Ce texte figure dans le livre « Sacré mont Blanc«
Cévennes, Printemps 2002
J’ouvre la porte grinçante du placard de mon bureau cévenol et en extirpe avec délice un vieil exemplaire du guide Vallot, Tome 1 (Mont-Blanc-Tré-la-tête). Sa légendaire couverture lustrée vert foncé est noircie au coin supérieur droit. Le carton est brûlé, vestige d’un début d’incendie dans la cave où j’avais laissé moisir des années durant ce précieux ouvrage. Cette fois, nous avions bien failli y laisser des plumes. Les nombreux amis heureusement présents ce jour là avait été réquisitionnés d’urgence pour acheminer des gamelles d’eau. Dans la panique tout le monde se croisait en tous sens en s’arrosant mutuellement. Au final, Sophie avait sorti le tuyau d’arrosage et éteint avec beaucoup de panache les grandes flammes qui léchaient déjà les poutres de châtaignier multicentenaires ultra-sèches et terriblement inflammables.
Après l’alerte, j’avais mis de côté un carton de livres trempés et encore fumants. Des manuels d’informatique datant des années 80, présentant d’obscurs langages de programmation oubliés depuis longtemps. Souvenirs de ma période étudiant déjà branché informatique (sur ce plan-là, au moins, j’étais en avance). Une curieuse nostalgie m’avait donné envie d’y farfouiller pour me replonger une dernière fois dans la syntaxe absconse du Forth ou du Lisp, avant que l’ensemble ne prenne la direction du container à papier recyclé. Et voilà t-y pas que je tombe sur le guide Vallot ! Je me souviens avoir éprouvé de l’indignation à imaginer qu’il aurait pu finir ses jours au pilon avec « Le Basic pour les nuls » (tiens, un de ces jours il faudra que j’écrive un « mont Blanc pour les nuls », je pense que j’aurai bientôt suffisamment d’expérience pour ça). Je l’avais récupéré, épousseté, ouvert (avec difficulté car la reliure s’était quelque peu raidie au cours des différentes épreuves qu’elle avait eu à subir)… et je m’étais replongé dans ce texte au style si désuet et pourtant si essentiel.
Sept ans après l’incendie, je me retrouve en train de faire les mêmes gestes, caressant les pages avec la même tendresse, observant chaque croquis en détail. Je tourne les pages au hasard, cherchant une idée directrice pour une balade de quatre ou cinq jours, mais cette fois le guide ne m’aide pas. Il y a tellement de possibilités. Les itinéraires y sont décrits de manière si touffue, si détaillée, que je m’y perds… J’ai besoin d’une vision globale. La carte sera plus parlante ! Je l’extirpe à son tour du placard et l’ouvre sur la table. Elle est tout en plis déchirés et chiffonnés qui font les montagnes russes, je les lisse tendrement de la main. Celle-là aussi, elle a vécu ! Comme à chaque fois que je la ressors, je suis impressionné par la quantité de blanc qu’il y a là-dessus. Les glaciers y couvrent des surfaces gigantesques, rien a voir avec les autres massifs montagneux de France. Mon cœur palpite déjà.
De nombreux itinéraires sont tracés au crayon à même la carte, numérotés selon la codification du guide Vallot. La plupart n’ont été que des rêves inaboutis, quelques-uns vu ont vu mes pieds de près. Voyons, voyons… Par où commencer ? Quelles seront les contraintes ? Comme d’habitude, pas question d’emprunter un téléphérique. Je n’ai rien contre cet outil formidable, mais je préfère le réserver aux cas d’urgence. Pour rien au monde je ne me passerai de la marche d’approche en basse altitude : elle permet de faire en douceur la coupure avec la vie d’avant et constitue une mise en jambe pour la suite de la montée. Comme d’habitude également, je souhaite que nous soyons en autonomie totale. Nous devrons porter la tente et la nourriture. Les sacs seront lourds et nous avancerons lentement. Nous ne serons pas préparés à l’altitude et devrons gérer cet aspect sur place. Les spécialistes estiment que l’organisme peut s’acclimater de 500 mètres de dénivelé par jour. A ce rythme, en démarrant à 1500 mètres d’altitude, il nous faudrait… voyons voyons… 5 jours pour atteindre le sommet… plus une pour la redescente. 6 journées en autonomie. C’est beaucoup.
La majorité des grimpeurs qui montent au mont Blanc par la « voie normale » ne consacrent pourtant que deux journées à l’ascension. Leur combat contre l’altitude exploite sur le « délai de grâce » (appellation personnelle), ces quelques heures dont on dispose, lorsqu’on dépasse son altitude d’acclimatation, avant de ressentir les effets du mal des montagnes. Le premier jour ils gagnent le refuge du Goûter, à 3800 mètres d’altitude. Les plus sensibles tombent malade pendant la nuit et ne pourront même pas se lever. Ceux qui, au petit matin, partent vers le sommet, mènent sans le savoir une course contre la montre pour faire l’aller-retour pendant le délai de grâce. Tout le monde n’y parvient pas, et de loin. Notre cas de figure va être très différent : nous monterons doucement, mais en permanence pendant plusieurs jours. Nous ne pourrons donc jamais redescendre sous notre altitude d’acclimatation, qui augmentera tout doucement et a priori légèrement moins vite que notre altitude réelle. Nous serons exactement sur le fil, à la limite de l’acclimatation (prévoir de l’aspirine).
Récapitulons : il me faut donc préparer un itinéraire techniquement facile (pour être praticable avec de gros sacs), qui monte tout doucement et régulièrement depuis la vallée (pour l’acclimatation). Voilà qui ne nous laisse pas beaucoup de possibilités. Je les connais bien, toutes ces voies, pour les avoir déjà parcourues plusieurs fois chacune. Mais j’ai besoin de refaire le point. Pour la millième fois, je me plonge dans la carte et commence à explorer méticuleusement chaque versant du Massif.
Hmm… Il y a la voie des Grands-Mulets, oui, bien sûr… C’est l’itinéraire suivi par les premiers ascensionnistes. Je les comprend, ces héros du XVIIIe siècle, d’avoir choisi cette option, car depuis la vallée de Chamonix l’itinéraire semble évident : une puissante crête rocheuse couverte de forêts monte droit vers le mont Blanc jusqu’au cœur des glaciers. A cette époque, l’univers de la glace était réputé dangereux, mortel même, et l’on cherchait à retarder au maximum le moment où il faudrait y poser le pied. D’où l’intérêt de cette crête, dont le sommet semblait constituer un avant-poste du monde des vivants au cœur de la haute montagne.
Dès les premiers mètres, au sortir du hameau des Bossons, le sentier entame une vertigineuse, interminable, hypnotique série de lacets. J’ai cru compter plus de lacets sur ce flanc de montagne que nulle part ailleurs dans le monde. Un virage à gauche. Une minute de marche. Un virage à droite. Une minute de marche. Les pensées s’évadent, mais le corps vit au rythme des changements de cap. Le temps ne se compte plus en minutes, il s’évalue en nombre de virées de bord, et bientôt la notion même de durée perd toute signification.
Les bruits de la vallée, de plus en plus lointains, finissent par se fondre en un grondement sourd. Deux flots y mélangent leur rumeur : les eaux tumultueuses de l’Arve et les camions qui montent en files denses vers le tunnel du Mont-Blanc. Au sortir de la forêt, le glacier des Bossons apparaît, raide, craquelé, hostile. De loin en loin, les pylônes rouillés d’un téléphérique désaffecté s’accrochent aux pentes d’herbe désertes, témoins d’une activité révolue. Quelles obscures motivations ont attiré en ces lieux l’homme de la vallée ? Au loin, une pierre roule et ricoche de paroi en paroi, laissant derrière elle de longs échos, et va s’abîmer dans une crevasse du glacier. Un vent descendant s’installe, frais et lourd, portant des effluves de glace. Çà et là, des abris de pierre édifiés à l’abri de rochers colossaux témoignent d’ascensions anciennes.
Sans transition, la pente laisse place à l’horizontale et la vue s’élargit. Un fleuve de glace fracturée s’étale à perte de vue, dans toutes les directions. La roche prend fin ici. La colossale cascade de glace qui dévale depuis le sommet du mont Blanc, 2000 mètres plus haut, vient s’y écraser de plein fouet et lui livre un combat de Titans. L’air faussement calme vibre sous l’effet des forces en présence. Cet endroit précis où se frottent roc et glace s’appelle « la Jonction ». C’est un endroit hors du commun, point de contact entre deux mondes. Le chemin ramène vers la civilisation et sa sécurité. Faire un pas de plus vers l’avant projette au cœur de la haute montagne, sauvage, dangereuse… A chacun de prendre sa décision. Je ne me rappelle pas avoir franchi une seule fois cette limite sans avoir eu la tentation de rester en deçà, à l’abri…
Quelques centaines de mètres au-dessus de la Jonction, perché sur un îlot rocheux escarpé, isolé au milieu des glaces fracturées, trône le refuge des Grands-Mulets, première étape de l’ascension du mont Blanc par ce versant. Les alpinistes y accèdent généralement par un autre itinéraire, dont le point de départ est la station intermédiaire du téléphérique de l’aiguille du Midi, à 2300 mètres d’altitude. De là, une traversée ascendante facile les amène directement sur le replat du glacier, largement au-dessus de la Jonction. 500 mètres de dénivelé au lieu de 2000, le calcul est vite fait. Rejoindre trace « officielle » depuis la Jonction constitue une première aventure sur la route du sommet. Il n’y a pas de cairns, pas de balisage : le passage est trop mouvant. D’une semaine à l’autre, les points de repère se déplacent ou sont engloutis. Ceux qui s’engagent sur la glace doivent tracer leur propre chemin au travers du dédale de crevasses. Une année particulièrement mauvaise, les crevasses nous avaient obligé à effectuer d’infinis détours. Nous ne cessions de passer et repasser tout près de la Jonction, qui s’éloignait très, très lentement, refusant de se laisser engloutir sous un horizon pourtant si proche. Je me sentais marin quittant le port face au vent dans la tempête, tirant d’interminables bords pour m’éloigner de la côte, tout en craignant de perdre de vue ce repère rassurant.
Oui, vraiment, la Jonction est un endroit magique, et un peu maléfique à la fois. Peut-être est-ce elle qui donne l’essentiel de son intérêt à ce versant… Mais il ne faut pas se laisser abuser : sous ses airs de « Grande », elle ne culmine qu’à 2589 pauvres petits mètres d’altitude. Il en reste encore 2300 à grimper pour atteindre le sommet ! Certes le reste de l’itinéraire ne présente pas de difficultés techniques majeures, mais il est long et engagé : il faut franchir plusieurs ressauts glaciaires crevassés, surmontés de séracs instables, avant de rejoindre le col du Dôme et l’arête sommitale. Une véritable « bavante », que les alpinistes du XIXe siècle délaisseront rapidement après les premières ascensions victorieuses pour tourner leurs chaussures à clous vers l’aiguille du Goûter.
Penché sur ma carte, je continue à remonter le versant d’un index gourmand. 3509 mètres : Rocher de l’heureux retour. C’est ici que De Saussure et son équipe victorieuse passèrent leur troisième nuit en montagne sur le retour de la première ascension. Le secteur m’a toujours intrigué. En contrebas du fameux rochers, quelques centaines de mètres à l’est, il y a une vaste et magnifique combe glaciaire, presque horizontale. Encadrée par deux épouvantables chutes de séracs, en amont et en aval, surplombée par les vertigineuses parois ouest du mont Maudit, elle est totalement isolée du reste du monde. C’est un endroit austère et dangereux, un cul- de-sac absolu, un désert à l’intérieur du désert… Qui pourrait avoir envie d’y aller ? J’ignore le nom de cet endroit interdit – en a-t-il seulement un ? – mais chaque fois que je l’ai approché, mon imagination s’est emballée. J’ai cru y apercevoir des traces de pas dessinant des itinéraires mystérieux… Parfois même, aveuglé par le contre-jour, m’a-t-il semblé y distinguer une silhouette furtive. Un avion s’est peut-être écrasé là, il y a longtemps ? Ou un ballon dirigeable ? Il y eut un survivant. Il n’a pas réussi à s’échapper. Ou plutôt… il s’est trouvé bien là-haut, loin d’une civilisation futile et destructrice qu’il déteste. Depuis des années, il vit dans une grotte de glace. Il se nourrit des débris alimentaires perdus par les centaines de cordées qui, 1000 mètres plus haut, traversent le col du Mont-Maudit. Quelques vieux alpinistes connaissent son existence et le nourrissent en secret. Un jour je le trouverai, et je le ramènerai à la civilisation – à moins que je m’installe avec lui, s’il veut bien de moi.
Plus haut encore, au dessus du Grand Plateau, plusieurs combes permettent de rejoindre le col de la Brenva et l’arête nord du mont Blanc. Mmmm, il y aurait peut-être encore mieux à faire. Accrochée au mur de la chambre de mon fils, il y a une photo panoramique du mont Blanc, prise d’avion. Officiellement, je la lui ai offerte pour tenter de lui transmettre un peu de ma passion, mais en fait ce fut surtout pour me faire plaisir à moi-même, et je passe beaucoup de temps à la contempler en rêvassant. Un jour que mon regard flânait dans ce secteur, j’ai cru y déceler un itinéraire direct, montant du Grand Plateau vers le sommet. Mais, c’est idiot, l’ombre projetée par l’arête des Bosses cache une partie de la zone et m’empêche d’en être certain. Il me faudrait voir sur place… ou bien ouvrir le guide Vallot, mais je ne sais pas pourquoi, tout d’un coup j’ai la flemme. Je préfère continuer à rêver et faire des plans sur la comète.
Moui, moui, moui, intéressant, ce versant, intéressant… La voie historique n’est certes pas la plus rapide, c’est un fait. Mais c’est précisément pour cette raison que je l’aime. Et pour son isolement, à l’écart de l’autoroute du Goûter, pour son parfum suranné, pour le souvenir des héros qui l’ont parcourue. J’y ai tant de souvenirs. J’y repasserai toujours avec plaisir. Pourquoi pas cette fois ?
Tout à ma réflexion, je contemple le paysage cévenol visible par la fenêtre de mon bureau. La vallée du Tarnon, le causse Méjean et ses falaises puissantes, les contreforts du Mont Aigoual. Juste en face de moi, une petite crête rocheuse émerge de la vallée et monte vers la Can de l’Hospitalet. Je la suis du regard… tiens, c’est bizarre : son profil m’évoque quelque chose de connu : il marque un premier ressaut assez ample, surmonté d’un second plus petit. Mais oui, bien sûr : on dirait les fameuses « bosses » de l’arête du même nom, les dernières centaines de mètres sur la voie normale du mont Blanc. Ça alors ! A 800 mètres d’altitude, quasiment 4000 mètres plus bas, mais on s’y croirait ! Il y a quelques années il avait neigé près de soixante dix centimètres sur les Cévennes, nous étions montés là-haut à pied, en famille… On avait brassé, brassé, comme en haute montagne. Comme sur le mont Blanc en début de saison. L’arête du Boss, ici même, chez moi. J’en suis tout heureux.
Je me penche à nouveau sur ma carte, et déplace mon attention vers le sud-ouest. Mon index survole l’aiguille du Goûter sans s’y arrêter. La voie normale du Boss est un itinéraire pratique, mais ce que je recherche aujourd’hui, c’est un endroit pour rêver. Je survole l’aiguille de Bionnassay… Mmmm, un souvenir me revient : c’est la nuit, nous progressons à califourchon sur l’arête … pas mal non plus, ce secteur. Il faudrait arriver par le sud. Voyons, voyons…
Départ des Contamines, montée au mont Tondu, descente au glacier de Tré-la-tête, arêtes de Miage, aiguille de Bionassay, dôme du Goûter, mont Blanc. 25 kilomètres d’arêtes à parcourir avant d’atteindre le Boss, dont 15 à plus de 3000 mètres. De quoi installer une sacrément belle ambiance de haute-montagne, en s’acclimatant tout doucement… Les arêtes sont des lieux magiques. A mi-chemin de la ligne et de la courbe, elles sont presque aussi aériennes que les pics, et ménagent un espace de liberté pour aller et venir. Creuser une plate-forme sous le sommet d’une arête effilée et y planter sa tente… pousser plus loin la trace le lendemain et recommencer plus loin et plus haut… Bon sang, que cet itinéraire me fait envie !
Il y a tout de même un problème de taille – ou plutôt, un problème de poids, devrais-je dire. Au pied de l’aiguille de Bionnassay, l’arête se redresse sensiblement et se transforme en un ressaut rocheux de 300 mètres de dénivelé. Rien de difficile, je l’ai déjà parcouru plusieurs fois, mais impossible à franchir avec 25 kilos sur le dos. J’arpente nerveusement le bureau en tous sens en me grattant le menton. Il y a certainement une solution. Comment font donc les alpinistes très chargés engagés dans des grandes voies ? En Himalaya, par exemple ? Ils font des portages, bien sûr ! Hmmmm, voyons donc ce que donnerait le franchissement de ce passage en technique himalayenne.
Il faudrait poser un camp au bas du ressaut, vers… (je reviens à ma carte) 3800 mètres d’altitude. Bien. Le lendemain matin, première ascension avec seulement la moitié du chargement sur le dos, passage au sommet de l’Aiguille (4052 mètres), redescente au col de Bionnassay (3888 mètres), dépôt du matériel, retour au camp par le même chemin. Combien de temps cela mettrait-il ? 4 heures en tout ? 5 heures ? Ça laisserait le temps de faire une seconde ascension avec le reste du matériel, et d’installer le camp au col. Je me frotte les mains d’enthousiasme : c’est certain, avec deux ascensions dans la même journée, c’est possible ! Le reste de l’itinéraire, ensuite, est facile comme tout, puisqu’il rejoint la voie normale au dôme du Goûter. Il est chouette, cet itinéraire, il me plaît vraiment bien.
***
Che Guevara boit le maté avec sa bombilla, Che Guevara fume un gros cigare, Che Guevara sur son lit de mort à la Higueira, Che Guevara est en string sur la plage de la Havane (non, ça c’est une blague), Che Guevara est encordé dans la neige sur les flancs du Popocatepetl… toutes ces photos sont célèbres, mais pas autant que LA photo du Che. Vous savez, ce portrait légèrement flou, sur lequel notre homme, coiffé de son béret à étoile, jette vers le lointain un regard grave. Celle là, le monde entier la connaît. C’est à elle que l’on doit de savoir reconnaître le Che sur toutes les autres. Elle entretient la légende.
Le mont Blanc, c’est un peu le Che Guevara de la montagne : d’innombrables photos connues le prennent pour sujet : l’arête de Peuterey à l’automne, encadrée de mélèzes déjà jaunes, ou l’aiguille et le dôme du Goûter immuablement pointés du doigt par la statue de Paccard à Chamonix… Ces photos sont toutes célèbres, mais ni leur notoriété, ni leur force d’évocation ne sont au niveau de LA photo. Celle-là est prise depuis le Brévent, un sommet d’altitude moyenne situé juste en face, de l’autre côté de la vallée de Chamonix. On y voit une formidable ligne de crête dentelée, enfilade de sommets puissants. Une glace épaisse les couvre presque totalement, ne laissant dépasser que quelques pointes rocheuses effilées. L’un des sommets culmine nettement, c’est le Boss, bien sûr. Plusieurs sommets secondaires l’encadrent, contribuant à renforcer l’impression de supériorité du maître. De colossales langues glaciaires déchiquetées plongent vers la vallée de Chamonix. Cette photo, tout le monde la connaît : elle est imprimée sur les calendriers de la Poste, sur les étiquettes d’eaux minérales, sur les papiers à en-tête des entreprises qui veulent faire dynamique (c’est à dire toutes les entreprises). Regardez mieux, la prochaine fois, vous la reconnaîtrez.
Dans le langage des alpinistes, les « trois Monts », ce sont les trois principaux sommets visibles sur cette photo : le mont Blanc et ses deux satellites de gauche, le mont Maudit et le mont Blanc du Tacul (le « Tape-cul », comme l’appellera affectueusement un ami avec lequel nous en avions fait l’ascension). Un ensemble d’une puissance sans pareille en Europe. Un versant que tout alpiniste débutant rêve d’arpenter.
La manière la plus courante de « faire les trois Monts » consiste à prendre la première benne du téléphérique de l’aiguille du Midi. Émergez à 3800 mètres d’altitude, dans le froid, le soleil, le vent. Redescendez l’arête nord jusqu’au Col du Midi, à 3500 mètres, puis foncez, foncez, foncez. Montez à l’épaule du Tacul (4100 mètres), redescendez au col Maudit, grimpez jusqu’au col du Mont-Maudit (4200 mètres), traversez le col de la Brenva, puis prenez tout droit dans la pente jusqu’au sommet. Ces neuf kilomètres de long pour 1500 mètres de dénivelée constituent une journée d’alpinisme assez classique, mais son altitude élevée lui donne une ampleur non négligeable. S’il fait beau, que vous avez la forme et que vous êtes correctement acclimaté, il se peut que vous arriviez au sommet, avant de reprendre votre course, vers la vallée cette-fois ci.
Lors de mes premiers pas en haute-montagne, j’ai comme tout débutant eu envie de souscrire à cette ascension mythique. J’ai méticuleusement respecté le scénario « officiel » décrit ci-dessus, j’en suis revenu ébloui. Mais frustré : dix heures d’efforts… et si peu de temps pour en profiter ! Sans compter le choc culturel, de retour au téléphérique, lorsque vous déboulez parmi des hordes de touristes en bras de chemise qui vous photographient à tout va… Il m’avait manqué le temps de m’habiller le cœur avant, et de digérer tout cela dans le calme après. Ah, il doit bien y avoir une manière de parcourir cet itinéraire sans céder au Dieu du stress ! Il faudrait trouver un moyen pour atteindre le col du Midi sans prendre la benne. Y monter doucement, en prenant le temps de s’acclimater, par un itinéraire facile.
Pas besoin de consulter la carte pour imaginer la solution : c’est la Mer de Glace, bien sûr ! Cette espèce de chaussée géante mais tranquille qui serpente au cœur du Massif. Elle a beau être l’un des glaciers les plus célèbres du Monde, il y règne un grand calme dès lors que l’on s’éloigne des accès touristiques. Partir du Montenvers, à 1900 mètres d’altitude, voilà qui ferait un sacré bel itinéraire, 25 kilomètres dans l’univers d’en haut… Je suis déjà passé par là, mais qu’importe, j’en ai le cœur qui palpite !