beaux moments familiaux, notamment grâce aux « sorties en montagnes ». Chaque semaine, un guide emmenait les courageux vers un sommet du coin. On se levait au beau milieu de la nuit, et on convergeait furtivement vers la cuisine, dans laquelle avait été préparés et laissés à notre intention des petits déjeuners et des pique nique. Nous les enfants, on avait l’impression de participer à une opération secrète, qui nous donnait une grande importance à côté de tous les enfants ordinaires qui dormaient dans leurs lits. On déjeunait dans le silence dans le réfectoire vide et sombre, puis on quittait la sécurité du bâtiment pour entamer un long convoyage en voiture que nous faisions dans un semi sommeil, parfois réveillés par l’éclat soudain du phare de la voiture suivante au sortir d’une épingle. Puis le moteur s’arrêtait. Des mouvements feutrés se faisaient entendre dans l’habitacle, les parents nous laissaient encore somnoler quelques minutes pendant la préparation des sacs. Il fallait enfin sortir dans le froid… mélange de souffrance et de jouissance qui me laisse d’éternels souvenirs.
Nils ressent-il des émotions analogues en mangeant sa tartine dans le silence de la cuisine ?
Dans les première pentes de neige dure, nous sortons les crampons. C’est une première pour lui, il se sent tout à coup alpiniste pour de vrai. Utiliser ce matériel de spécialiste le motive, et il part comme une fusée. De loin en loin, il se retourne fièrement vers moi.
Un peu plus haut, au sortir de la forêt, nous prenons le temps de nous amuser dans une pente de neige plus raide. L’itinéraire normal est un peu plus loin, mais l’aspect technique de cette petite escapade ajoute encore au plaisir d’être là.
Nous voilà sur l’arête, encore modeste et douce. Il n’y a pas un souffle de vent, la neige porte bien, la vue se dégage à l’infini. On s’arrête toutes les 10 minutes pour se reposer et profiter. C’est un rythme étrange pour moi, mais je me laisse faire et finalement j’y prends goût.
Peu à peu, l’arête s’effile. Bientôt, nous nous encorderons, donnant définitivement à Nils le sentiment d’être de vrais alpinistes.
Nous n’atteindrons finalement pas tout à fait le sommet du Tarbésou. Le temps presse, bêtement j’ai donné une heure de retour et nous voilà pris de court. Une antécime locale nous sert de sommet de rechange, mais Nils est heureux, bien que légèrement impressionné tout de même.
La neige a maintenant molli, et la descente se fait en courant, glissant, s’enfonçant, sautant, trébuchant, criant et riant.
Arrivé à la voiture, Nils s’écrie « Ah, elle va regretter, Manon, quand je vais lui raconter comment on s’est régalés ».
C’est gagné pour cette fois.
Le résultat ne s’est pas fait attendre. Le lendemain, Nils m’a demandé : « Papa, la prochaine fois j’aimerai que tu m’emmène sur les bords du Mont Blanc. On marcherait vers le sommet et on irait aussi haut qu’on pourrait. D’accord ? »
D’accord, petit homme. Peut-être pas dès la prochaine fois, mais bientôt, je te le promets.
La famille dans les crêtes
Cette fois là n’est ni une balade en haute-montagne, ni une odyssée dans la neige… Après l’échec de la nuit dans la neige et le beau rattrapage de l’arête du Tarbésou avec Nils, j’ai eu envie de tenter quelque chose de différent : une balade familiale itinérante, sous tente, avec un challenge : que tout le monde s’éclate, les amateurs de montagne (grosso-modo : les garçons) comme les autres. J’avais aussi envie que ça ressemble un peu parfois à de la haute montagne, ce qui impliquait de monter un peu en altitude. Mon idée était la suivante : de bons moments en moyenne montagne donneront forcément envie à tout le monde de persévérer vers la haute…
Les discussions préparatoires ont été longues, difficiles. Manon, en préado qui tient bien son rôle, souhaitait pouvoir emporter son ordinateur portable, parce que c’est impossiiiiible de lâcher ses bloooogs plus de une journée, tu comprends il y a des dizaines de personnes qui les fréquentent tous les jours et je peux pas leur faire ce coup là… La question de l’ordinateur portable s’est réglée en environ 1 mois et demi… Ont suivi les problèmes du matelas, de la couette et de l’oreiller (1 mois), puis de la douche quotidienne dans une vraie salle de bains (2 mois).
Dans le cours des négociations, nous les parents avons dû lâcher des compensations. Les sacs des enfants devaient être limité à 3 ou 4 kilos (duvets et veste), nous obligeant à charger 20 et 30 kilos. Il a fallu accepter d’y faire entrer des objets indispensables au moral des troupes : 11 livres, choisis avec soin par chacun, un gros paquet de bonbon pour chaque jour, un journâââl intiiiime et encore beaucoup d’autres choses comme ça.
Pour remplacer la douche dans une salle de bain, il a fallu programmer un itinéraire nous faisant passer au minimum deux fois par jour près d’un lac. D’ou le choix de faire la traversée Col de Pailhères – Etang des Bouillouses (en Ariège) par les crêtes. Presque toujours à plus de 2000 mètres, passages à 2600.
Vint un jour ou tout le monde a été -tièdement pour certain(e)- d’accord pour tenter l’expérience.
Ce furent des journées d’une grande diversité d’émotions familiales.
Les lacs au soleil sont toujours d’une extraordinaire efficacité pour détendre l’ambiance, et lorsque nous en croisions un à n’importe quelle heure de la journée, nous n’hésitions pas à nous arrêter pour de bon pour en profiter à fonds. Pour quelqu’un comme moi qui a toujours envie d’avancer, d’en faire le maximum, ça n’est pas facile d’accepter de lâcher, de se laisser aller à glander. Mais je sentais que la réussite passait forcément par là.
Ces pauses baignades se sont souvent révélées excellentes pour faire remonter un moral fléchissant, et nous ont permis de repartir pour une heure ou deux de marche alors qu’avant la pause, ça n’était pas gagné…
Il y a eu des moments impressionnants, qui m’ont vraiment fait penser à la haute montagne : névés crevassés comme leurs grands frères glaciers, couloirs rocheux dans lesquels nous surprend le brouillard, le vent et la pluie… même un simple sentier dans une pente herbeuse très raide m’a impressionné par son exposition… Chacun réagit à sa manière dans ces circonstances, mais j’ai été surpris de constater que les enfants sont finalement très confiants dans l’attitude des adultes avec lesquels ils sont. Si aucun signe de peur ne leur parvient, ils ne voient pas le danger, le moral reste bon et ils vont leur chemin vaillamment, ou en chantonnant en dedans. Plusieurs fois je sais que j’ai eu plus peur qu’eux.
Avec des enfants, les moments d’intérieur sont importants et doux. Sous la pluie et la grêle, une fois à l’étape ou parfois en pleine journée, nous passions de longs moments sous la tente, entassés sous des montagnes de duvets mais confortablement installés, silencieux, lisant, somnolant, chacun dans sa bulle. La famille unie dans le silence… Dans la vie ordinaire ce type de partage n’existe presque pas. Soit on fait des choses ensemble, soit on est dans des endroits différents…
Il y avait aussi un sentiment de sécurité très fort vis à vis de la montagne : quoi qu’il s’y passe, on avait notre maison sous la main…
La dimension humaine est par contre restée limitée à sa plus simple expression puisque, privilège de la tente qui nous a permis de nous éloigner des sentiers battus, nous n’avons croisé que 0,0000 personnes en 4 journées. Le dernier matin, à l’approche de la civilisation, nous avons retrouvé l’espèce humaine en croisant l’une de ses formes la plus… formatée !
Que reste-t-il de ces 4 journées ? Nils, qui était intéressé par la haute montagne, l’est toujours. Brunelle a beaucoup aimé ces journées, elle en redemanderait volontiers, mais ne souhaite pas spécialement aller plus haut et plus fort pour le moment. Manon, le troisième jour, nous a dit qu’ « on ne faisait rien que marcher, marcher, marcher, et que je vois vraiment pas l’intérêt ». Selon toute probabilité, elle ne souhaitera pas renouveler l’expérience (sauf si on lui promet de lui acheter un téléphone portable en échange, évidemment)…
Ceux qui aimaient beaucoup aiment encore beaucoup, ceux qui aimaient un peu aiment encore un peu, et ceux qui n’aimaient pas aiment encore moins. Le bilan semble donc tout à fait équilibré !
Vers la haute montagne
Les aventures se sont prolongées encore trois ans. Nous avons fait ensemble Les Rouies, un séjour au Glacier du Sélé et une belle Boucle au Coolidge.
Puis sont arrivées les années d’adolescence… avec les nouveaux centres d’intérêt que cela implique. Nils s’est éloigné de la montagne. Mais je suis certain qu’il conserve en lui de bons souvenirs de ces moments, et que de lui-même il aura un jour envie d’y retourner… qu’on fasse ensemble ce fameux Mont-Blanc, peut-être ?
On verra…