Atteindre les toilettes du refuge Gnifetti nécessite un long et complexe cheminement empruntant des escaliers tortueux et d’étroites et interminables coursives, insolites dans un refuge de haute montagne. On se croirait dans les entrailles d’un de ces ferries bon marché qui transbordent des familles d’émigrés de part et d’autre de la Méditerranée. Les cabines sont serrées les unes contre les autres, pour entasser un maximum de monde dans cet espace compté. Pas de place pour le moindre hublot, la lumière du jour ne pénètre pas ici. Remontant la coursive, mains frottant contre les cloisons pour assurer mon équilibre, je crois sentir le navire tanguer sous mes pas. Il est vrai que, perché sur son éperon rocheux qui fend en deux les flots du glacier du Lys, le bâtiment peut évoquer aux rêveurs (dont je suis) un navire progressant dans la houle d’une mer agitée.
A l’extrémité de la coursive, une porte étroite donne enfin sur les toilettes. Le long d’un nouveau corridor sont alignés une série de gogues, chacun équipé d’une fenêtre privative de belles dimensions qui donne sur l’arrière du refuge. Y passer la tête est une surprise : alors qu’en versant sud l’on peut siroter une bière au soleil face à une branche du glacier totalement apaisée, la vue plonge ici sur une mer déchaînée. Séracs et crevasses s’y entrechoquent en cataractes trompeusement figées. Illustration sonores des forces telluriques à l’œuvre au cœur de la glace, de tonitruantes déflagrations parviennent régulièrement des cabines voisines. L’isolation phonique n’est pas le point fort du refuge Gnifetti.
Il ne doit pas faire bon traverser cette zone (je parle du glacier que j’ai sous les yeux, mais cela peut également s’appliquer à la coursive des toilettes du refuge Gnifetti en période d’affluence), et je ressens au ventre ce pincement caractéristique de la trouille autogénérée, celle qui se manifeste lorsque, bien à l’abri, on se plaît à s’imaginer au cœur de l’horreur toute proche.
Un peu plus haut, le glacier s’apaise. De loin en loin, dans les pentes de neige, une interminable chenille serpente laborieusement le long de la trace par laquelle nous sommes descendus, hier soir. Des dizaines de points noirs y progressent à minuscule allure, en direction d’un 4000, ou d’un refuge plus élevé, que sais-je. Tant de monde… La vision me laisse songeur. Quel contraste avec le vide sidéral que nous avons traversé ces dernières journées, sur les versants est et nord de ce même massif, à quelques kilomètres à peine. Les sirènes du second sommet des Alpes jouent à pleine puissance. Le tronçon supérieur des télécabines de Staffal n’est pas étranger à cette affluence record : il vous dépose frais comme un gardon à 3200 mètres d’altitude. Pour peu que l’on soit acclimaté, il est possible de faire l’aller-retour à la pointe Gnifetti (4554 m) en quelques heures, réduisant l’ascension à un simple footing matinal.
Je finis par baisser mon pantalon et me joindre au concert des gogues de Gnifetti.
La veille
A la lumière éclatante du grand beau temps d’aujourd’hui, le plateau sommital du Mont Rose semble débonnaire. Les pentes faibles, les crevasses rares, les sommets nombreux et faciles d’accès attirent le chaland. Dans toutes les directions, aussi loin que porte le regard, des dizaines de cordées se croisent sur les nombreuses trace qui sillonnent le plateau, ou se dirigent vers une destination inconnue en traçant la leur. Des marcheurs fatigués font la pause dans la neige, d’autres partent à l’assaut d’un sommet, redescendent de l’autre côté, s’éloignent vers la vallée. Des tentes se montent, d’autres se plient… On croise des couples en cordées de deux, des jeunes en cordées de trois, des collectives du 3ème âge en cordées de 6 et plus qui mettent un temps infini à franchir la moindre crevasse. Des randonneurs égarés en altitude sont chaussés de crampons de ville, des skieurs esquissent quelques virages hésitants sur une neige croûtée… Certains de ces gens sont mal acclimatés, on les reconnaît facilement à leur teint cireux et leur regard vide. Les habitués de l’altitude, quant à eux, sont aussi à l’aise qu’à une terrasse de bistrot. Des éclats de voix, portés très loin par l’air ténu de la haute altitude, nous parviennent de chaque sommet, de chaque combe, de chaque col… Rires, conversations, sifflotements, engueulades parfois. Tout cela semble un peu irréel : à 4200 mètres d’altitude, sur le plateau sommital d’un super géant des Alpes, tous ces gens vont et viennent dans la plus parfaite insouciance, consommant de la haute montagne comme sur un banal terrain de sport multiactivités.
Un peu plus haut, les pentes se redressent légèrement. Seules quelques pointes atteignent cette altitude. Ce sont tous des sommets mythiques : le Lyskamm, la pointe Dufour, le Nordend… Il y a encore du monde, mais l’ambiance est plus austère, moins décontractée. Un petit vent glacial vient rappeler où l’on se trouve. Quelques cordées épuisées gisent ça et là sur le bord de la trace, le cul dans la neige. Pour un peu on se croirait sur la voie normale du Mont-Blanc.
C’est sur l’une des pointes ultimes du massif que trône le refuge Margharita. A 4550 mètres d’altitude, c’est le plus haut d’Europe. C’est une contradiction ambulante. Un refuge sert ordinairement à raccourcir une étape, à rapprocher d’un objectif. Celui-ci est directement situé SUR l’objectif : la pointe Gnifetti, l’un des quatre sommets du Mont Rose. A la fin de l’ascension, au lieu de déboucher sur une arête effilée et de se prendre en photo dans l’air glacé, on se retrouve à commander une bière à un comptoir en bois, et à la déguster en compulsant un exemplaire périmé d’une revue d’alpinisme suisse.
Ceux qui choisissent de dormir là avant de grimper un sommet devront, le lendemain matin, faire un exercice intellectuel peu banal : pour réaliser leur ascension de la journée il leur faudra immanquablement commencer par descendre. Pour couronner le tout, le sommet conquis culminera peut-être à 2 ou 300 mètres plus bas que l’altitude à laquelle ils auront passé la nuit !
Malgré ces étrangetés, malgré l’altitude qui n’aide pas à dormir, durant tout l’été Margharita est blindé de monde. Car Margharita est également très attachant. C’est un vieux bâtiment, tout de bois, chaleureux. Des fragments de la grande histoire de l’alpinisme se sont écrits ici, et cela se sent. S’il fallait le comparer à un bateau, ce serait un vieux gréement. Une belle goélette du XIXème siècle, solide, mais qui craque un peu de partout au gré des mouvements de l’eau.
Les chiottes de Margharita, quant à elles, présentent une particularité intéressante, qui mérite d’être signalée. Lorsque vous présentez votre postérieur au dessus de l’ouverture à la turque, une brise très fraîche vous rafraîchit la raie, comme dans les sanisette automatique de luxe qui vous la sèchent après l’avoir aspergée d’un liquide plus ou moins désinfectant. Apparemment, les vents qui passent à travers la montagne (air connu) s’engouffrent quelque part dans les tuyaux pour ressortir ici. Un conseil : ne vous éternisez pas sur ce courant d’air glacé. Séparez vous au plus vite de ce que vous avez à déposer, quitte à serrer un peu la rondelle sur la fin, puis torchez vous prestement, sinon sans vous en apercevoir vous remballerez dans vos braies un étron gelé. Quelques heures plus tard, lorsque vous aurez perdu quelques centaines de mètres d’altitude et que la température sera repassée au dessus de zéro degrés, vous risquez de déranger votre entourage.
Dans les bourrasques les plus fortes, le courant d’air ascendant augmente de puissance. Avec un peu de chance, vous pourrez assister au délicat ballet aérien de votre papier toilette usagé, dansant comme une balle de ping-pong perchée au sommet d’un jet d’eau.
La veille encore
La longue montée depuis le Gornergletscher permet d’étudier le refuge du Monte Rosa tout à loisir. D’abord scintillement furtif au cœur d’une immensité rocheuse, il a progressivement grandi pour prendre sa forme définitive, impressionnant édifice de verre et de métal, racé et fin. Celui-là, pas de doute, c’est un paquebot de grand luxe, fait pour emmener en croisière les riches de ce monde. Par ce grand beau temps, calme et ensoleillé, il est tranquillement au mouillage sur mer d’huile, mais on devine que même les tempêtes les plus violentes ne pourraient pas le mettre à mal. On doit se sentir en sécurité, là-dedans. Qu’est-ce qui pourrait l’atteindre ?
A petits coups de rames, j’approche le monstre et viens me mettre bord à bord. Sur le pont promenade ensoleillé, les passagers profitent des derniers rayons du soleil en sirotant des cocktails. Dans la salle à manger de première classe, spacieuse et lumineuse, le personnel impeccable commence à dresser les tables pour le service du soir.
Avant le repas, il me faut faire un tour au petit coin. Je pars en exploration au travers des coursives. Larges, fonctionnelles, elles ménagent de loin en loin des paliers confortables, avec fauteuils et baies vitrées donnant sur les crêtes. Des petits groupes s’y attardent, en pleine discussions mondaines. Enfin, le logo que je cherche. Je pousse la porte. Le lieu est spacieux, propre, comme neuf. L’air porte une fragrance de sous-bois frais. Est-ce mon imagination ou une musique d’ambiance feutrée me parvient-elle, délicate et apaisante ? Assis sur le trône, je savoure le confort incroyable de ce petit coin.
Mais où est donc passée la montagne ?
La veille encore
Le Bivouac Citta di Luino est une coquille de noix. Une de ces minuscules barcasses fatiguées que se paient les plus pauvres des amoureux de la mer, y engloutissant leurs maigres économies. Tout de brics et de brocs, mélange improbable de vieux bois et de métal rayé, il est pétassé de partout. Pour le maintenir à flot, une partie des week-ends se feront à quai, consacrés à l’entretien et la restauration du rafiot. Les passionnés ne râleront pas, cela fait partie du plaisir autant que la navigation.
Sur ce frêle esquif, pas question de se lancer dans une transatlantique. C’est le compagnon idéal des cabotages tranquilles, sans trop perdre de vue les côtes. La cabine, spartiate, n’offre que l’essentiel : quelques couchettes, une étagère à produits alimentaires périmés, une planche branlante en guise de table (gare à vos genoux, par houle de travers la cafetière s’y renversera immanquablement).
L’embarcation est paraît-il prévue pour 12 équipiers, mais la vie à 6 s’y révèle déjà fort complexe. Il faut en permanence déployer des trésors d’ingéniosité pour optimiser le rangement, minimiser les déplacements, trouver le meilleur angle pour s’allonger sur des couchettes trop courtes…
Avantage de sa petite taille, le vaisseau est au mouillage sur une arête étroite et vertigineuse, inaccessible aux géants des mers du reste du massif. Plus qu’ailleurs, on est ici au contact intime avec la montagne environnante, dont on peut sentir la présence au travers des cloisons. Lorsque le rafiot respire sous les bourrasques ou que le grésil claque contre le métal, on ne peut s’empêcher de songer avec effroi et délice que l’on a bien de la chance de l’avoir trouvé, ce petit nid fragile mais finalement bien douillet.
Le voyage au petit coin prend ici des allures d’aventure épique. Pas de toilettes intégrées, bien sûr. Il faut sortir faire ses besoins par dessus le bastingage. Attention à la marche : le seuil de la porte donne directement sur un vide de 2000 mètres.
Les marins de sexe masculin les plus aguerris réussiront, en se tenant d’une main à l’un des filins qui retiennent le bâtiment au sol et en orientant correctement leur engin, à dessiner dans l’air une magnifique parabole liquide de plusieurs centaine de mètres. Il y a des records à battre, mais faites attention : personne n’entendra crier le maladroit qui bascule à la mer, il disparaîtra à jamais.
Pour la grosse commission, l’endroit n’est vraiment pas approprié. Il faut s’éloigner un peu du navire. Ca tombe bien, la cabine est saturée de monde qui s’agite et, comme souvent, je ressens l’envie de profiter au maximum de l’ambiance du dehors avant de m’enfermer pour la nuit. Je pars à la découverte le long de l’arête. Elle est étroite, mais confortable, accueillante. Une fine couche de neige poudreuse immaculée couvre la roche. Je me sens heureux, à ma place.
Passé une petite bosse, le refuge disparaît à ma vue. Je suis seul au monde. Pourtant, dans la lumière décroissante de la nuit qui monte, les lumières de Macugnaga s’allument une à une et viennent me rappeler que là-bas, au raz de l’horizon, la côte est toujours présente. Tout en avançant précautionneusement, j’explore l’arête du regard, dans le détail. Je cherche un lieu approprié. Un léger replat, si possible protégé du vent. De quoi caler solidement mes deux pieds, tout en profitant du paysage. Ca et là, quelques sites semblent correspondre à ma recherche mais il y a toujours quelque chose qui cloche. J’erre de droite et de gauche, d’un précipice à l’autre, fouetté par un petit grésil revigorant. Un corbeau s’approche, intrigué. Il plane en équilibre instable sur l’air glacé qui monte de la vallée. Son plumage est mité, une rémige brisée donne à l’une de ses ailes l’allure d’une bouche édentée. Comme la cabane, il aurait besoin d’un week-end d’entretien. Il me tourne un moment autour, puis se désintéresse de moi et disparaît dans un froissement d’aile.
Pantalon aux chevilles, confortablement installé, je rêvasse longuement, bercé par les bourrasques de la montagne.