Ce texte figure dans le livre « Sacré mont Blanc«
Aiguille de Bionnassay, 1984
Un kilomètre ! Voilà un kilomètre que nous nous tapons le cul sur cette arête gelée !
J’aurais dû m’en douter, que nous avancerions vite. Après quinze jours à enchaîner des sommets dans le massif, avec déjà deux passages à 4807, il était normal que nous tenions une forme olympique ! La voie d’escalade sur l’un des dômes de Miage ? Ce fût une simple formalité. Rejoindre le refuge Durier ne nous prit ensuite que deux petites heures. Alors pourquoi régler la sonnerie du réveil à 1 heure ce matin ? Il était si douillet, ce minuscule refuge de six places, rien que pour nous. Nous aurions pu y rester pelotonnés bien tranquillement, prévoir un départ au lever du jour, à 5 heures 30… mais non. Par précaution, pour « avoir de la marge », j’ai préféré partir à 2 heures. Eric et moi avons avalé l’arête de neige sans nous en apercevoir. Le ressaut rocheux ne nous a pas ralentis, quant aux dernières pentes de glace, j’ai l’impression que quelqu’un a dû les emporter car je n’en ai même pas souvenir !
J’avais projeté de déboucher sur ce sommet mythique accompagné par les premiers rayons d’un soleil radieux. De là-haut, ensemble, nous aurions contemplé l’avenir avec confiance, figés dans une posture héroïque, comme une statue géante à la gloire de deux ouvriers soviétiques. Le problème, c’est qu’il est quatre heures du matin. Il fait encore nuit noire, les piles de nos frontales se meurent lentement et on n’y voit goutte. L’aube ne sera pas là avant deux heures. Nous avons l’air de deux parfaits imbéciles. Autant ne pas moisir là et foncer jusqu’au mont Blanc. Si nous ne traînons pas nous y serons pour le lever du soleil, et pourrons cette-fois y contempler l’avenir avec confiance.
Le fil de l’arête, tout en glace vive, est acéré comme un couteau. Il n’y a pas la moindre trace, pas la moindre surface plane pour poser un coin de crampon. Pour progresser en sécurité nous devons enfourcher l’arête à califourchon, comme Lucky Luke sur Jolly Jumper. Une jambe côté France, l’autre côté Italie. Mille mètres de vide de part et d’autre. Finalement, le noir, ce n’est pas si mal.
Coup de rein après coup de rein, arc-boutés sur nos avant-bras, voilà maintenant une heure que nous avançons vers le col de Bionnassay à une vitesse d’escargot. Notre horaire express va en prendre un sacré coup. Pour le moment, ce sont surtout nos derrières qui en prennent un coup. Trempés dès les premières secondes, nos pantalons ont rapidement gelé. Nos postérieurs ne sont pas en reste, et j’ai bientôt l’impression de traîner sous moi un énorme caillou.
Sur l’arête des Bosses, il faudra un long moment aux premiers rayons du soleil pour faire revenir un peu de sensibilité dans ces organes délicats.